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Jésus-Christ n'ait endurés. Peut-on se rencontrer en marchant par deux chemins si différents? et pouvons-nous espérer que ce divin Sauveur veuille habiter dans notre ame, si nous ne nous faisons violence pour renoncer à ce faux honneur, comme il y a renoncé lui-même, et nous relâcher en plusieurs autres choses de ce qui nous paraît nous être dû?

Mais, me dira quelqu'un, je ne rencontre point d'occasion d'offrir en cela quelque chose à Dieu. Je réponds que, si vous êtes dans une ferme résolution de lui tout sacrifier, il ne permettra pas que, faute d'occasions, vous perdiez l'avantage de faire une chose qui lui est si agréable. Il faut seulement, sans s'arrêter à de simples paroles, mettre la main à l'œuvre. Sur quoi je veux rapporter ici quelques-unes de ces petites choses que je faisais au commencement de ma conversion, et qui sont, comme je l'ai dit, les pailles que je mettais dans le feu, n'étant capable de rien de plus mais Dieu est si bon, qu'il reçoit tout; et nous ne devons jamais cesser de le bénir.

Entre mes autres imperfections, j'avais celle de savoir peu les rubriques du bréviaire, et les autres choses qui se récitent dans le chœur, étant en cela aussi négligente que j'étais affectionnée à de vaines occupations d'autres novices auraient pu m'en instruire, et ma vanité ne me permettait pas de le leur demander, de peur de leur faire connaître mon ignorance, quoique le bon exemple que je leur devais me vint dans l'esprit. Mais quand Dieu m'eut un peu ouvert les yeux, je changeai bien de conduite; car, sur le moindre doute que j'avais, je m'adressais aux plus petites des écolières pour m'en éclaircir; et Dieu permit qu'au lieu de m'attirer par là du mépris, on m'en estima davantage.

Je savais mal le chant, et j'en étais bien fâchée, non par la crainte d'y faire des fautes en la présence de Dieu, ce qui aurait été une vertu, mais à cause des personnes qui m'écoutaient; et ce sentiment de vanité me troublait de telle sorte, qu'il me faisait manquer encore davantage. Enfin, je résolus de dire que je ne le savais pas lorsque je ne le savais qu'imparfaitement, et cela ne me donnait pas d'abord peu de peine; mais je le faisais après avec joie; et quand je commençai à ne me plus soucier que l'on connût mes défauts, et à renoncer à ce malheureux point d'honneur que je me figurais en cela, et que chacun met où il lui plaît, je chantai beaucoup mieux qu'auparavant.

CHAPITRE XXV.

Respect que l'on doit avoir pour ce qui ne nous paraît pas intelligible dans l'Ecriture sainte.

En lisant attentivement ces paroles de l'Epouse, dans le Cantique des cantiques: Que le Seigneur me baise d'un baiser de sa bouche (Cunt. 1, 1), j'ai remarqué qu'il semble que

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l'âme, après avoir parlé en tierce personne, adresse la parole à une autre, en ajoutant: Le lait qui coule de vos mamelles est plus délicieux que le vin. ( Cant. iv, 10.) J'avoue n'en pas comprendre la raison, et j'en suis bien aise, parce que nous devons avoir beaucoup plus de respect pour les paroles qui surpassent notre intelligence, que pour celles que nos faibles esprits sont capables de concevoir. C'est pourquoi, mes filles, lorsqu'en lisant ou entendant des prédications, ou méditant les mystères de notre sainte foi, il y aura des choses qui vous paraîtront obscures je vous recommande extrêmement de ne vous point fatiguer pour en chercher l'explication. Cela n'appartient pas à des femmes, ni même à la plupart des hom

mes.

S'il plaît à Notre-Seigneur de vous en donner l'intelligence, il le fera sans que vous ayez besoin de prendre pour ce sujet aucune peine; ce que je ne dis que pour les femmes, et pour les hommes qui ne sont pas obligés à soutenir la vérité par leur doctrine. Quant à ceux que Dieu y engage, ils doivent sans doute y travailler de tout leur pouvoir, et ce travail ne leur saurait être que fort utile; mais pour nous, sans nous mettre en peine du reste, nous n'avons qu'à recevoir avec simplicité ce qu'il plaît à Dieu de nous donner, et nous réjouir de ce que sa sagesse n'ayant point de bornes, une seule de ses paroles contient tant de mystères, qu'il n'est pas étrange que nous soyons incapables de les comprendre. Car, sans parler du latin, du grec et de l'hébreu, à quoi il n'y a pas sujet de s'étonner que nous n'entendions rien, combien se rencontre-t-il d'endroits dans les Psaumes qui ne nous paraissent pas moins obscurs dans l'espagnol que dans le latin? Gardez-vous donc bien, mes filles, je le répète encore, de vous en tourmenter inutilement. Ce qui ne va point au delà de notre capacité suffit pour des personnes de notre sexe : Dieu ne nous en demandera pas davantage, et il ne laissera pas de nous favoriser de ses grâces.

Ainsi, lorsqu'il lui plaira de nous décou vrir ces sens, nous n'y trouverons point de difficulté; et s'il ne veut pas lever le voile qui nous les couvre, humilions-nous et réjouissons-nous, comme je l'ai dit, de ce que le Maître que nous servons est si grand et si admirable, que ses paroles, quoique écrites en notre langue, ne nous sont pas intelligibles.

Notre faiblesse est telle, qu'il vous semblera peut-être, mes sœurs, que les paroles de ce cantique auraient pu être plus claires; et je ne m'en étonne pas, ayant même entendu dire à quelques personnes qu'elles appréhendaient de les lire. Que notre misère, mon Dieu, est déplorable! et n'est-ce pas ressembler à ces bêtes venimeuses qui convertissent en poison tout ce qu'elles mangent, que de juger selon notre peu d'amour pour vous, de ces faveurs dont vous nous

comblez !

L'aveuglement des hommes est si grand,

que j'ai vu avec un grand étonnement, qu'un religieux ayant fait un sermon admirable sur le sujet des faveurs que Dieu fait à l'âme comme à son épouse, et qui n'était fondé que sur les paroles de ce cantique, il excita tellement la risée de son auditoire, à cause qu'il y parlait d'amour, que j'en étais épouvantée. Cela vient, comme je l'ai dit, de ce que nous nous exerçons si peu dans l'amour de Dieu, que nous ne pouvons concevoir qu'une âme s'entretienne avec lui par des paroles de cette sorte.

Je finis en vous avertissant encore de ne vous point étonner quand vous rencontrerez dans l'Ecriture et dans les mystères de notre foi, des endroits que vous n'entendrez pas, et des expressions si vives de l'amour de Notre-Seigneur pour les âmes. Celui qu'il nous a témoigné par des effets qui, allant si fort au delà de toutes paroles, montrent qu'il n'y a point en ceci d'exagération, m'étonne beaucoup davantage : je suis comme hors de moi-même lorsque je pense que nous ne sommes que de misérables créatures si indignes de recevoir tant de preuves de sa bonté. Je vous conjure, mes filles, de bien peser cet avis, et de le repasser en votre esprit, puisque, plus vous considérerez ce que l'amour de Notre-Seigneur lui a fait souffrir pour nous, plus vous connaîtrez que, bien loiu que ses paroles de tendresse qui vous surprennent d'abord, soient des expressions trop fortes, elles n'approchent point de l'affection que ce divin Sauveur nous a témoignée par toutes les actions de sa vie et par la mort qu'il a voulu endurer pour nous.

CHAPITRE XXVI.

Diverses sortes de paix dont quelques personnes se flattent. Exemples que la sainte en rapporte. Excellents avis qu'elle y ajoute. Des moyens dont Dieu se sert pour faire amitié avec les âmes, et de l'amour qu'on doit avoir pour le prochain.

Dieu nous garde de tant de diverses sortes de paix dont les gens du monde jouissent, et qui font qu'ils demeurent tranquilles au milieu des plus grands péchés; car ne peut-on pas leur donner, au lieu du nom de paix, le nom de véritables guerres ? Cette fausse paix est une marque de l'union des âmes avec le démon; il ne veut point leur faire la guerre durant cette vie, parce qu'elle pourrait les porter à recourir à Dieu pour s'en délivrer. Qu'ils jouissent tant qu'il leur plaira de leur faux bonheur: j'espère de la miséricorde de Dieu, qu'il ne se trouvera jamais parmi nous.

Le démon pourra commencer à nous nuire par une autre de ces fausses paix qu'il nous fera trouver dans des choses qui ne semblent point importantes. Lorsqu'une religieuse, après avoir commencé à se relâcher en des sujets peu considérables en apparence, continue d'en user de la même sorte sans en avoir aucun repentir, cette paix est Lausse et dangereuse. Ces sortes de fautes

sont, par exemple, quelque manquement à ce qu'ordonnent nos constitutions, qui en soi n'est pas péché, et quelque négligence, quoique sans dessein, à exécuter ce que le supérieur commande: car, tenant à notre égard la place de Dieu, nous sommes obligées de lui obéir; nous sommes venues pour cela en religion, et il n'y a rien que nous ne devions faire pour lui donner sujet d'être satisfait de notre conduite. Il en est de même de quelques autres petites choses qui ne passent pas pour des péchés, et qui sont des imperfections auxquelles les femmes sont sujettes. Je ne prétends pas que nous n'y tombions jamais; mais je dis que nous devons les connaître et en avoir du regret, puisque autrement le démon pourrait en profiter et nous y rendre peu à peu insensibles. Soyez donc bien persuadées, mes filles, qu'il aura beaucoup fait s'il gagne sur vous de négliger ces petites fautes. Elles peuvent causer un si grand mal dans la suite, que je vous conjure, au nom de Dieu, d'y prendre extrêmement garde. Comme nous avons dans cette vie une guerre continuelle à soutenir contre tant d'ennemis, nous ne saurions trop veiller sur notre intérieur et notre extérieur; car, quoique Dieu nous fasse de grandes grâces dans l'oraison, nous ne laissons pas, au sortir de là, de rencontrer mille petites pierres d'achoppement, telles que sont celles d'omettre par négligence certaines choses, de n'en pas faire d'autres assez exactement, de tomber dans quelques troubles intérieurs, et d'avoir des tentations. Tant s'en faut que je pense que l'on puisse être entièrement exempt de ces tentations et de ces troubles; je les considère comme de très-grandes faveurs de Dieu, et profitables aux âmes pour les faire avancer dans la vertu; mais je ne saurais m'empêcher de craindre pour celles qui n'ont point de regret de leurs fautes: quand ce ne serait qu'un péché véniel, on doit en avoir du déplaisir.

Si vous m'aimez, remarquez bien, je vous prie, ceci n'est-il pas vrai que la moindre piqûre d'une épingle ou d'une épine se fait sentir à une personne vivante? Si donc nos âmes ne sont point mortes, mais sont animées d'un ardent 'amour de Dieu, ne devons-nous pas être très-sensibles aux moindres choses qui ne sont pas conformes à notre profession et à nos obligations?

Les personnes scrupuleuses doivent remarquer que ce que je dis ne s'entend pas des fautes où l'on tombe quelquefois sans y penser, et dont on ne s'aperçoit pas toujours, mais de celles que l'on commet ordinairement, dont on ne tient aucun compte, dont on n'a point de regret, et dont on ne tâche point de se corriger, parce que l'on s'imagine que ce n'est rien, et que l'on s'endort ainsi dans une fausse et très-dangereuse paix.

Efforcez-vous donc, mes filles, de n'avoir pas à vous accuser toujours dans vos confessions des mêmes fautes; et puisque notre infirmité est si grande que nous ne saurions

éviter d'en commettre, tâchez au moins que ce ne soient pas toujours les mêmes, puisqu'elles pourraient jeter de si profondes racines, qu'il serait très-difficile de les arracher, et que ces racines pourraient encore en produire d'autres, ainsi qu'une plante qu'on arrose tous les jours croît de telle sorte, qu'au lieu qu'il serait facile au commencement de l'arracher avec les mains, il faut ensuite y employer le fer. Demandons à Dieu de nous assister dans ces occasions que nous connaîtrons, à l'heure de la mort et de son redoutable jugement, être si importantes, principalement pour celles qui ont, comme nous, l'honneur d'avoir pour Epoux en cette vie celui qui alors sera leur juge.

Il y a dans le monde une autre paix moins dangereuse que celle dont je viens de parler: c'est la paix de ceux qui ont soin d'éviter les péchés mortels; ce qui encore n'est pas peu, vu la manière dont on vit aujourd'hui; mais je suis persuadée qu'ils ne laissent pas d'y tomber de temps en temps par le peu de compte qu'ils tiennent d'en commettre un si grand nombre de véniels, qu'ils approchent fort des mortels. Ces personnes ne craignent point de dire, et je l'ai moimême entendu plusieurs fois : Quoi ! des péchés véniels vous semblent-ils si considérables? Il ne faut que de l'eau bénite pour les effacer; et l'Eglise, comme une bonne mère, nous donne encore pour ce sujet d'autres remèdes. Qu'y a-t-il, mes filles, de plus déplorable que de voir que des Chrétiens osent tenir de tels discours? Je vous conjure, par l'amour que vous devez avoir pour Dieu, de prendre bien garde à ne commettre jamais de péchés, quoique véniels, sous prétexte de ces remèdes. Quelle disposition nous doit être aussi suspecte, que celle qui tend à désirer des consolations qui affaiblissent la vertu, qui portent à la tiédeur, et qui donneut sujet de douter si les péchés que l'on commet en cet état sont véniels ou mortels? Dieu nous délivre, s'il lui plaît, de ces sortes de paix !

CHAPITRE XXVI.

Dévotions suspectes ou mal entendues.

J'ai connu très-particulièrement une personne qui communiait fort souvent, ne disait jamais mal de personne, avait de grandes tendresses dans l'oraison, demeurait chez elle dans une continuelle solitude, et était de si douce humeur, que, quoi qu'on lui pût dire, elle ne se mettait point en colère; ce que je ne compte pas pour une petite vertu. Elle n'avait point été mariée, et n'était plus en âge de l'être, et elle avait souffert, sans murmurer, de grandes contradictions. La voyant en cet état sans pouvoir remarquer en elle aucun péché, et apprenant qu'elle veillait fort sur ses actions, je la considérais comme une personne de grande oraison, et comme une âme fort élevée; mais après l'avoir connue plus particulièrement, je trouvai qu'elle n'était dans ce grand calme que

lorsqu'il ne s'agissait point de son intérêt, et qu'aussitôt que l'on y touchait, elle y était aussi sensible qu'on l'en croyait détachée; que dans la patience avec laquelle elle écoutait ce qu'on lui disait, elle ne pouvait souffrir que l'on touchât, pour peu que ce fût, à son honneur, tant elle était enivrée de l'estime d'elle-même ; et qu'elle avait une si grande curiosité de savoir tout ce qui se passait, et prenait tant de plaisir d'être à son aise, que je ne comprenais pas comment il était possible qu'elle pût, seulement durant une heure, demeurer en solitude. Elle justifiait de telle sorte ses actions, que si on l'en eût voulu croire, on n'aurait pu, sans lui faire tort, en considérer aucune comme un péché. Ainsi, tandis que presque tout le monde la considérait comme une sainte, elle me faisait une grande compassion, particulièrement lorsque je remarquais que les persécutions qu'elle me disait avoir souffertes, lui étaient arrivées en partie par sa faute, et je ne portai point d'envie à sa sainteté. Cette personne, et deux autres que j'ai vu comme elle se croire des saintes, m'ont plus fait appréhender que les plus grands pécheurs que j'aie connus.

Priez Dieu, mes filles, de nous donner la lumière qui nous est nécessaire pour ne nous pas tromper de la sorte, et remerciezle beaucoup d'une aussi grande faveur que celle de vous avoir amenées dans une maison consacrée à son service, où, quelques efforts que le démon fasse pour vous tromper, il ne lui est pas si facile de réussir que si vous étiez encore dans le monde; car, quoique, entre les personnes qui y sont, il s'en trouve qui, dans le désir qu'elles ont d'être parfaites, croient qu'il ne leur manque rien pour aller au ciel, on ne sait point si elles sont telles qu'elles se le persuadent: mais dans les monastères il est facile de le connaître, et je n'y ai jamais eu de peine, parce qu'au lieu de faire ce qu'elles veulent, il faut qu'elles fassent ce qu'on leur commande et qu'au contraire, dans le monde, quoiqu'elles aient un désir véritable de plaire à Dieu, d'être éclairées dans leur conduite, et de ne se point tromper, elles ne peuvent l'éviter, parce qu'elles ne font que leur propre volonté; ou que, si quelquefois elles y résistent, ce n'est pas avec une aussi grande mortification qu'est celle des religieuses. Il faut excepter quelques personnes qui se soumettent à un directeur capable de les conduire, la véritable humilité ne permettant pas de se confier beaucoup en soi-même.

Il y en a d'autres qui, après que NotreSeigneur leur a fait la grâce de connaître le . néant de toutes les choses d'ici-bas, ont renoncé pour l'amour de lui à leurs biens et à leurs plaisirs pour embrasser la pénitence; mais elles aiment tant l'honneur, et sont si discrètes et si prudentes, qu'elles voudraient aussi ne rien faire qui ne fût agréable aux hommes. Ces deux choses ne s'accordent point, mes filles; et le mal est qu'elles connaissent si peu leur erreur, qu'elles pren

nent toujours plutôt le parti du monde que celui de Dieu.

La plupart de ces personnes ne sauraient souffrir sans se troubler les moindres choses que l'on dit à leur désavantage, quoiqu'elles sachent en leur conscience qu'elles sont vraies. Cela n'est pas embrasser la croix; c'est la traîner et faut-il s'étonner qu'elle leur paraisse pesante? Au lieu que, si on l'aime, on trouve de la facilité, non-seulement à l'embrasser, mais à la porter. Je vous conjure, mes filles, de bien considérer qu'ensuite du vœu que vous avez fait, il ne doit plus y avoir de monde pour vous. Comment, après avoir renoncé à votre propre volonté, ce qui est de toutes les choses la plus difficile, pourriez-vous conserver encore de l'affection pour cette fausse apparence de bonheur qui se rencontre dans les biens, les honneurs et les plaisirs? Qu'appréhendez-vous? Ne voyez-vous pas que pour éviter que les gens du monde ne pensent ou ne disent quelque chose à votre désavantage, Vous vous trouveriez obligées, pour leur plaire, à prendre des peines incroyables?

Il y a d'autres personnes, et je finirai par là, dont on a sujet de croire, lorsqu'on examine leurs actions, qu'elles s'avancent beaucoup, et qui demeurent néanmoins à moitié chemin. Elles ne s'arrêtent point à ce qu'on peut dire d'elles, ni à ce faux point d'honneur; mais elles ne s'exercent pas à la mortification, et ne renoncent pas à leur propre volonté. Quoiqu'elles paraissent disposées à tout souffrir, et qu'elles passent pour des saintes, s'il se présente quelque occasion importante qui regarde la gloire de Dieu, elles préfèrent la leur à la sienne. Elles ne s'en aperçoivent pas néanmoins, et s'imaginent, au contraire, qu'elles ne considèrent que Dieu, et non pas le monde, lorsqu'elles appréhendent les événements, et craignent qu'une bonne œuvre ne cause un grand mal. Il semble que le démon leur apprenne à prophétiser, mille ans auparavant, les maux à venir.

Ces personnes ne se jetteraient pas dans la mer, comme fit saint Pierre, et n'imiteraient pas tant de saints qui n'ont point appréhendé de perdre leur repos et de hasarder leur vie pour le service du prochain. Elles veulent bien aider les âmes à s'approcher de Notre-Seigneur, pourvu que cela ne trouble pas la paix dont elles jouissent, et ne les engage dans aucun péril.

CHAPITRE XXVIII.

Il est plus avantageux de ne pas communier, que de communier sans l'avis de son directeur. Exemples singuliers en cette matière.

]] y avait dans l'un de nos monastères une religieuse du choeur et une converse, toutes deux personnes de très-grande oraison, fort mortifiées, fort humbles, fort vertueuses, si détachées de tout et si remplies de l'amour de Dieu, que, quoiqu'on ne pût OEUVRES COMPL. DE M. EMERY,

rien ajouter au soin que nous prenions de les observer, nous ne remarquions rien en elles en quoi elles manquassent de répondre aux grâces qu'elles recevaient de Dieu; ce que je rapporte particulièrement, afin que celles qui n'ont pas tant de vertu comprennent mieux le sujet qu'elles ont de craindre. Ces deux religieuses entrèrent dans un si ardent désir de jouir de la présence de Notre-Seigneur, que, ne pouvant trouver de soulagement que dans la communion, elles n'oubliaient rien pour obtenir des confesseurs la permission d'approcher souvent de la sainte table. Ces dispositions augmentant toujours, elles croyaient ne pouvoir vivre si elles demeuraient un jour sans communier. Cela alla jusqu'à un tel excès, que les confesseurs, dont l'un était fort spirituel, jugeaient qu'il n'y avait point d'autre remède pour adoucir une peine si excessive. Cette peine passa encore plus avant, car l'une d'elles se trouvait si extrêmement pressée de ce désir de communier, que, pour ne pas mettre sa vie en danger, il fallait la communier de grand matin; et il ne pouvait y avoir de fiction, puisque ni l'une ni l'autre de ces deux filles n'auraient pas voulu pour tous les biens du monde dire un mensonge. Je n'étais pas alors dans cette maison; mais la prieure m'en écrivit, et me manda qu'elle ne savait de quelle sorte se conduire, voyant que des hommes si capables croyaient ne pouvoir agir d'une autre manière. Dieu permit que je comprisse aussitôt le mal qui en pouvait arriver; je n'en voulus néanmoins rien témoigner que je ne fusse sur les lieux, tant parce que je craignais de me tromper, qu'à cause qu'il y aurait eu de l'imprudence de blâmer cette conduite, jusqu'à ce que je pusse dire les raisons qui m'empêchaient de l'approuver.

Lorsque je fus arrivée dans ce monastère, celui de ces deux confesseurs qui n'était pas moins humble qu'habile, entra aussitôt dans mon sentiment; et l'autre, au contraire, qui n'était pas à beaucoup près si spirituel ni si capable, ne voulut jamais s'y rendre mais je ne m'en mis guère en peine, parce que je n'étais pas obligée de déférer à ses avis. Je parlai ensuite à ses filles, et leur alléguai des raisons qui me paraissaient assez fortes pour leur persuader que la croyance qu'elles avaient de ne pouvoir vivre si elles ne cormuniaient tous les jours n'était qu'une imagination mais voyant qu'il était impossible de leur faire changer de sentiment, je leur dis que, quoique je ne fusse pas pressée d'un moindre désir qu'elles de recevoir si souvent Notre-Seigneur, je ne communierais néanmoins que quand toutes les sœurs communieraient, afin qu'elles s'en abstinssent aussi, et que, si cela ne pouvait se faire sans mourir, nous mourrions toutes trois ensemble, n'y trouvant pas tant de péril qu'à souffrir qu'un tel usage s'introduisît dans des maisons où tant de filles, qui n'aimaient pas moins Dieu qu'elles l'aimaient, voudraient faire la même chose.

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Cette coutume que ces deux religieuses

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avaient prise de communier tous les jours, et dans laquelle le diable s'était sans doute mêlé, avait déjà fait tant de mal, qu'il semblait que l'on ne pouvait les en empêcher sans les faire mourir: mais je demeurai inflexible, parce que, plus je voyais qu'elles ne se soumettaient point à l'obéissance, à cause qu'elles croyaient ne le pouvoir faire, plus je connaissais évidemment que c'était une tentation. Elles passèrent cette première journée avec beaucoup de peine; elles en eurent un peu moins le lendemain, et enfin elle diminua de telle sorte, que, quoique je communiasse parce qu'on me l'avait commandé, sans quoi ma compassion pour leur faiblesse m'en aurait encore empêchée, elles n'en furent point troublées.

Quels autres exemples ne pourrais-je point alléguer sur ce sujet? Je me contenterai d'en rapporter encore un de ce qui se passa dans un monastère de Bernardines. Il y avait une religieuse fort vertueuse, qui jednait et se donnait la discipline avec excès; elle en tomba dans une telle faiblesse, que toutes les fois qu'elle communiait ou entrait dans une ferveur encore plus grande qu'à l'ordinaire, elle s'évanouissait et demeurait pendant huit à neuf heures en cet état. Toutes les autres et elle-même croyaient que c'était un ravissement. Son confesseur me raconta ce qui se passait, et je lui dis que je croyais que cela ne procédait que de faiblesse, que je n'y voyais aucune marque de véritables ravissements, et qu'ainsi, au lieu de la laisser en cet état, j'estimais à propos de retrancher ses jeunes et ses disciplines, et de penser à la divertir. Il l'approuva, et comme cette religieuse était fort obéissante, elle n'eut point de peine à se soumettre. Ses forces revinrent peu à peu, et elle ne se souvint plus de ces ravissements qu'elle s'était imaginé d'avoir.

Le plus grand inconvénient de l'état dont je viens de parler, ce serait si l'ardent désir qu'aurait une personne de recevoir son Créateur, et la solitude où elle se croirait être, étant privée de ce bonheur, l'empêchait d'obéir à son confesseur ou à sa prieure, lorsqu'ils jugeraient à propos qu'elle s'en abstint. Il faut dans ces rencontres, comme en d'autres, mortifier ces personnes, et leur faire comprendre qu'il leur est beaucoup plus avantageux de renoncer à leur volonté que de rechercher leur consolation.

J'ai éprouvé que l'amour-propre peut aussi avoir grande part à ce que je viens de dire; car il m'est souvent arrivé, après avoir reçu la sainte hostie, et l'ayant presque encore tout entière dans ma bouche, que, voyant communier les autres, j'aurais désiré n'avoir point communié afin de la pouvoir recevoir. Mais j'ai reconnu depuis que cela ne provenait pas tant de l'amour de Dieu, que de ce que je recherchais ma satisfaction, parce qu'il arrive ordinairement qu'en approchant de la sainte table, on sent un plaisir plein de tendresse qui nous attire car si je n'eusse été touchée de ce désir que pour recevoir mon Sauveur, ne l'a

vais-je pas reçu dans mon âme ? Si ce n'eût été que pour obéir au commandement que l'on m'avait fait de communier, n'avais-je pas déjà communié? Et si ce n'eût été que pour recevoir les grâces et les faveurs que le très-saint Sacrement nous communique, ne les avais-je pas déjà reçues ? Ainsi je vis clairement que je ne recherchais qu'un plaisir sensible.

J'ai connu, dans un lieu où nous avons un monastère, une femme qui passait pour une grande servante de Dieu, et qui aurait dû l'être, puisqu'elle communiait tous les jours; mais comme elle choisissait pour ce sujet tantôt une église, tantôt une autre, et n'avait point de confesseur attitré, j'aurais mieux aimé la voir obéir à un directeur, que communier si souvent. Elle demeurait dans sa maison en particulier, 'où je pense qu'elle ne s'occupait que de ce qui lui était le plus agréable; et parce qu'elle était bonne, je veux croire que tout ce qu'elle faisait était bon. Je lui disais quelquefois mon sentiment: elle n'en tenait pas grand compte, et je ne l'en pouvais blâmer à cause qu'elle était meilleure que moi en tout le reste, quoiqu'il me parût qu'elle avait tort en cela. Le saint P. Pierre d'Alcantara arriva alors, et je ne demeurai pas satisfaite de la relation qu'elle lui fit; ce qui venait sans doute de ce que nous sommes si misérables, que nous ne sommes contents que de ceux qui marchent par un même chemin que nous; car je crois qu'elle avait plus servi Dieu et plus fait pénitence en un an que moi en plusieurs années. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut, et n'eut point de repos jusqu'à ce que l'on dit la Messe chez elle, et qu'on la communiât tous les jours. Comme cette maladie dura longtemps, un prêtre de grande piété, qui lui disait souvent la Messe, eut peine de la voir ainsi communier tous les jours chez elle; et ce fut peut-être une tentation du diable, parce que cela se rencontra au dernier jour de sa vie. Ce bon ecclésiastique ne consacra point d'hostie pour elle; et lorsque, la Messe étant achevée, elle vit qu'il ne la communiait pas, elle se mit dans une telle colère contre lui, qu'il en fut fort scandalisé et vint me le dire. J'en fus aussi extrêmement touchée; et comme je crois qu'elle mourut incontinent après, je doute qu'elle se soit réconciliée avec ce bon prêtre. Je connus parlà combien il est dangereux de faire en quoi que ce soit notre volonté, et particulièrement dans les choses importantes; car ceux qui ont l'honneur de recevoir si souvent Notre-Seigneur, doivent s'en reconnaître si indignes, que ce ne soit point par eux-mêmes qu'ils l'entreprennent, mais par l'avis de leur directeur, afin que l'obéissance supplée à ce qui leur manque pour être en état de s'approcher de cette suprême Majesté. Ce que je viens de raconter était à cette dévote femme une occasion de s'humilier, qui lui aurait peut-être fait mériter davantage que ces communions si fréquentes, en lui faisant voir que ce prêtre n'avait point de tort, et que Dieu, qui

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