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qui puisse être l'objet de quelque autre volonté, même de cette volonté immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s'étendre; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au delà de ce que nous connaissons clairement et distinctement; et lorsque nous en abusons de la sorte, il n'est pas étonnant s'il nous arrive de nous méprendre.

Or, quoique Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout-connaissant, nous ne devons pas croire pour cela qu'il soit l'auteur de nos erreurs; parce que tout entendement créé est fini, et qu'il est de la nature de l'entendement fini de n'être pas tout-connaissant.

Au contraire, la volonté étant de sa nature très-étendue, ce nous est un avantage trèsgrand de pouvoir agir par son moyen, c'està-dire librement, en sorte que nous soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange lorsque nous les conduisons bien. Car ainsi qu'on ne donne point aux machines qu'on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi justement qu'on saurait désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à elles, parce que ces machines ne représentent aucune action qu'elles ne doivent faire par le moyen de leurs ressorts, et qu'on en donne à l'ouvrier qui les a faites, parce qu'il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant d'artifice; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d'avec le faux par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger.

Il est bien vrai que, toutes les fois que nous nous trompons, il y a du défaut en notre façon d'agir, ou en l'usage de notre liberté; mais il n'y a point pour cela de défaut en notre nature, parce qu'elle est toujours la même, quoique nos jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu aurait pu nous donner une connaissance si grande, que nous n'eussions jamais été sujets à faillir, nous n'avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui. Car quoique parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l'a pas empêché, en soit blâmé et jugé comme coupable, il n'en est pas de même à l'égard de Dieu, parce que le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu'ils empêchent de mal faire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance que Dieu a sur l'univers est très-absolue et très-libre. C'est pourquoi nous devons le remercier des biens qu'il nous a faits, et non point nous plaindre de ce qu'il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connaissons qui nous manquent, et qu'il aurait peut-être pu nous départir...

Mais parce que nous savons que l'erreur dépend de notre volonté, et que personne n'a la volonté de se tromper, on s'étonnera peutêtre qu'il y ait de l'erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre vouloir être trompé, et vou

loir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Il n'y a personne, il est vrai, qui veuille expressément se méprendre, mais il ne s'en trouve presque pas une qui ne veuille donner son consentement à des choses qu'elle ne connaît pas distinctement: et il arrive même souvent que c'est le désir de connaître la vérité, qui fait que ceux qui ne savent pas l'ordre qu'il faut tenir pour la rechercher, manquent de la trouver, et se trompent, à cause qu'il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre pour vraies des choses dont ils n'ont pas assez de connaissance. XXIII. Continuation du même sujet : Dieu ne peut vouloir nous tromper.

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(Médit. Rép. aux secondes object., pag. 162.)

Lorsque je dis que Dieu ne peut mentir, ni être trompeur, je crois être d'accord avec tous les théologiens qui ont jamais été, et qui seront à l'avenir. Et tout ce qu'on allègue de l'Ecriture sainte, pour prouver le contraire, n'a pas plus de force que si ayant nié que Dieu se mit en colère, ou qu'il fût sujet aux autres passions de l'âme, on m'objectait les lieux de l'Ecriture où il semble que quelques passions humaines lui sont attribuées.

Car tout le monde connaît assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu, dont l'Ecriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire, et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu'elle est rapportée aux hommes; et celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, et qui ne change point de nature, quoiqu'elle ne leur soit point rapportée...

Je n'ai point parlé du mensonge qui s'exprime par des paroles, mais seulement de la malice interne et formelle qui se rencontre dans la tromperie; quoique néanmoins ces paroles du prophète qu'on m'oppose : Encore quarante jours, et Ninive sera renversée, ne soient pas même un mensonge verbal, mais une simple menace, dont l'événement dépendait d'une condition; et lorsqu'il est dit que Dieu a endurci le cœur de Pharaon, ou quelque chose de semblable, il ne faut pas penser qu'il ait fait cela positivement, mais seulelement négativement, c'est-à-dire, e ne donnant pas à Pharaon une grâce efficace pour se convertir.

Je ne voudrais pas néanmoins condamner les scolastiques, tels que Gabriel, Ariminensis, qui disent que Dieu peut proférer par ses prophètes quelque mensonge verbal, tels que sont ceux dont se servent les médecins quand ils trompent leurs malades pour les guérir. c'est-à-dire, qui fût exempt de toute la malice qui se rencontre ordinairement dans la tromperie.....

Mais dans les choses qui ne peuvent pas être ainsi expliquées, à savoir, dans nos jugements très-clairs et très-exacts, lesquels s'ils étaient faux ne pourraient être corrigés par d'autres plus clairs, ni par l'aide d'aucune autre faculté naturelle, je soutiens har

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diment que nous ne pouvons être trompés. Car Dieu étant le souverain être, il est aussi nécessairement le souverain bien et la souveraine vérité; et partant il répugne que quelque chose vienne de lui, qui tende positivement à la fausseté. Mais puisqu'il ne peut y avoir en nous rien de réel qui ne nous ait été donné par lui (comme il a été démontré en prouvant son existence), et puisque nous avons en nous une faculté réelle pour connaître le vrai, et le distinguer d'avec le faux (comme on peut le prouver de cela seul que nous avons en nous les idées du vrai et du faux), si cette faculté ne tendait au vrai, au moins lorsque nous nous en servons comme il faut (c'est-à-dire, lorsque nous ne donnons notre consentement qu'aux choses que nous concevons clairement et distinctement: car on ne saurait feindre un autre bon usage de cette faculté), ce ne serait pas sans raison que Dieu qui nous l'a donnée serait tenu pour un trompeur.

Et ainsi on voit qu'après avoir connu que Dieu existe, il est nécessaire de feindre qu'il est trompeur, si nous voulons révoquer en doute les choses que nous concevons clairement et distinctement; et parce que cela ne peut pas même se feindre, il faut nécessairement admettre ces choses comme très-vraies el très-assurées.

XXIV. Solution de quelques difficultés ti rées de l'Ecriture sainte, contre la thèse précédente.

Médit. Rép. aux sixièmes object., p. 532.) (1) On m'objecte que plusieurs théologiens sont dans ce sentiment, que les damnés, tant les anges que les hommes, sont continuellement trompés par l'idée que Dieu leur a imprimée d'un feu dévorant; en sorte qu'ils croient fermement, et s'imaginent voir et ressentir effectivement qu'ils sont tourmentés par un feu qui les consume, quoiqu'en effet il n'y en ait point. Dieu ne peut-il pas nous tromper par de semblables espèces, et nous imposer continuellement, en imprimant sans cesse dans nos âmes de ces fausses et trompeuses idées; en sorte que nous pensions voir très-clairement, et toucher de chacun de nos sens des choses qui cependant ne sont rien hors de nous, étant véritable qu'il n'y a point de ciel, point d'astres, point de terre, que nous n'avons point de bras, point de pieds, point d'yeux, etc.? Et certes, quand il en userait de la sorte, il ne pourrait être blâmé d'injustice, et nous n'aurions aucun sujet de nous plaindre de lui, puisque étant le souverain Seigneur de toutes choses, il pent disposer de tout comme il lui plaît; vu principalement qu'il semble avoir droit de

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le faire pour abaisser l'arrogance des hommes, châtier leurs crimes, ou punir le péché de leur premier père, ou pour d'autres rai sons qui nous sont inconnues. Et pour le vrai, il semble que cela se confirme par ces lieux de l'Ecriture, qui prouvent que l'homme ne peut rien savoir, comme il paraît par ce texte de l'Apôtre en la première aux Corinthiens, chapitre VIII, 2: Quiconque estime savoir quelque chose, ne connaît pas encore ce qu'il doit savoir, ni comment il doit savoir; et par celui de l'Ecclésiaste, chapitre VIII, 17: J'ai reconnu que de tous les ouvrages de Dieu qui se font sous le soleil, l'homme n'en peut rendre aucune raison, et que plus il s'efforcera d'en trouver, moins il en trouvera; même s'il dit en savoir quelqu'une, il ne la pourra trouver. Or, que le Sage ait dit cela pour des raisons mûrement considérées, et non point à la hâte, et sans y avoir bien pensé, cela se voit par le contenu de tout le livre, et principalement où il traite la question de l'âme, que vous soutenez être immortelle. Car au chapitre III, 19, il dit que l'homme et la bête passent demême façon; et afin qu'on ne dise pas que cela se doit entendre seulement du corps, le Sage ajoute un peu après, que l'homme n'a rien de plus que la bête; et en parlant de l'esprit même de l'homme, il dit qu'il n'y a personne qui sache s'il monte en haut, c'est-à-dire s'il est immortel, ou si avec ceux des autres animaux il descend en bas, c'est-à-dire s'il se corrompt. Et qu'on ne prétende point qu'il parle en ce lieu-là en la personne des impies, autrement il aurait dû en avertir, et réfuter ce qu'il avait auparavant allégué. Ne pensez pas aussi, me dit-on, vous excuser en renvoyant aux théologiens l'interprétation de l'Ecriture: car étant chrétien, comme vous êtes, vous devez être prêt de répondre et de satisfaire à tous ceux qui principalement quand ce qu'on vous objecte vous objectent quelque chose contre la foi, choque les principes que vous voulez éta

blir.

Je réponds que, quoique la commune optnion des théologiens soit que les damnés sont tourmentés par le feu des enfers, néanmoins leur sentiment n'est pas pour cela, qu'ils sont déçus par une fausse idée que Dieu leur a imprimée d'un feu qui les consomme, mais plutôt qu'ils sont véritablement tourmentés par le feu, parce que, comme l'esprit d'un homme vivant, bien qu'il ne soit pas corporel, est néanmoins naturellement détenu dans le corps, ainsi Dieu par sa toute-puissance peut aisément faire qu'il souffre les atteintes du feu corporel après sa mort, etc. (Voyez le Maitre des Sentences, lib. IV. dist. XLIV.) Pour ce qui est des lieux de l'Ecriture, je ne juge pas que je sois obligé d'y répondre, à moins qu'ils ne semblent contraires à quelque opinion qui me soit particulière car lorsqu'ils ne s'attaquent pas à moi seul, mais qu'on les propose contre les opinions qui sont communément reçues de tous les chrétiens, comme sont celles que l'on attaque en ce lieu-ci, par exemple, que nous pouvons savoir quelque chose, je craindrais de passer 26

pour présomptueux, si je n'aimais pas mieux me contenter des réponses qui ont déjà été faites par d'autres, que d'en rechercher de nouvelles, vu que je n'ai jamais fait profession de l'étude de la théologie, et que je ne m'y suis appliqué qu'autant que j'ai cru qu'elle était nécessaire pour ma propre instruction, et enfin que je ne sens point en moi d'inspiration divine qui me fasse juger capable de l'enseigner. C'est pourquoi je fais ici ma déclaration, que désormais je ne répondrai plus à de pareilles objections.

Néanmoins j'y réponds encore pour cette fois, de peur que mon silence ne donnât occasion à quelques-uns de croire que je m'en abstiens, faute de pouvoir donner des explications assez satisfaisantes des passages de l'Ecriture que l'on m'oppose. Je dis donc premièrement que le passage de saint Paul, de la première aux Corinthiens, chap. VIII, . 2, se doit seulement entendre de la science qui n'est pas jointe avec la charité, c'est-à-dire de la science des athées, parce que quiconque connaît Dieu comme il faut, ne peut pas être sans amour pour lui et n'avoir point de charité; ce qui se prouve tant par ces paroles qui précèdent immédiatement, la science enfle, mais la charité édifie, que par celles qui suivent un peu après, que si quelqu'un aime Dieu, celui-là (savoir Dieu) est connu de lui. Car ainsi l'Apôtre ne dit pas qu'on ne puisse avoir aucune science, puisqu'il confesse que ceux qui aiment Dieu le connaissent, c'està-dire qu'ils ont de lui quelque science; mais il dit seulement que ceux qui n'ont point de charité, et qui par conséquent n'ont pas une connaissance de Dieu suffisante, et quoique peut-être ils s'estiment savants en d'autres choses, ils ne connaissent pas néanmoins encore ce qu'ils doivent savoir ni comment ils le doivent savoir, parce qu'il faut commencer par la connaissance de Dieu, et après, faire dépendre d'elle toute la connaissance que nous pouvons avoir des autres choses, ce que j'ai aussi expliqué dans mes Méditations. Et par conséquent ce même texte qui était allégué contre moi, confirme si ouvertement mon opinion touchant cela, que je ne pense pas qu'il puisse être bien expliqué par ceux qui sont d'un sentiment contraire: car si on voulait prétendre que le sens que j'ai donné à ces paroles, que si quelqu'un aime Dieu, celuild (savoir Dieu) est connu de lui, n'est pas celui de l'Ecriture; et que ce pronom, celuilà, ne se réfère pas à Dieu, mais à l'homme qui est connu et approuvé par lui; l'apôtre saint Jean, en sa première épître, chap. II, 7. 2, favorise entièrement mon explication par ces paroles: En cela nous savons que nous l'avons connu, si nous observons ses commandements; et au chap. IV, 7.7: Celui qui aime est enfant de Dieu et le connaît.

Les lieux qu'on allègue de l'Ecclésiaste ne sont point aussi contre moi: car il faut remarquer que Salomon, dans ce livre, ne parle pas en la personne des impies, mais en la sienne propre, en ce qu'ayant été auparavant pécheur et ennemi de Dieu, il se repent pour lors de ses fautes, et confesse

que tant qu'il s'était seulement voulu servir, pour la conduite de ses actions, des lumières de la sagesse humaine, sans la référer à Dieu ni la regarder comme un bienfait de sa main, jamais il n'avait rien pu trouver qui le satisfit entièrement ou qu'il ne vit rempli de vanité. C'est pourquoi en divers lieux il exhorte et sollicite les hommes à se convertir à Dieu et à faire pénitence. Et notamment au chap. XI, ỳ. 9, par ces paroles : Et sache, dit-il, que Dieu te fera rendre compte de toutes les actions; ce qu'il continue dans les autres suivants jusqu'à la fin du livre. Et ces paroles du chap. VIII, ỳ. 17 : Et j'ai reconnu que de tous les ouvrages de Dieu qui se font sous le soleil, l'homme n'en peut rendre aucune raison, etc., ne doivent pas être entendues de toute sorte de personnes, mais seulement de celui qu'il a décrit au verset précédent : Il y a tel homme qui passe les jours et les nuits sans dormir; comme si le prophète voulait en ce lieu là nous avertir que le trop grand travail et la trop grande assiduité à l'étude des lettres empêchent qu'on ne parvienne à la connaissance de la vérité..... Mais surtout il faut prendre garde à ces paroles, qui se font sous le soleil; car elles sont souvent répétées dans tout ce livre, et dénotent toujours les choses naturelles, à l'exclusion de la subordination et dépendance qu'elles ont à Dieu; parce que Dieu étant élevé au-dessus de toutes choses, on ne peut pas dire qu'il soit contenu entre celles qui ne sont que sous le soleil : de sorte que le vrai sens de ce passage est, que l'homme ne saurait avoir une connaissance parfaite des choses naturelles, tandis qu'il ne connaîtra point Dieu, en quoi je conviens aussi avec le prophète. Enfin, au chap. III, ỳ. 19, où il est dit que l'homme et l'animal passent de la même manière, et aussi que l'homme n'a rien de plus que l'animal, il est manifeste que cela ne se dit qu'à raison du corps; car en cet endroit il n'est fait mention que des choses qui appartiennent au corps; et incontinent après il ajoute, en parlant séparément de l'âme : Qui sait si l'esprit des enfants d'Adam monte en haut, et si l'esprit des animaux descend en bas? c'est-à-dire, qui peut connaître par la force de la raison humaine, et à moins que de se tenir à ce que Dieu nous en a révélé, si les âmes des hommes jouiront de la béatitude éternelle? A la vérité, j'ai bien tåché de prouver par raison naturelle que l'âme de l'homme n'est point corporelle; mais de savoir si elle montera en haut,c'est-à-dire, si elle jouira de la gloire de Dieu, j'avoue qu'il n'y a que la seule foi qui puisse nous l'apprendre. XXV.- Dieu, cause de toutes les actions qui dépendent du libre arbitre de l'homme.

(Tom. I", Lett. VIII.

Toutes les raisons qui prouvent l'existence de Dieu, et qu'il est la cause première et immuable de tous les effets qui ne dépendent point du libre arbitre des hommes, prouvent, ce me semble, qu'il est aussi la cause de toutes les actions qui en dépendent. Car on

ne saurait démontrer qu'il existe, qu'en le considérant comme un être souverainement parfait; et il ne serait pas souverainement parfait, s'il pouvait arriver quelque chose dans le monde qui ne vint pas entièrement de lui. Il est vrai qu'il n'y a que la foi qui nous enseigne ce que c'est que la grâce par laquelle Dieu nous élève à une béatitude surnaturelle; mais la seule philosophie suffit pour connaitre qu'il ne saurait entrer la moindre pensée en l'esprit d'un homme, que Dieu ne veuille et n'ait voulu de toute éternité qu'elle y entrât. Et la distinction de l'école entre les causes universelles et particulières n'a point ici de lieu; car ce qui fait que le soleil, par exemple, étant la cause universelle de toutes les fleurs, n'est pas cause pour cela que les tulipes diffèrent des roses, c'est que leur production dépend aussi de quelques autres causes particulières qui ne lui sont point subordonnées; mais Dieu est tellement la cause universelle de tout, qu'il en est de la même manière la cause totale, et ainsi rien ne peut arriver sans sa volonté....

C'est mal à propos qu'on croirait qu'il arrive quelque changement dans les décrets de Dieu, à l'occasion des actions qui dépendent de notre libre arbitre. La théologie n'admet point ce changement; et lorsqu'elle nous oblige à prier Dieu, ce n'est pas afin que nous lui apprenions ce dont nous avons besoin, ni afin que nous tâchions d'impétrer de lui qu'il change quelque chose dans l'ordre établi de toute éternité par sa providence, l'un et l'autre serait blâmable; mais c'est seulement afin que nous obtenions ce qu'il a voulu de toute éternité être obtenu par nos prières. Et je crois que tous les théologiens sont d'accord en ceci, ceux même qu'on nomme arminiens, qui semblent déférer le plus au libre arbitre.

XXVI. Suite du même sujet. Conciliation du libre arbitre avec sa dépendance de Dieu, à la faveur d'une comparaison.

(Tom. I, Lett. 1x et x.)

Je confesse qu'en ne pensant qu'à nousmêmes, nous ne pouvons ne pas estimer notre libre arbitre absolument indépendant. Mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent de lui, et par conséquent aussi notre libre arbitre. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait créé des hommes de telle nature, que les actions de leur volonté ne dépendent point de la sienne, parce que c'est comme si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et infinie: finie, puisqu'il y a quelque chose qui n'en dépend point; et infinie, puisqu'il a pu créer cette chose indépendante. Mais comme la connaissance de l'existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d'être assurés de notre libre arbitre, parce que nous l'expérimentons et le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre arbitre ne nous doit point faire douter de l'existence de Dieu.

L'indépendance que nous expérimentons et sentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n'est pas incompatible avec une dépendance qui est d'une autre nature, et selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu...

Je vais tâcher d'expliquer la dépendance et la liberté du libre arbitre par une comparaison. Si un roi qui a défendu les duels, et qui sait très-assurément que deux gentilshommes de son royaume, demeurant en diverses villes, sont en querelle, et tellement animés l'un contre l'autre, que rien ne saurait les empêcher de se battre s'ils se rencontrent; si, dis-je, ce roi donne à l'un d'eux quelque commission pour aller dans un certain jour vers la ville où est l'autre, et qu'il donne aussi commission à cet autre pour aller le même jour vers le lieu où est le premier, il sait bien assurément qu'ils ne manqueront pas de se rencontrer et de se battre, et ainsi de contrevenir à sa défense, mais il ne les y contraint point pour cela; sa connaissance, et même la volonté qu'il a eue de les y déterminer en cette façon, n'empêche pas que ce ne soit aussi volontairement et aussi librement qu'ils se battent, lorsqu'ils viennent à se rencontrer, qu'ils auraient fait s'il n'en avait rien su, et que ce fût par quelque autre occasion qu'ils se fussent rencontrés, et ils peuvent aussi justement être punis, parce qu'ils ont contrevenu à sa défense. Or, ce qu'un roi peut faire en cela touchant quelques actions libres de ses sujets, Dieu, qui a une prescience et une puissance infinie, le fait infailliblement touchant toutes celles des hommes et avant qu'il nous ait envoyés en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes les inclinations de notre volonté, c'est lui-même qui les a mises en nous, c'est lui qui a disposé toutes les autres choses qui sont hors de nous, pour faire que tels et tels objets se présentassent à nos sens à tel et tel temps, à l'occasion desquels il a su que notre libre arbitre nous déterminerait à telle ou telle chose, et il l'a ainsi voulu, mais il n'a pas voulu pour cela l'y contraindre. Et comme on peut distinguer en ce roi deux différents degrés de volonté, l'un par lequel il a voulu que ces gentilshommes se battissent, puisqu'il a fait qu'ils se rencontrassent, et l'autre par lequel il ne l'a pas voulu, puisqu'il a défendu les duels; ainsi les théologiens distinguent en Dieu une volonté absolue et indépendante, par laquelle il veut que toutes choses se fassent ainsi qu'elles se font, et une autre qui est relative, et qui se rapporte au mérite ou démérite des hommes, par laquelle il veut qu'on obéisse à ses iois (1).

(1) On sait que M. Bayle soutenait qu'on ne pouvait donner aucune réponse satisfaisante aux ob ections des Manichéens. Il a dû en conséquence juger peu favorablement de la comparaison de Descartes; et c'est aussi ce qu'il a fait dans ses Lettres au Provincial, chap. CLIV. Mais M. Leibnitz n'en a pas jugé ainsi, quelque disposé qu'il soit communément à ne point épargner Descarte il croit que cette compa

XXVII De la certitude de l'existence de Dieu, dépend nécessairement la certitude des autres choses.

(Médit. v, p. 70. Rép. aux secondes
object. p. 161.)

Je remarque que la certitude de toutes les autres choses dépend si absolument de l'existence de Dieu, que sans cette connaissance il est impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement.

Car quoique je sois d'une telle nature, qu'aussitôt que je comprends quelque chose fort clairement et fort distinctement, je ne puis m'empêcher de la croire vraie; néanmoins, parce que je suis aussi d'une telle nature que je ne puis pas avoir l'esprit continuellement attaché à une même chose, et que souvent je me ressouviens d'avoir jugé une chose être vraie, lorsque je cesse de considérer les raisons qui m'ont obligé à la juger telle, il peut arriver pendant ce tempslà que d'autres raisons se présentent à moi, qui me feraient aisément changer d'opinion, si j'ignorais qu'il y eût un Dieu; et ainsi, je n'aurais jamais une vraie et certaine science d'aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions.

Comme, par exemple, lorsque je considère la nature du triangle rectiligne, je connais évidemment, moi qui suis un peu versé dans la géométrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits; et il ne m'est pas possible de ne le point croire, pendant que j'applique ma pensée à sa démonstration; mais aussitôt que je l'en détourne, quoique je me ressouvienne de l'avoir clairement comprise, cependant il se peut faire aisément que je doute de sa vérité, si j'ignore qu'il y ait un Dieu:

raison est satisfaisante, si on change un peu le fait. Il faudrait, dit-il (Théod., paragr. 165), trouver quelque raison qui obligeât le prince à faire ou à permettre que les deux ennemis se rencontrassent: il faut, par exemple, supposer qu'ils se trouvent ensemble à l'armée, ou dans d'autres fonctions <indispensables, et que le prince lui-même ne pût l'empêcher sans exposer son état, comme, par exemple, si l'absence de l'un ou de l'autre devait faire murmurer les soldats, ou causer quelque grand désordre. Dans ce cas, dit Leibnitz, le prince ne veut point le duel; il le sait. Il le permet cependant car il aime mieux permettre le péché d'autrui que d'en commettre un lui-même. Ainsi la comparaison de Descartes rectifiée peut servir, pourvu qu'on remarque la différence entre Dieu et le prince. Le prince est obligé à cette permission par son impuissance: un monarque plus puissant n'aurait pas besoin de tous ces égards; mais Dieu, qui peut tout ce qui est possible, ne permet le péché que parce qu'il est absolument impossible de mieux faire... >

Pour entendre cette observation de Leibnitz, il faut se rappeler qu'il a cru que Dieu, à raison de sa sagesse, a dû créer le meilleur des mondes possible, et que le mal existait dans la composition d'un tel monde, parce que la permission du mal donnait lieu à une grande somme de perfections et de biens. Nous avons remarqué que Descartes n'était point éloigné de penser de même; et il serait facile de trouver dans ses écrits le germe du système de Leibnitz.

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car je puis me persuader d'avoir été fait tel, par la nature, que je me puisse aisément tromper, même dans les choses que je crois comprendre avec le plus d'évidence et de certitude; vu principalement que je me ressouviens d'avoir souvent cru beaucoup de choses vraies et certaines, qu'ensuite d'autres raisons m'ont porté à juger absolument fausses.

Mais après avoir reconnu qu'il y a un Dieu, parce qu'en même temps j'ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu'il n'est point trompeur, et qu'ensuite de cela j'ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d'être vrai; quoique je ne pense plus aux raisons pour lesquelles j'ai jugé cela être véritable, pourvu seulement que je me ressouvienne de l'avoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire qui me le fasse jamais révoquer en doute; et ainsi j'en ai une vraie et certaine science. Et cette même science s'étend aussi à toutes les autres choses que je me ressouviens d'avoir autrefois démontrées, comme aux vérités de la géométrie et autres semblables car qu'est-ce que l'on me peut objecter pour m'obliger à les révoquer en doute? Sera-ce que ma nature est telle que je suis fort sujet à me méprendre? Mais je sais déjà que je ne puis me tromper dans les jugements dont je connais clairement les raisons: sera-ce que j'ai estimé autrefois beaucoup de choses vraies et certaines, que j'ai reconnues ensuite être fausses? Mais je n'avais connu clairement ni distinctement aucune de ces choses-là, et ne sachant point encore cette règle par laquelle je m'assure de la vérité, j'avais été porté à les croire, par des raisons que j'ai reconnues depuis être moins fortes que je ne me les étais pour lors imaginées. Que pourra-t-on donc m'objecter davantage? Sera-ce que peut-être je dors (comme je me l'étais moi-même objecté cidevant), ou bien que toutes les pensées que j'ai maintenant ne sont pas plus vraies que les rêveries que nous imaginons étant endormis? Mais, quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence est absolument véritable.

Et ainsi je reconnais très-clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu; en sorte qu'avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose; et à présent que je le connais, j'ai le moyen d'acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent à la nature corporelle, en tant qu'elle peut servir d'objet aux démonstrations des géomètres, lesquels n'on! point d'égard à son existence.

On me demande si un athée ne peut pas connaître clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits: je ne le nie pas; mais je maintiens seulement que la connaissance qu'il en a n'est pas une vraie science, parce que toute connaissance qui

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