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avance qu'il est au moins indubitable qu'on peut découvrir les mines de métaux par le moyen de cette baguette: et j'avoue que la plupart des auteurs ont adopté ou favorisé, par leur silence, cette erreur populaire. Mais il est aujourd'hui bien avéré, même dans toutes les mines de Bohême, que c'est une erreur. On y banda les yeux à un de ces prétendus devins, et on lui fit chercher la mine qu'il avait auparavant indiquée avec sa baguette; mais il la chercha en vain, quoiqu'on le ramenât plus d'une fois sur le lieu. Sa baguette ne fit aucun mouvement dans le temps où, suivant les principes de son art, elle aurait dû tourner avec plus de force.

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J'ajoute à ce que je vous avais écrit en français, sur la baguette divinatoire (Epist. ad Tentzelium, t. V, p. 402), ce que j'en ai appris depuis ce temps de la propre bouche de la duchesse, veuve de l'illustre prince JeanFrédéric, revenue de France en Allemagne, il y a peu de temps, qui elle-même a fait tie en sa présence. Il avait fait venir Aimar de Lyon, dans le dessein d'approfondir les merveilles qu'on en débitait après l'avoir tourné de différentes façons, et l'avoir confondu, ils l'obligèrent enfin de confesser sa supercherie. Ce pauvre homme craiguant de n'en être pas quitte pour être convaincu, supplia qu'on lui fit grâce, rejetant sa faute venir dans son palais Jacques Aimar, ce fameux maître de rhabdomancie, et qui s'est assuré, après un examen attentif, que tout son art n'était qu'une illusion. Le prince de Condé, son beau-frère, s'est très-curieusement occupé de la même recherche, parmoins sur sa propre hardiesse que sur la crédulité de plusieurs personnes qui avaient voulu être trompées, qui l'avaient en quelque sorte contraint à des choses que luimême, d'ailleurs, n'aurait jamais osé promettre, enfin qui l'avaient poussé si loin, qu'il lui avait été comme impossible de reculer. Le prince lui pardonna volontiers: mais quelques personnes lui conseillaient de ne point divulguer la tromperie et de sauver la réputation du personnage ou de son art, parce qu'il était constant, disaientelles, que les voleurs et d'autres scélérats étaient dans les plus vives alarmes, et que, sur le bruit de son arrivée dans quelques lieux, des restitutions avaient été faites. Mais ce grand prince et notre duchesse jugèrent que l'intérêt de la vérité devait l'emporter sur cette considération de l'utilité

publique. J'ai été moi-même intéressé publier la supercherie, car mes amis me taxaient presque d'opiniâtreté sur ce que je refusais constamment de céder à l'autorité de tant de personnes graves qui se donnaient pour avoir été témoins oculaires. Mais j'aurais cru, en y cédant, trahir la cause de la nature aux lois de laquelle les faits qu'on racontait paraissaient évidem ment contraires. Et il n'y a pas longtemps que j'écrivais à Parasius que ce problème moral ou logique, comment à Lyon tant d'insignes personnages avaient été induits en er

reur, me paraissait plus important et plus digne d'examen que ce faux problème physique auquel il est à regretter que Vallemont ait consacré une partie de ses veilles, comment une baguette de noisetier opère tant de merveilles. Car cette question morale, approfondie avec le soin que mérite son importance, nous découvrirait l'origine souvent spécieuse d'un grand nombre d'erreurs populaires. Ce fait que je vous ai rapporté étant constant par l'autorité d'une grande et très-judicieuse princesse, je consens volontiers que vous le rendiez public sur mon témoignage, afin qu'un exemple si récent nous rende dorénavant plus circonspects à croire des narrations merveilleuses. Car il est certain que si le prince de Condé n'eût fait autant de dépense, et n'eût pris autant de soin pour éclaircir la chose, nous serions encore dans l'embarras, et nous aurions encore à disputer avec certains esprits qui aiment mieux être trompés par des fables merveilleuses qu'acquiescer à la vérité

toute nue.

CROYANCE AUX MIRACLES.

(T. V, p. 401, epist. 2, Ad Tenizelium.)

Je pense sur les prodiges de la chimie, comme sur les miracles de la théologie, c'est-à-dire qu'il ne faut ni les croire trop facilement, ni les rejeter trop légèrement, quoique, grâce à Dieu, les véritables miracles de la théologie soient plus certains que ceux de la chimie, et soient aussi d'une tout autre conséquence.

SORCIERS.

(T. IV, part. 1, p. 284.)

Le P. Spée, Jésuite, qui était un excellent homme, est auteur d'un livre qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, sans qu'on ait su d'où il était venu, car il fallait se ménager pour parler comme il fait c'est Cautio criminalis circa processus contra sagas. Je sais de la bouche même de l'électeur de Mayence, Jean-Philippe, que ce Père en est auteur. Ce livre a été traduit en plusieurs langues; il a été loué et réfuté. Beker en parle fort dans son Monde enchanté; mais personne n'a su à qui il devait être attribué. L'électeur me conta que ce bon Pere lui avait avoué d'avoir accompagné au feu un nombre grandissime de prétendus criminels, en qualité de confesseur, qu'il les avait tournés de toutes les manières pour découvrir la vérité; mais qu'il ne pouvait pas dire en avoir trouvé aucun dont il eût sujet de croire qu'il eût été véritablement

sorcier.

L'HÉRÉSIE EST-elle un CRIME.

(T. V, p. 413, epist. 9, Ad Loeflerum.)

L'hérésie est-elle un crime? Je crois que cette question peut être facilement résolue. D'abord on doit convenir qu'un sentiment, quoiqu'en lui-même très mauvais, n'est pourtant pas un crime s'il est involontaire. Mais on ne doit pas douter non plus que la négligence volontaire de ce qui est nécessaire pour découvrir la vérité, à l'égard des choses que nous devons savoir, ne soit un péché, et même un péché grief suivant l'importance de la matière. C'est ce qu'on appelle opiniâtreté dans les hérétiques formels. Au reste, une erreur dangereuse, fûtelle totalement involontaire et exempte de tout crime, peut-être pourtant très-légitimement réprimée, dans la crainte qu'elle ne nuise, précisément par la même raison qu'on enchaîne un furieux, quoiqu'il ne soit pas coupable.

HOBBES, LOCKE, PUFFENDORFF.

(T. V, p. 304, epist. 3, Ad Kortholtum.)

Je déclare volontiers que je ne suis pas fort content ni de Locke, ni de Puffendorff. Leurs écrits méritent sans doute d'être lus; et comme ils réunissent des connaissances prises en différents lieux, de jeunes gens peuvent s'y instruire, jusqu'à un certain point, des sciences qui en font l'objet; mais leurs auteurs pénètrent rarement jusqu'au fond de leur matière. C'est tout le contraire

pour Hobbes. J'en crois la lecture pernicieuse à ceux qui commencent, et très-avantageuse à ceux qui sont avancés, parce qu'on y trouve en abondance et mêlées ensemble des vérités d'une grande profondeur, et des erreurs de la plus dangereuse conséquence. Ce n'est pas qu'on ne rencontre aussi dans Locke et dans Puffendorff des principes contre lesquels il est nécessaire de précautionner des commençants; car ce que dit Puffendorff sur l'origine des vérités morales, qu'il soutient arbitraires..., est très-faux et Locke a tort de fronder les idées et les vérités inuées. Sa philosophie sur la nature de l'âme humaine est très-mince; et il ne tend à rien moins qu'à renverser les principes sur lesquels on fonde son immortalité, lorsqu'il conjecture que la matièrepeut penser.

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VANINI.

(T. V, p. 321, epist. 22, Ad Kortholtum.)

Je n'ai pas encore vu l'Apologie de Vanini, je ne pense pas qu'elle mérite fort d'être lue. Les écrits de ce personnage sont bien peu de chose. Mais un imbécile comme lui, ou pour mieux dire, un fou ne méritait pas d'être brûlé; on était seulement en droit de l'enfermer, afin qu'il ne séduisit personne.

PRINCIPES MÉTAPHYSIQUES ET RELIGIEUX DE LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ.

EXPOSÉ DE SES PRINCIPES

Envoyé par Leibnitz à Arnaud, le 23 mars 1690.

(T. II, p. 46.)

Le corps est un agrégé de substances, à proprement parler. Il faut par conséquent que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux âmes; que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques, diversement transformables; que chacune de ces substances contient dans sa nature, legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui lui est arrivé et arrivera; que toutes ses actions viennent de son propre fonds, excepté la dépendance de Dieu; que chaque substance exprime l'univers tout entier, mais l'une plus distinctement que l'autre, surtout chacune à l'égard de certaines choses, et selon son point de vue; que l'union de l'âme avec le corps, et même l'opération d'une substance sur l'autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel, établi exprès par l'ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres; et les opérations de l'une suivent ou accompagnent ainsi l'opéraintelligences ou âmes capables de réflexion, tion ou le changement de l'autre. Que les

et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu, ont bien des priviléges qui les exemptent des révolutions des corps; que pour elles il faut joindre les lois morales. aux physiques que toutes les choses sont faites pour elles principalement; qu'elles forment ensemble la république de l'univers, dont Dieu est le monarque. Qu'il y a une parfaite justice et police observée dans la cité de Dieu; et qu'il n'y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans récompense proportionnée. Que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu'un sage pourrait former. Qu'il faut toujours être content de l'ordre du passé, parce qu'il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu'on connaît par l'événement; mais qu'il faut tacher de rendre l'avenir, autant qu'il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements; orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l'ordre des choses, ne sauraient se vanter d'aimer Dieu comme il faut. Que la justice n'est autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bienveillance universelle, dont le sage dispense

l'exécution, conformément aux mesures de la raison, afin d'obtenir le plus grand bien; et que la sagesse est la science de la félicité, ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d'un même degré de perfection (70).

EXPOSITION FAITE PAR LEIBNITZ A BOSSUET, DES PRINCIPES DE SA PHILOSOPHIE.

(T. I, p. 550, Lettre à Bossuet, 8 avril 1692.)

Je suis persuadé que tout est plein, et je crois néanmoins que l'idée de la matière demande quelque autre chose que l'étendue, et que c'est plutôt l'idée de la force qui fait celle de la substance corporelle, et qui Ja rend capable d'agir et de résister. C'est pourquoi je crois qu'un parfait repos ne se trouve nulle part; que tout corps agit sur tous les autres à proportion de la distance; qu'il n'y a point de dureté ni de fluidité parfaite; qu'il n'y a point de portion de matière si petite dans laquelle il n'y ait un monde infini de créatures. Je ne doute point du système de Copernic; je crois avoir démontré que la même quantité de mouve

(70) Quatre ans auparavant, Leibnitz avait envoyé au landgrave de Hesse-Rhinfelds, ses pensées métaphysiques, en priant ce prince de les fai e parvenir à Arnaud ; mais celui-ci les jugea alors trèssévèremen!, apparemment parce qu'elles n'étaient pas assez développées.

Je trouve, écrit Arnaud au prince, le 13 mars 1680, dans ces pensées, tant de choses qui m'effrayent, que presque tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes, que je ne vois pas de quelle utilité pouvait être un écrit qui, appaiemment, sera rejeté de tout le monde; je n'en donnerai pour exemple que ce qu'il dit en l'article 13, que la notion individuelle de chaque personne enferme, une fois pour toutes, ce qui lui arrivera à jamais. Et si cela est, Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam; mais, supposant qu'il l'ait voulu créer, tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale, etc.

Leibnitz fut très-choqué de ce jugement d'Arnau. Il écrivait, le 12 avril 1686, au prince, qui le lui avait communiqué: «J'ai reçu le jugement d'Arnaud, et ja trouve à propos de le désabuser par le papier ci-joint, en forme de lettre à Son Altesse Sérénissime; mais j'avoue que j'avais beaucoup de peine de supprimer l'envie que j'avais, tantôt de rire, tantôt de témoigner de la compa-sion, voyant que ce bonhomme paraît, en effet, avoir perdu une partie de ses lumières, et ne se peut empêcher d'outrer toutes choses, comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu'ils voient ou songent paraît noir...> Dans une autre lettre de même date, écrite encore an prince, il ajoute Je ne sais que dire de la lettre d'Arnaud, et je n'aurais jamais cru qu'une personne dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique, inait si vite dans ses jugements. Après cela, je ne m'étonne plus si quelquesuns se sont emportés contre lui..... ›

Il parait que l'écrit dont parle Leibnitz fit impression sur Arnaud. Ce docteur pa ut satisfait des

ment ne se conserve point, mais bien la mê. me quantité de force. Je tiens aussi que jamais changement ne se fait par saut (par exemple, du mouvement au repos, ou au mouvement contraire), et qu'il faut toujours passer par une infinité de degrés moyens, bien qu'ils ne soient pas sensibles; et j'ai quantité d'autres maximes semblables, et bien de nouvelles définitions qui q pourraient servir de fondement à des démonstrations.... Je demeure d'accord que tout se fait mécaniquement dans la nature; mais je crois que les principes mêmes de la mécanique, c'est-à-dire, les lois de la nature, à l'égard de la force mouvante, viennent de raisons supérieures et d'une cause immatérielle, qui fait tout de la manière la plus parfaite; et c'est à cause de cela, aussi bien que de l'infini enveloppé en toutes choses, que je ne suis pas du sentiment d'un habile homme, auteur des entretiens sur la pluralité des mondes... qui croit, à la cartésienne, que toute la machine de la nature peut s'expliquer par certains ressorts ou éléments. Mais il n'en est pas ainsi, et ce n'est pas comme dans les montres, où l'analyse étant poussée jusqu'aux dents des roues, il n'y a plus rien à considérer. Les machines de la nature; sont machines par

explications du philosophe; et l'on voit, par la suite de la correspondance, que Leibniz reprit à son égard ses premiers sentiments d'estime et de confiance, et n'en parla plus comme d'un-bon homme.

Nous croyons devoir joindre ici un fragment de la lettre qu'écrivit Leibnitz à Arnaud, le 14 juillet 1686, aussitôt qu'il fut nstruit que ce docteur ne pen-ait plus si desavantageusement de son système, parce qu'on y voit la solution de l'objection que lui faisait Arnaud, objection qu'on répète encore tous les jours.

Comme je défère beaucoup à votre jugement, j'ai été réjoui de voir que vous aviez modéré votre censure, après avoir vu mon explication sur celle proposition, que je crois importante, et qui vous avait paru étrange, que la notion individuelle de chaque personne enferme, une fois pour toutes, ce qui lui arrivera à jamais. Vous aviez tiré d'abord cette conséquence, que de cette seule supposition, que Dieu ait résolu de eréer Adam, tout le reste des événements humains arrivés à Adam et à sa postérite, s'en seraient suivis par une nécessité fatale, sans que Dieu eu plus de liberté o'en disposer, non plus qu'il peut ne pas créer une nature capable de penser, après avoir pris la résolution de me créer.

‹ A quoi j'ai répondu que les desseins de Dien, touchant tout cet univers, étant liés entre eux, coformément à sa souveraine sagesse, il n'a pris aucune résolution à l'égard d'Adam, sans en prendre à l'égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n'est donc pas à cause de la résolution prise à l'égard d'Adam, mais à cause de la résolution prise en même temps à l'égard de tout le reste (à quoi celle qui est prise à l'égard d'Adam enveloppe un parfait rapport), que Dieu s'est déterminé sur loas les événements humains; en quoi il me semblait qu'il n'y avait point de nécessité fatale, ni rien de contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité hypothétique, généralement approavée, qu'il y a à l'égard de Dieu même, d'exécuter c qu'il a résolu. (Œuvres d'Arnaud, i. IV, p. 190.)

tout, quelque petite partie qu'on y prenne; ou plutôt la moindre partie est un monde infini à son tour, et qui exprime même à sa façon tout ce qu'il y a dans le reste de l'univers. Cela passe notre imagination, cependant on sait que cela doit être; et toute cette variété infiniment infinie est animée dans toutes les parties par une sagesse architectonique, plus qu'infinie. On peut dire qu'il y a de l'harmonie, de la géométrie, de la métaphysique, et pour parler ainsi, de la morale partout; et ce qui est surprenant, à prendre les choses dans un sens, chaque Substance agit spontanément, comme indépendante de toutes les autres, bien que dans un autre sens toutes les autres l'obligent à s'accommoder avec elles; de sorte qu'on peut dire que toute la nature est pleine de miracles, mais de miracles de raison, et qui deviennent miracles à force d'être raisonnables, d'une manière qui nous étonne; car les raisons s'y poussent à un progrès infini, où notre esprit, bien qu'il voie que cela, se doit, ne peut suivre par sa compréhension. Autrefois on admirait la nature, sans y rien entendre, et on trouvait cela beau. Dernièrement on a commencé à la croire si aisée, que cela est allé au mépris, et jusqu'à nourrir la fainéantise de quelques nouveaux philosophes, qui s'imaginèrent en savoir déjà assez. Maís le véritable tempérament est d'admirer la nature avec connaissance, d'y reconnaître que plus on y avance, plus on y découvre de merveilles; et que la grandeur et la beauté des raisons même, est ce qu'il y a de plus étonnant et de moins compréhensible à la nôtre.

et

PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ, RÉDIGÉS POUR LE PRINCE EUGÈNE.

(Principia philosophia, seu theses, in gratiam principis Eugenii (71), t. II, p. 20.)

I. La monade dont nous parlerons, n'est autre chose qu'une substance simple qui entre dans les composés. On appelle substance simple celle qui n'a point de parties.

II. Or, il est nécessaire qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés; car un composé n'est qu'un assemblage de simples.

III. Où il n'y a point de parties, il n'y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité; et les monades dont il s'agit, sont les vrais atomes de la nature, et pour tout dire en un mot, les éléments des choses.

(71) Cet écrit fut imprimé en 1720, quatre ans après la mort de Leibnitz, dans le supplément des Actes de Leipsick, t. VII, p. 500, sous ce simple titre, et sans aucune indication, Principia Philosophiæ, auctore G. G. Leibnitzio. Dutens, qui l'a fait entrer dans sa collection, suppose que Leibnitz le composa pour le prince Eugène de Savoie, en 1714. On ne doit point le confondre, ainsi qu'il est arrivé à plusieurs auteurs, avec les principes de la nature el de la grâce, fondés en raison, qu'on dit aussi

IV. Il n'y a point aussi de dissolution à craindre pour elles; et on ne peut concevoir aucune manière dont une substance simple puisse naturellement finir.

V. Par la même raison il n'y a point de manière dont une substance simple puisse naturellement commencer, puisqu'elle ne pourrait être formée que par la composition.

VI. On peut même assurer que les monades ne peuvent ni commencer ni finir que dans un instant; c'est-à-dire, une monale ne peut commencer que par la création, ni finir que par l'annihilation, tandis qu'au contraire les composés commencent et finissent par parties.

VII. On ne peut aussi en aucune manière expliquer comment une monade peut être altérée, ou changée dans son intérieur par une autre créature quelconque; puisqu'on ne peut concevoir en elle ní transposition, ni aucun mouvement intérieur qui puisse être excité, dirigé, diminué ou augmenté, comme il arrive dans les composés, où la pluralité des parties donne lieu au changement. Les monades n'ont point de fenêtres par où quelque chose puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sortent pas des substances, ainsi que les scolastiques avaient imaginé qu'en sortaient les espèces sensibles et par conséquent ni substance, ni accident ne peut de dehors pénétrer dans la monade.

VIII. Il faut pourtant que les monades aient quelques qualités, autrement elles ne seraient point des êtres.

IX. Il faut même que chaque monade diffère d'une autre monade quelconque; car dans la nature il n'existe pas deux êtres parfaitement semblables, et entre lesquels il soit impossible de remarquer quelque différence interne ou fondée dans une dénomination interne; et si les substances simples ne différaient point par les qualités, on ne pourrait conséquemment observer aucun changement dans les choses; puisque tout ce qui se trouve dans le composé, ne peut résulter d'ailleurs que des substances simples, dont il est l'assemblage. Il y a plus, si les monades étaient destituées de quali tés, l'une ne pourrait être distinguée de l'autre, puisque ces mêmes monades ne diffèrent point à raison de la quantité,, Donc si nous raisonnons dans la supposition du plein, chaque lieu, quelque mouvement qui se fasse, ne recevrait qu'une masse qui équi

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avoir été rédigés en faveur du prince Eugène. Si Fun ou l'autre seulement de ces écrits était destiné à ce prince, il est plus vraisemblable que c'est le dernier, parce que Leibnitz, dans une Lettre à M. de Montmort, t. V. p. 27, parle de ce qu'il a fait pour le prince Eugène, comme d'un discours Or, le dernier écrit ressemble assez à un discours, au lieu que le premier est sous la forme de thèses de métaphysique, et n'est même le plus souvent cité que sous ce i tre.

vaudrait parfaitement à celle qu'elle remplace ainsi aucun état des choses ne serait discernable d'un autre.

X. Je suppose encore, comme ne pouvant m'être contesté, que tout être créé, et par conséquent les monades créées sont sujettes au changement, et même que le changement dans chacune d'entre elles est continuel.

XI. Il suit de ce que nous avons dit jusqu'à présent, que les changements naturels des monades partent d'un principe interne; puisque aucune cause extérieure ne peut influer dans leur intérieur. Et en général on peut avancer que la force n'est autre chose que le principe des changements.

XII. Il faut aussi qu'outre le principe des changements, il y ait quelque schema de ce qui est changé, qui fasse, pour ainsi dire, la spécification et la variété des substances simples.

XIII. Cette espèce de schema doit envelopper la multitude dans l'unité ou dans le simple car dans tout changement naturel, puisqu'il arrive par degré, quelque chose est changé, et quelque chose reste donc il faut reconnaître dans une substance simple une certaine pluralité d'affections et de relations, quoique cette substance manque de parties.

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celte multitude dans la monade et Bayle n'aurait point dû faire de difficulté sur ce point dans son dictionnaire, article Rorarius.

XVII. [On ne peut pourtant nier que la perception, et ce qui en dépend, ne peuvent être expliqués par des raisons mécaniques, c'est-à-dire, à l'aide des figures et des mouvements. Car supposons une machine qui pense, sente et perçoive en vertu de sa structure, rien n'empêche qu'on ne conçoive cette machine construite sous de plus grandes dimensions, les mêmes proportions ga dées, en sorte que nous puissions entrer dans cette machine, comme on entre dans un moulin. Cette supposition faite, nous ne découvrirons rien au dedans, que des parties qui se poussent réciproquement, et jamais rien qui rende la perception explicable. Il faut donc chercher ce qui rend raison de la perception, non dans une substance composée ou une machine, mais dans une substance simple: et même dans une substance simple, nous ne trouverons rien de plus que cela, c'est-à-dire, qu'elle ne gements de perceptions; et c'est en cela renferme que des perceptions et des chanseul que doivent consister toutes les actions intérieures des substances simples.

XVIII. On pourrait donner le nom d'entéléchies à toutes les substances simples, ou aux monades créées; car elles ont en ellesmêmes une certaine perfection (zove To

de laquelle elles sout les sources de leurs actions intérieures, comme des automates incorporels.

XIV. Cet état passager qui enveloppe et représente la multitude dans l'unité, ou la substance simple, n'est autre chose que ce que nous appelons perception, et que nous devons soigneusement distinguer de l'apper-vis) une suffisance (avτápriα), en vertu ception ou de la conscience, ainsi qu'il paraîtra dans la suite et c'est pour n'avoir point fait cette distinction, que les cartésiens se sont trompés, en comptant pour rien les perceptions dont nous n'avons pas la conscience. C'est encore ce qui a fait penser aux mêmes cartésiens que les seuls esprits sont des monades, qu'il n'y a point d'âmes des bêtes, et encore moins d'autres principes de vie. C'est ce qui leur a fait aussi confondre, avec le vulgaire, un long étourdissement avec une mort à la rigueur. C'est enfin ce qui les a fait tomber dans le faux préjugé des scoJastiques sur les âmes totalement séparées des corps; préjugé qui a fourni de nouvelles armes à de prétendus esprits forts, qui combattent l'immortalité de l'âme.

XV. L'action du principe interne, en conséquence de laquelle arrive le changement ou le passage d'une perception à une autre, peut être appelée appétit, appetitus. Il est bien vrai que l'appétit ne peut pas toujours parvenir entièrement à toute la perception, vers laquelle il a une tendance : il en obtient pourtant toujours une partie, et parvient ainsi à de nouvelles perceptions.

XVI. Nous expérimentons nous-mêmes qu'il y a une multitude dans une substance simple, puisque nous apercevons que la plus petite pensée dont nous avons conscience, renferme une variété dans son objet. Ainsi, tous ceux qui reconnaissent que l'âme est une substance simple, doivent admettre

XIX. Si l'on veut appeler âme tout ce qui a la perception et l'appétition dans le sens général que nous avons expliqué, on pourrait appeler âmes toutes les substances simples, ou les monades créées. Mais comme l'apperception emporte quelque chose de plus qu'une certaine simple perception, il est plus convenable de conserver le nom général de monades et d'entéléchies aux substances simples qui n'ont que la simple perception, et de donner le nom d'âmes à celles seulement dont la perception est plus distincte et jointe avec la mémoire.

XX. Effectivement nous éprouvons quelquefois en nous-mêmes un certain état, dans lequel nous ne nous souvenons de rien, et nous n'avons aucune perception distincte : tel est notre état dans un évanouissement ou un profond sommeil, qui n'est point accompagné de rêves. L'âme dans cet état ne diffère point, quant au sentiment, d'une simple monade; mais comme cet état ne dure pas longtemps, il faut bien reconnaître en elle quelque chose de plus.

XXI. Il ne s'ensuit pas de là qu'une substance simple soit alors sans aucune perception cela est impossible, par les raisons que nous venons d'exposer. Car une substance simple ne saurait périr; et d'un au

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