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corps humain; que de plus c'est le même corps qui est né de la sainte Vierge, le même qui a été livré et crucifié pour nous?

J'ai dit plus haut, que c'est surtout depuis que le concile de Trente a formellement déclaré que la substance du pain ne demeurait plus dans l'Eucharistie après la consécration, qu'il serait bien difficile de concilier le système de Descartes avec ce qui est aujourd'hui de foi catholique: car si on prend la peine de voir dans le Traité de l'Eucharistie, de M. de Marca, imprimé à la fin de ses œuvres posthumes, ce qu'ont écrit sur cette matière, avant le concile de Trente, saint Jean de Danas, Paschase, Lanfranc, Guitmond, auteurs rès-orthodoxes, sur l'Eucharistie, on remarquera qu'il n'y a, entre leur opinion et celle de Descartes presque d'autre différence que la forme ingénieuse et philosophique que Descartes donne à la sienne.

J'ai dit encore qu'il était avantageux de publier les lettres de Descartes : c'est qu'indépendamment de ce qu'il importe de ne rien laisser périr de ce qui appartient à un si grand philosophe, ces lettres servent 1° à montrer le zèle qu'avait Descartes pour la défense de la foi catholique; 2° il en résulte que, quelque pénétrant qu'il fût dans tout ce qui tient à la métaphysique et à la physique, et quelque application qu'il eût donnée aux matières de l'eucharistie, il n'avait cependant point aperçu, dans le dogme de la transsubstantiation, ces impossibilités, ces absurdités que les incrédules les plus ignorants prétendent apercevoir du premier coup d'œil; 3° l'idée de Descartes est au fond très-ingénieuse. Si, telle qu'il l'a proposée, elle est insuffisante pour lever les difficultés que présente la transsubstantiation, il n'est pas décidé qu'avec des développements, des modifications, des additions, elle ne pût dans la suite remplir plus heureusement et plus efficacement le but que s'est proposé Descartes.

Déjà une des plus fortes objections contre le système de Descartes, savoir que le corps de Notre-Seigneur, dans l'Eucharistie, est un corps humain, un corps par conséquent pourvu de tous ses organes, ce qu'on ne peut pas dire du pain demeurant substance de pain; cette objection, dis-je, s'évanouit entièrement par le développement qu'a donné, ou si l'on veut par la réforme qu'a faite M. Varignon au système de son maître. Suivant lui, toutes les parties sensibles de l'hostie sont réellement changées en autant de corps organiques, lesquels, nonobstant leur petilesse, sont autant de corps humains et forment tous le même corps, en tant qu'ils sont unis à une seule âme.; d'où il résulte que le corps de Jésus-Christ que l'on reçoit n'est point un corps de pain, mais une vraie chair douée d'organes. Nous aurions bien désiré que l'objet principal que nous avons en vue dans notre ouvrage, et dont nous ne devons pas trop nous écarter, nous eût permis de placer ici le petit écrit de ce célèbre géomètre (1), qui répand un si grand jour sur cette

(1) Nous ne pouvons pas revenir de notre étonne

matière, et fait totalement disparaître, du système de Descartes, le point qui contribuait le plus à le rendre inconciliable avec la doctrine orthodoxe.

Il est vrai qu'il laisse subsister une autre difficulté qui n'est guère moins considérable car la tradition et la théologie nous enseignent que le corps de Jésus-Christ, dans l'Eucharistie, est numériquement le même corps qui a été attaché à la croix, le même qui est actuellement dans les cieux : or cette identité véritable ne paraît pas avoir lieu dans le sentiment de M.Varignon. Aussi ce sentiment ou cette explication s'étant accréditée dans une maison de bénédictins, l'abbé Duguet, consulté, s'éleva contre elle avec beaucoup de force et de véhémence; c'est la réfutation de ce sentiment qu'il a pour but, et qu'il poursuit uniquement dans son Traité dogmatique sur l'Eucharistie.

L'abbé de Lignac a senti, comme l'abbé Duguet, ce qui manquait à l'explication de M. Varignon; il souscrit au jugement qu'en a porté l'abbé Duguet; il trouve cependant la censure qu'il en fait trop âpre et trop dure. Pour suppléer le vide du système de Varignon et lever la difficulté qu'il laissait inlacte, il a donc imaginé un autre système qui aurait échappé, à ce qu'il prétend, à la censure de l'abbé Duguet. Ce système, il l'expose dans l'ouvrage qui a pour titre : Présence corporelle de l'homme en plusieurs lieux, prouvée possible, etc. Un développement suffisant de ce système entraînerait pour nous trop de longueur : nous nous contenterons de dire qu'il est assez plausible, et qu'il a paru, à plusieurs personnes très-intelligentes, échapper au reproche bien fondé, qu'on faisait à l'autre système, de ne point conserver l'identité du corps de Notre-Seigneur; mais ce qu'il nous importe le plus d'observer,

1° C'est que ces différents systèmes, quoiqu'ils n'aient pas été jusqu'ici assez complétement heureux, font cependant entrevoir quelque possibilité de parvenir un jour au but louable où tendaient leurs respectables auteurs ;

2° C'est que ces systèmes sont bien faits pour rendre les ennemis de la religion plus réservés et plus modestes, lorsqu'il s'agit de prononcer si le dogme catholique de l'Eucharistie implique contradiction: car enfin la plupart de ces messieurs n'apercevraient jamais ce que ces systèmes renferment d'in

ment quand nous voyons M. d'Alembert, dans les notes qui suivent l'Eloge de Bossuet, plaisanter sur cet écrit de M. Varignon, qui a paru à d'autres géomètres, aussi éclairés et plus désintéressés que lui. un chef-d'œuvre de sagacité, et le traiter de pieuse extravagance d'un dévol mathématicien. Nous appelons de ce jugement à tous les lecteurs qui prendront la peine de lire cet écrit de Varignon, ou niême l'espèce d'extrait qu'en donne M. d'Alembert. Leur étonnement augmentera s'ils veulent bien faire attention que, pour avoir l'occasion de débiter cette invective, M. d'Alembert a supposé une phrase de Bossuet : car on délie de citer l'ouvrage de Rossuet où cette phrase se rencontre (Eloges de d'Alembert, tom. 11, pag. 261).

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suffisant et de défectueux dans l'explication du dogme;

3° C'est que ces messieurs méritent bien peu d'en être crus, lorsqu'ils disent apercevoir évidemment des impossibilités, des absurdités, où Descartes et Leibnitz, après avoir donné la plus grande attention à l'objet, n'en ont aperçu aucune: j'ai dit Leibnitz, car il a aussi imaginé une manière de faire évanouir les principales difficultés qu'offre le dogme de l'Eucharistie, qu'il a crue très-plausible jusqu'à la fin de sa vie ;

4 C'est que ces systèmes sont tous nés plus ou moins prochainement de celui de Descartes, et que ce philosophe a la gloire d'être le premier qui ait ouvert une route qu'il n'a pas eu le temps de suivre, où d'autres ont déjà aplani les plus grandes des difficultés qu'on y rencontre, et font espérer que ceux, qui les suivront arriveront enfin au terme.

Véritablement il est à regretter que Descartes n'ait point rendu publique son opinion plusieurs années avant sa mort; on lui aurait fait les difficultés qu'on fait aujourd'hui, et elles lui auraient donné lieu de rectifier son système, et de l'accorder avec ce qu'il enseigne dans ses réponses aux quatrièmes objections.

PREMIERE LETTRE.

Votre lettre du 22 octobre ne m'a été rendue que depuis huit jours, ce qui est cause que je n'ai pu vous témoigner plus tôt combien je vous suis obligé, non pas de ce que vous avez pris la peine de lire et d'examiner mes Méditations: car n'ayant point été auparavant connu de vous, je veux croire que la matière seule vous y aura incité; ni aussi de ce que vous les avez digérées en la façon que vous avez fait, car je ne suis pas si vain que de penser que vous l'ayez fait à ma considération, et j'ai assez bonne opinion de mes raisonnements pour me persuader que vous avez jugé qu'ils valaient bien la peine d'être rendus intelligibles à tout le monde, à quoi la nouvelle forme que vous leur avez donnée peut beaucoup servir; mais de ce qu'en les expliquant, vous avez eu soin de les faire paraitre avec toute leur force, et d'interpréter à mon avantage plusieurs choses qui auraient pu être perverties ou dissimulées par d'autres. C'est en quoi je reconnais votre franchise, et je vois que vous avez voulu me favoriser. Je n'ai pas trouvé un mot, dans l'écrit qu'il vous à plu me communiquer, auquel je ne souscrive entièrement, et quoi qu'il y ait plusieurs pensées qui ne sont point dans mes Méditations, ou du moins qui n'y sont point déduites de la même façon, il n'y en a toutefois aucune que je ne voulusse bien avouer pour mienne: aussi n'a-ce pas été de ceux qui ont examiné mes écrits comme vous, dont j'ai parlé dans le discours de ma méthode, quand j'ai dit que je ne reconnaissais pas les pensées qu'ils m'attribuaient, mais seulement de ceux qui les avaient recueillies de mes discours en conversation particulière.

Quand à l'occasion du saint sacrement, je parle de la superficie qui est moyenne entre deux corps, à savoir, entre le pain ou bien le corps de Jésus-Christ, après la consécration, et l'air qui l'environne, par ce mot de superficie je n'entends point quelque substance ou nature réelle qui peut être détruite par la toule-puissance de Dieu, mais seulement un mode ou une façon d'être, laquelle ne peut étre changée sans le changement de ce en quoi ou par quoi elle existe; comme il implique contradiction que la figure carrée d'un morceau de cire lui soit ôtée, et que néanmoins aucune des parties de cette cire ne change de place. Or cette superficie moyenne entre l'air et le pain ne diffère pas réellement de la superficie du pain, ni aussi de celle de l'air qui touche le pain; mais ces trois superficies sont en effet une méme chose, et diffèrent seulement à l'égard de notre pensée; c'est-à-dire, quand nous la nommons la superficie du pain, nous entendons que, quoique l'air qui environne le pain soit changé, elle demeure toujours eadem numero, mais que si le pain change, elle change aussi; et quand nous la nommons la superficie de l'air qui environne le pain, nous entendons qu'elle change avec l'air et non pas avec le pain; enfin, quand nous la nommons la superficie moyenne entre l'air et le pain, nous entendons qu'elle ne change ni avec l'un ni avec l'autre, mais seulement avec la figure des dimensions qui séparent l'un de l'autre, si bien qu'en ce sens c'est par cette seule figure qu'elle existe, et c'est aussi par elle scule qu'elle peut changer: car le corps de Jésus-Christ étant mis en place du pain, et d'autre air venant en place de celui qui environnait ce pain, la superficie qui était auparavant entre d'autre air et le pain, et qui est alors entre l'air et le corps de Jésus-Christ, demeure eadem numero, parce qu'elle ne prend pas son identité numérique de l'identité des corps dans lesquels elle existe, mais seulement de l'identité ou ressemblance des dimensions: comme nous pouvons dire que la Loire est la même rivière qu'elle était il y a dix ans, quoique ce ne soit plus la même cau, et que, peut-être aussi, il n'y ait plus aucune partie de la même terre qui environnait cette eau.

Pour la façon dont le corps de Jésus-Christ est au saint sacrement, je crois que ce n'est pas à moi à l'expliquer, après avoir appris du concile de Trente, qu'il y est ed existendi ra tione quam verbis exprimere vix possumus, lesquels mots j'ai cités à la fin de ma réponse aux objections qui m'avaient été faités, afin d'être dispensé d'en dire davantage; joint aussi que, n'étant point théologien de profession, j'aurais peur que les choses que j'en pourrais dire fussent moins bien reçues de moi que d'un autre. Toutefois, puisque le concile ne détermine pas que verbis exprime re non possumus, mais seulement que vix pos sumus, je me hasarderai ici de vous dire en confidence une façon qui me semble assez commode et très-utile pour éviter la calo mnie des hérétiques, qui nous obiectent que

nous croyons en cela une chose qui est entièrement incompréhensible et qui implique contradiction; mais c'est, s'il vous plaît, que si vous la communiquez à d'autres, ce sera sans m'en attribuer l'invention, et même que vous ne la communiquerez à personne si vous jugez qu'elle ne soit pas entièrement conforme à ce qui a été déterminé par l'Eglise.

Premièrement, je considère ce que c'est que le corps d'un homme, et je trouve que ce mot de corps est fort équivoque : car, quand nous parlons d'un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la matière, et ensemble de la quantité dont l'univers est composé; en sorte qu'on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, que nous ne jugions incontinent que le corps est moindre et qu'il n'est plus en entier, ni changer aucune particule de cette matière, que nous ne pensions ensuite que le corps n'est plus totalement le même, ou idem numero. Mais quand nous parlons du corps d'un homme, nous n'entendons point une partie déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unic avec l'âme de cet homme; en sorte que, quoique cette matière change et que la quantité augmente ou diminuc, nous croyons toujours que c'est le même corps, idem numero, pendant qu'il demeure joint et uni à la même âme, et nous croyons que le corps est tout entier, pendant qu'il a en soi toutes les dispositions requises pour conserver cette union; car il n'y a personne qui ne voie que nous avons les mêmes corps que nous avons eus dans notre enfance, quoique leur quantité soit beaucoup augmentée, et que, selon l'opinion commune des médecins et selon la vérité, il n'y ait plus en eux aucune partie de la matière qui y était alors, et même qu'ils n'aient plus la même figure; en sorte qu'ils ne sont idem numero qu'à cause qu'ils sont sujets d'une même âme. Pour moi qui ai examiné la circulation du sang, et qui crois que la nutrition ne se fait que par une continuelle expulsion des parties de notre corps qui sont chassées de leur place par d'autres qui y entrent, je ne pense pas qu'il y ait aucune particule de nos membres qui demeure la même numero un seul moment, encore que notre corps, en tant qu'humain, soit toujours le même numero, pendant qu'il est uni avec la même âme, et même en ce sens-là il est indivisible; car si on coupe un bras ou une jambe à un homme, nous pensons bien que son corps est divisé, en prenant le mot de corps en la première signification, mais non pas en le prenant en la seconde, et nous ne pensons pas que celui qui a un bras ou une jambe coupée soit moins homme qu'un autre; enfin quelque matière que ce soit, et de quelque quantité ou figure qu'elle puisse être, pourvu qu'elle soit unie avec la même âme raisonnable, nous la prenons toujours pour le corps du même homme et pour ce corps tout entier, sielle n'a pas besoin d'être accompagnée d'auIre matière pour demeurer jointe à cette ame.

De plus, je considère que, lorsque nous mangeons du pain et que nous buvons du vin, les petites particules de ce pain et de ce vin se dissolvent en notre estomac, coulent incontinent de là dans nos veines, et par cela scul qu'elles se mêlent avec le sang, elles se transsubstantient naturellement et deviennent partie de notre corps; quoique, si nous avions la vue assez subtile pour les distinguer dans les autres parties du sang, nous verrions qu'elles sont encore les mêmes numero qui composaient auparavant le pain et le vin; en sorte que, si nous n'avions point d'égard à l'union qu'ils ont avec l'âme, nous les pourrions nommer pain et vin comme auparavant, et cette transsubstantiation se fait sans miracle.

Mais, à son exemple, je ne vois point de difficulté de penser que tout le miracle de la transsubstantiation, qui se fait au saint sacrement, consiste en ce que, au lieu que les parties particulières de ce pain et de ce vin auraient dû se mêler avec le sang de JésusChrist et s'y diviser en certaines façons particulières, afin que son âme les informât naturellement, elle les informe sans cela par la force des paroles de la consécration; et au lieu que l'âme de Jésus-Christ ne pourrait naturellement demeurer jointe avec chacune des particules du pain et du vin, si ce n'était qu'elles fussent assemblées avec plusieurs autres qui composent tous les organes du corps humain nécessaires à la vie, elle demeure jointe surnaturellement à chacune d'elles, quoiqu'on les sépare, et de cette façon il est aisé de comprendre comment le corps de Jésus-Christ n'est qu'une fois dans l'hostie quand elle n'est point divisée, et néanmoins qu'il est tout entier en chacune de ses parties quand elle l'est, parce que la matière, quelque grande ou petite qu'elle soit lorsqu'elle est ensemble informée de la même âme humaine, est prise pour un corps kumain tout entier.

Cette explication choquera sans doute d'abord ceux qui sont accoutumés à croire qu'afin que le corps de Jésus-Christ soit en l'Eucharistie, il faut que tous ses membres y soient avec leur même quantité et figure et la même matière numero dont ils ont été composés quand il est monté au ciel ; et enfin que la forme substantielle du pain en soit ôlée. Mais ils pourront se délivrer bientôt de ces difficultés s'ils considèrent qu'il n'y a rien de cela déterminé par l'Eglise, et que tous les membres extérieurs et leur quantité en matière ne sont point nécessaires à l'intégrité du corps humain, et ne sont en rien utiles et convenables au sacrement où l'âme de JésusChrist informe la matière de l'hostie, afin d'être reçu par les hommes et de l'unir plus étroitement à eux, et cela ne diminue en rien la vénération de ce sacrement. Et enfin on doit considérer qu'il est impossible, et qu'il semble manifestement impliquer contradiction, que ces membres y soient; car ce que nons nommons, par exemple, le bras ou la main d'un homme, est ce qui en est la figure extérieure, et la grandeur, et l'usage; en

sorte que, quoi que ce soit qu'on puisse imaginer en l'homme pour la main ou pour le bras de Jésus-Christ, c'est faire outrage à tous les dictionnaires, et changer entièrement l'usage des mots, que de le nommer bras ou main, puisqu'il n'en a ni l'extension ni la figure extérieure. Je vous aurai obligation si vous m'apprenez votre sentiment touchant cette explication, et je souhaiterais bien aussi de savoir celui du père N.; mais le temps ne me permet pas de lui écrire.

Il faut que j'ajoute encore un mot à cette lettre, pour vous dire que, par la même raison que je viens d'expliquer, il est impossible d'attribuer au corps de Jésus-Christ d'autre extension ni d'autre qualité que celle du pain; car ces mots de quantité et d'extension n'ont été inventés par les hommes que pour signifier cette quantité externe qui se voit et qui se touche; et quoi que ce puisse être dans l'hostie, que les philosophes nomment la quantite d'un corps qui ait la grandeur qu'avait Jésus-Christ étant dans le monde avec son extension interne, c'est sans doute tout autre chose que ce que les autres hommes ont jusqu'ici nommé quantité et extension. Je suis, etc.

SECONDE LETTRE.

J'ai lu avec beaucoup d'émotion l'adicu pour jamais que j'ai trouvé dans la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire; et il m'aurait touché encore davantage, si je n'étais ici dans un pays où je vois tous les jours plusieurs personnes qui sont revenues des antipodes. Ces exemples si ordinaires m'empêchent de perdre entièrement l'espérance de vous revoir quelque jour en Europe; et quoique votre dessein de convertir les sauvages soit généreux et très-saint, toutefois, parce que je m'imagine que c'est seulement de beaucoup de zèle et de patience dont on a besoin pour l'exécuter, et non pas de beaucoup d'esprit et de savoir, il me semble que les talents que Dieu vous a donnés pourraient être employés plus utilement en la conversion de nos athées qui se piquent de bon esprit, et ne veulent se rendre qu'à l'évidence de la raison; ce qui me fait espérer qu'après que vous aurez fait une expédition aux lieux où vous allez, et conquis plusieurs milliers d'âmes à Dieu, le même esprit qui Vous y conduit vous ramènera, et je le souhaite de tout mon cœur. Vous trouverez ici quelques réponses aux objections que vous m'avez faites touchant mes principes, et je les aurais faites plus amples, si je n'avais cru assurément que la plupart des difficultés qui vous sont venues d'abord en commençant la

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lecture du livre, se seront évanouies d'ellesniêmes après que vous l'aurez cu achevée. Celles que vous trouvez dans l'explication du saint sacrement me semblent aussi pouvoir facilement être levées; car, premièrement, comme il ne laisse pas d'être vrai de dire que j'ai maintenant le même corps que j'avais il y a dix ans, quoique la matière dont il est composé soit changée, à cause que l'unité numérique du corps dépend de sa forme, qui est l'âme; ainsi les paroles de Notre-Seigneur n'ont pas laissé d'être très-véritables: Hoc est enim corpus meum, quod pro vobis tradetur; et je ne vois pas en quelle autre sorte il eût pu parler pour signifier mieux la transsubstantiation, au sens que je l'ai expliquée. Puis, pour ce qui est de le façon dont le corps de Jésus-Christ aurait été en l'hostie qui eût été consacrée pendant le temps de sa mort, je ne vois point que l'Eglise en ait rien déterminé. Or il faut, ce me semble, bien prendre garde à distinguer les opinions déterminées par l'Eglise, de celles qui sont communément reçues par les docteurs, fondées sur des principes de physique mal assurés. Toutefois, quand l'Eglise aurait déterminé que l'âme de Jésus-Christ n'eût pas été unie à son corps dans l'hostic qui aurait été consacrée après sa mort, il suffit de dire que la matière de cette hostie aurait pour lors été autant disposée à être unie à l'âme de Jésus-Christ, qua celle de son corps qui était dans le sépulcre, pour assurer qu'elle était véritablement son corps, puisque la matière qui était alors dans le sépulcre, n'était nommée le corps de JésusChrist qu'à cause des dispositions qu'elle avait à recevoir son âme; et il suffit aussi de dire que la matière du pain aurait eu les dispositions du corps sans le sang, et celle du vin, les dispositions du sang sans chair, pour a surer que le corps seul sans le sang eût été alors dans l'hostic, et le sang seul dans le calice comme aussi ce qu'on dit, que c'est seulement par concomitance que le corps de Jésus-Christ est dans le calice, se peut fort bien entendre, en pensant que bien que l'âme de Jésus-Christ soit unic à la matière contenue dans le calice ainsi qu'à un corps humain tout entier, el que par conséquent celle matière soit véritablement tout le corps de Jésus-Christ, elle ne lui est toutefois unie qu'en vertu des dispositions qu'a le sang à étre uni avec l'âme humaine, et non pas en vertu de celles qu'a la chair; ainsi je ne vois aucune ombre de difficulté en tout cela, ct néanmoins je me tiens très-volontiers avec vous aux paroles du concile, qu'il y est el existendi ratione quam verbis exprimere viz possumus. Je suis, etc. LA MORALE.

souverain bien, considéré dans le sens auquel les philosophes anciens en ont parlé...

On peut considérer la bonté de chaque chose en elle-même, sans la rapporter à au trui. Dans ce sens, il est évident que c'est

:

on est assuré néanmoins qu'on fait son devoir au lieu que si on exécute quelque action vertueuse, et que cependant on pense mal faire, ou bien si on néglige de savoir ce qui en est, on n'agit pas en homme vertueux.

Pour ce qui est de l'honneur et de la louange, on les accorde souvent aux biens de la fortune; mais il me semble qu'il n'y a que la vertu qu'on ait une juste raison de louer. Tous les autres biens méritent sculement d'êre estimés, et non point d'être honorés ou loués, si ce n'est en tant qu'on présuppose qu'ils sont acquis ou obtenus de Dieu, par le bon usage du libre arbitre. L'honneur et la louange sont une espèce de récompense, et il n'y a que ce qui dépend de la volonté qu'on ait sujet de récompenser ou de punir.

Dieu qui est le souverain bien, parce qu'il est incomparablement plus parfait que les créatures: mais on peut aussi la rapporter à nous, et en ce sens, je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel, que c'est une perfection pour nous de le posséder. Ainsi, les philosophes anciens, qui, n'étant point éclairés de la lumière de la foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie; et c'était entre ceux-là qu'ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand. Mais afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons, ou que nous avons le pouvoir d'acquérir; et, cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble, est un amas ou un assemblage de tous les biens tant de l'âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes; mais que celui d'un chacun en particulier est tout autre chose, et qu'il ne consiste qu'en une ferme volonté de bien faire, et dans le contentement que produit cette volonté. La raison en est, que je ne renarque aucun autre bien qui me semble aussi grand, ni qui soit au pouvoir de chaque homme car, pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous; et ceux de l'âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l'un de connaître, et l'autre de vouloir ce qui est bon; mais la connaissance est souvent audessus de nos forces; c'est pourquoi il ne reste que notre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu'il soit possible d'en disposer mieux, qu'en ayant toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l'on jugera être les meilleures, et d'employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître; c'est en cela seul que consistent toutes les vertus; c'est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire; enfin c'est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie : ainsi, j'estime que c'est en cela que consiste le souverain bien.

Je crois par là concilier les deux opinions des anciens, les plus célèbres et les plus opposées entre elles; je veux dire celle de Zénon, qui a mis le souverain bien dans la vertu ou dans l'honneur, et celle d'Epicure, qui l'a placé dans le contentement, auquel il a donné le nom de volupté: car, comme tous les vices ne viennent que de l'incertitude, et de la faiblesse qui suit l'ignorance, et qui fait naître les repentirs, ainsi la vertu ne consiste qu'en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu'on croit être bonnes, pourvu que celle vigueur ne vienne pas d'opiniâtreté, mais de ce qu'on sait les avoir autant examinées qu'on en a moralement de pouvoir; et quoique ce qu'on fait alors puisse être mauvais,

Il me reste encore ici à prouver que c'est de ce bon usage du libre arbitre que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie; ce qui me semble n'être pas difficile, parce que si je considère avec soin en quoi consiste la volupté ou le plaisir, et généralement toutes les sortes de contentements qu'on peut avoir, je remarque, en premier lieu, qu'il n'en est aucun qui ne soit entièrement dans l'âme, quoique plusieurs dépendent du corps; de même que c'est aussi l'âme qui voit, quoique ce soit par l'entremise des yeux. Puis, je remarqué qu'il n'y a rien qui puisse donner du contentement à l'âme, sinon l'opinion qu'elle a de posséder quelque bien. Il est vrai que souvent. cette opinion n'est en elle qu'une représentation fort confuse; et son union avec le corps est même cause qu'elle se représente ordi nairement certains biens, incomparablement plus grands qu'ils ne sont; mais si elle connaissait distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procéderait. Je remarque aussi que la grandeur d'un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous; et qu'outre que le libre arbitre étant de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, puisqu'il nous rend en quelque façon pareils à Dieu, et semble nous exempter de lui être sujets, et que par conséquent son bon usage est le plus grand de tous les biens, il est aussi le bien qui est le plus proprement notre, et qui nous importe le plus; d'où il suit que ce n'est que de lui que nos plus grands. contentements peuvent procéder.

Aussi voit-on, par exemple, que le repos. d'esprit, et la satisfaction intérieure que ressentent en eux-mêmes ceux qui savent qu'ils font toujours tout ce qu'ils peuvent, soit pour connaître le bien, soit pour l'acquérir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d'ailleurs.

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