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Je pardonne, dit Antisthius (*), à ceux que j'ai loués dans mon ouvrage, s'ils m'oublient : qu'ai-je fait pour eux? ils étoient louables. Je le pardonnerois moins à tous ceux dont j'ai attaqué les vices sans toucher à leurs personnes, s'ils me doivent un aussi grand bien que celui d'être corrigés: mais comme c'est un événement qu'on ne voit point, il suit de-là que ni les uns ni les autres ne sont tenus de me faire du bien.

L'on peut, ajoute ce philosophe, envier ou refuser à mes écrits leur récompense: on ne sauroit en diminuer la réputation; et si on le fait, qui m'empêchera de le mépriser?

Il est bon d'être philosophe, il n'est guère utile de passer pour tel. Il n'est pas permis de traiter quelqu'un de philosophe : ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner autrement, et en restituant à un si beau nom son idée propre et convenable, de lui concilier toute l'estime qui lui est due.

Il y a une philosophie qui nous élève au-dessus de l'ambition et de la fortune, qui nous égale, que dis-je ? qui nous place plus haut que les riches, que les grands, et que les puissances; qui nous fait négliger les postes, et ceux qui les procurent; qui nous exempte de desirer, de demander, de

(*) De la Bruyère.

prier, de solliciter, d'importuner; et qui nous Sauve même l'émotion et l'excessive joie d'être exaucés. Il y a une autre philosophie' qui nous soumet et nous assujettit à toutes ces choses en faveur de nos proches ou de nos amis: c'est la meilleure.

C'est abréger, et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens, qu'ils sont inca-" pables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront.

Nous n'approuvons les autres que par les rapports que nous sentons qu'ils ont avec nousmêmes; et il semble qu'estimer quelqu'un, c'est l'égaler à soi.

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Les mêmes défauts qui dans les autres sont lourds et insupportables, sont chez nous comme dans leur centre, ils ne pèsent plus, on ne les sent pas. Tel parle d'un autre, et en fait un portrait affreux, qui ne voit pas qu'il se peint lui-même.

Rien ne nous corrigeroit plus promptement de nos défauts, que: si nous étions capables de les avouer et de les reconnoître dans les autres : c'est dans cette juste distance, que nous paroissant tels qu'ils sont, ils se feroient haïr autant qu'ils le

méritent.

La sage conduite roule sur deux pivots, le passé et l'avenir. Celui qui a la mémoire fidelle et une grande prévoyance, est hors du péril de

censurer dans les autres ce qu'il a peut-être fait lui-même, ou de condamner une action dans un pareil cas, et dans toutes les circonstances où elle lui sera un jour inévitable.

Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard, mais ils le préparent, ils l'attirent, et semblent presque le déterminer : non-seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire, se servir du hasard quand il arrive, ils savent même profiter par leurs précautions et leurs mesures d'un tel ou d'un tel hazard ou de plusieurs tout à la fois; si ce point arrive, ils gagnent, si c'est cet autre,, ils gagnent encore: un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières. Ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme la vertu.

Je ne mets au-dessus d'un grand politique que celui qui néglige de le devenir, et qui se persuade de plus en plus que le monde ne mérite point qu'on s'en occupe.

Il y a dans les meilleurs conseils de quoi déplaire : ils ne viennent d'ailleurs que de notre esprit, c'est assez pour être rejettés d'abord par présomption et par humeur, et suivis seulement par nécessité ou par réflexion.

Quel bonheur (*) surprenant a accompagné ce favori pendant tout le cours de sa vie ! quelle autre fortune mieux soutenue, sans interruption, sans la moindre disgrace! les premiers postes, l'oreille du Prince, d'immenses trésors, une santé parfaite, et une mort douce: mais quel étrange compte à rendre d'une vie passée dans la faveur ! des conseils que l'on a donnés, de ceux qu'on a négligé de donner ou de suivre, des biens que fon n'a point faits, des maux au contraire que l'on a faits, ou par soi-même, ou par les autres: en un mot, de toute sa prospérité.

L'on gagne à mourir, d'être loué de ceux qui nous survivent, souvent sans autre mérite que celui de n'être plus: le même éloge sert alors pour Caton et pour Pison.

Le bruit court que Pison est mort: c'est une grande perte, c'étoit un homme de bien, et qui méritoit une plus longue vie; il avoit de l'esprit et de l'agrément, de la fermeté et du courage, il étoit sûr, généreux, fidèle: ajoutez, pourvu qu'il soit mort.

La manière dont on se récrie sur quelques-uns qui se distinguent par la bonne-foi, le désintéressement et la probité, n'est pas tant leur éloge que le décréditement du genre humain.

(*) Le Tellier, chancelier de France, ou M. de Louvois.

Tel soulage les misérables, qui néglige sa famille et laisse son fils dans l'indigence: un autre élève un nouvel édifice, qui n'a pas encore payé les plombs d'une maison qui est achevée depuis dix années : un troisième fait des présens et des largesses, et ruine ses créanciers. Je demande, la pitié, la libéralité, la magnificence sont - ce les vertus d'un homme injuste, ou plutôt si la bizarrerie et la vanité ne sont pas les causes de l'injustice?

Une circonstance essentielle à la justice que l'on doit aux autres, c'est de la faire promptement et sans différer la faire attendre, c'est injustice. Ceux-là font bien, ou font ce qu'ils doivent (*),

(*) Le premier sens que ces paroles présentent à l'esprit, est, à mon avis, très - fade, et tout-à-fait indigne de la Bruyère. Un savant de mes amis, qui estime beaucoup l'ouvrage de la Bruyère, m'ayant fait remarquer cet endroit, me dit qu'il y avoit là sans doute une omission qui devoit être mise sur le compte de l'Imprimeur. C'est de quoi je convins d'abord avec lui: et comme ce pas. sage se trouve constamment le même dans toutes les meilleures éditions, je crois qu'il faut suppléer ici le mot promptement, ou quelque autre qui signifie à - peu-près la même chose: Ceux-là font bien, ou font ce qu'ils doivent, qui font promptement ce qu'ils doivent. Du reste, ou l'omission de ce mot une fois faite par l'Imprimeur, la Bruyère ne s'en est jamais apperçu, parce que d'une édition à l'autre il ne se mettoit guère en peine de evoir son ouvrage, comme il me seroit aisé de le prouver,

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