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De quoi n'est point capable un courtisan dans la vue de sa fortune, si, pour ne la pas manquer, il devient dévot?

Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures? Je le peins dévot, et je crois l'avoir attrapé, mais il m'échappe, et déjà il est libertin. Qu'il demeure du moins dans cette mauvaise situation, et je saurai le prendre dans un point de déréglement de cœur et d'esprit où il sera reconnoissable; mais la mode presse, il est dévot.

Celui qui a pénétré la cour connoît ce que c'est que vertu, et ce que c'est que dévotion (*), et il ne peut plus s'y tromper.

Négliger Vêpres comme une chose antique et hors de mode, garder sa place soi-même pour le salut, savoir les êtres de la chapelle, connoître le. flanc, savoir où l'on est vu et où l'on n'est pas vu: rêver dans l'église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les réponses, avoir un directeur mieux écouté que l'évangile; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur: dédaigner ceux dont le directeur

(*) Fausse dévotion.

Tome II.

K

a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacremens donnés de sa main à ceux qui ont de moins cette circonstance; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s'il n'y avoit ni évangiles, ni épîtres des Apôtres ni morale des pères, lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles: circonstancier à confesse les défauts d'autrui, y pallier les siens, s'accuser de ses souffrances, de sa patience, dire comme un péché son peu de progrès dans l'héroïsme être en liaison secrète avec de certaines gens contre certains autres, n'estimer que soi et sa cabale, avoir pour suspecte la vertu même: goûter, savourer la prospérité et la faveur, n'en vouloir que pour soi, ne point aider au mérite, faire servir la piété à son ambition, aller à son salut par le chemin de la fortune et des dignités, c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps.

Un dévot (1) est celui qui, sous un Roi athée, seroit athée.

Les dévots (2) ne connoissent de crimes que l'incontinence; parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l'incontinence: si Phérécide

(1) Faux dévot.
(2) Faux dévots.

passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidelle à son mari, ce leur est assez : laissez-les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c'est leur état : voulez-vous qu'ils empiètent sur celui des gens de bien, qui avec les vices cachés fuient encore l'orgueil et l'injustice?

Quand un courtisan (*) sera humble, guéri du faste et de l'ambition, qu'il n'établira point sa fortune sur la ruine de ses concurrens, qu'il sera équitable, soulagera ses vassaux, paiera ses créanciers, qu'il ne sera ni fourbe ni médisant, qu'il renoncera aux grands repas et aux amours illégitimes, qu'il priera autrement que des lèvres, et même hors de la présence du Prince: quand d'ailleurs il ne sera point d'un abord farouche et difficile, qu'il n'aura point le visage austère et la mine triste, qu'il ne sera point paresseux et contemplatif, qu'il saura rendre, par une scrupuleuse

(*) Le duc de Beauvilliers, gouverneur des enfans de France, fils du duc de S. Aignan, dont il s'empara de tout le bien, sans en payer les dettes, qui se jetta dans la dévotion. Il étoit chef du Conseil des Finances. Il fit faire à S. Aignan en Berri un banc de menuiserie d'une élévation semblable aux chaires des évêques.

attention, divers emplois très-compatibles, qu'il pourra et qu'il voudra même tourner son esprit et ses soins aux grandes et laborieuses affaires, à celles sur-tout d'une suite la plus étendue pour les peuples et pour tout l'Etat : quand son caractère me fera craindre de le nommer en cet endroit, et que sa modestie l'empêchera, si je ne le nomme pas, de s'y reconnoître, alors je dirai de ce personnage, il est dévot; ou plutôt, c'est un homme donné à son siècle pour le modèle d'une vertu sincère et pour le discernement de l'hypocrisie.

Onuphre (*) n'a pour tout lit qu'une housse

(*) De Mauroy, prêtre de S. Lazare, ensuite curé des Invalides, qui avoit été auparavant dans les Mousquetaires, et pour ses libertinages mis à S. Lazare, dont il embrassa la profession. Il y vécut douze ans en réputation d'honnête homme: ce qui lui fit donner la cure des Invalides; depuis il reprit ses anciennes manières, mais gardant toujours les apparences. Il se mit dans les intrigues des femmes, et si avant avec Mlle Doujat, nièce de M. Doujat, doyen du parlement, qu'après l'avoir entretenue du temps, et fait de grandes dépenses avec elle, et avoir, pour les soutenir, engagé le patrimoine des Invalides, il la maria au fils de M. le Boindre, conseiller au parlement, à laquelle il donna, de son chef, cinquante mille livres. Mais cette intrigue s'étant dans la suite découverte, il a été condamné à une prison perpétuelle, et envoyé à l'abbaye des Bernardins de Sept-Fonds, où il mourut assez repentant de sa vie déréglée.

de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet de même il est habillé simplement, commodément, je veux dire d'une étoffe fort légère en été, et d'une autre fort moëlleuse pendant l'hiver, il porte des chemises très - déliées qu'il a un très-grand soin de bien cacher. Il ne dit point ma haire et ma discipline, au contraire, il passeroit pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot: il est vrai qu'il fait ensorte que l'on croit, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment; ouvrezles, c'est le combat spirituel, le chrétien intérieur, et l'année sainte: d'autres livres sont sous la clef. S'il marche par la ville et qu'il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu'il soit dévot,

les

yeux baissés, la démarche lente et modeste, l'air recueilli, lui sont familiers, il joue son rôle. S'il entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu, et selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non-seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs si l'homme de bien se retire, celui-ci qui le voit partir s'appaise et ne souffle pas. Il

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