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Le chancelier Bacon, dit-il, considérant combien peu les hommes avaient avancé dans la connaissance de la vérité et du fond de la nature des choses, depuis le temps où ils avaient commencé à s'occuper de la philosophie, entreprit avec un courage vraiment héroïque de leur ouvrir une route entièrement nouvelle, et osa espérer que s'ils étaient fidèles à la suivre, ils arriveraient bientôt à une philosophie parfaite. Plein de ces grandes idées et de ces espérances magnifiques, il mit la main à l'œuvre, et commença un ouvrage immense sous le titre Instauratio Magna, qu'il divisa en plusieurs parties.

Son objet, dans la première, qui était une exacle partition de toutes les sciences, a été abondamment rempli dans son admirable traité de Dignitate et Augmentis scientiarum. La seconde partie qu'il a encore si glorieusement terminée, est consacrée à l'exposition et au développement de sa logique, ou du nouvel instrument, novum organum, à l'aide duquel on devait exécuter le grand rétablissement annoncé.

L'objet de cette nouvelle logique, est de trouver, non des arguments, mais des arts, non des raisons qui à force de disputes, deviennent probables, mais des indications fournies par la nature, qui portent la conviction dans les esprits. Elle n'emploie point le syllogisme dont la logique vulgaire fait un si grand usage: elle le regarde comme n'aidant point à faire pénétrer dans le fond des choses, et à réformer les notions qui ne seraient pas conformes à leur véritable nature. Au syllogisme, elle substitue l'induction; mais une induction exacte et sévère, qui ne précipite rien, qui n'oublie rien: et surtout, Bacon ne permet pas, que d'après un petit nombre seulement d'expériences, faites encore à la hate. on forme aussitôt les axiomes les plus généraux, et on dédaigne de tenter de nouvelles expériences.

Enfin, tandis que la logique ordinairc suppose des principes, et les reçoit comme vrais sur des autorités étrangères, la nouvelle étend son doute sur les principes eux-mêmes, et les soumet à l'examen en un mot, elle reprend tout l'édifice des connaissances humaines par les premiers fondements qu'elle sonde et qu'elle examine avec la plus rigoureuse exactitude.

Mais, parce qu'il faut, avant tout, arracher de l'âme, les notions crronées, et les préjugés trompeurs que Bacon appelle des idoles, il divise en différentes classes ces idoles, afin qu'on ait plus de facilité de les reconnaître et de les abattre: il montre au doigt ce qui les fait naître et ce qui les nourrit, il dé– voile toutes les causes des erreurs qui ont retarde isqu'à présent les progrès de la philoorigine varietate logicæ, imprimé dans le premier volume de ses œuvres. Nous comptions profiter de l'extrait qu'en a fait l'auteur de l'analyse de la philosophic de Bacon, et qu'il a placé à la suite de la vie de ce philosophe, traduite de l'anglais mais quand nous avons consulté l'original, nous avons reconnu que cet extrait était peu fidèle, et qu'on attribuait à Gassendi des observations qui peuvent être justes, mais qui ne lui appartiennent pas.

sophie. Ensuite il déclare hautement que, puisque les anciennes erreurs sont dévoilées, et qu'une route plus sûre est tracée à tous ceux qui aspirent à connaître la nature, nous devons concevoir la plus juste confiance, qu'aidés encore du secours de Dieu, nous parviendrons bientôt aux connaissances les plus importantes; parce qu'enfin, si le temps seul a révélé tant de choses singulières, qu'auparavant on ne soupçonnait seulement pas, si tant de découvertes curieuses n'ont été communément que l'ouvrage du hasard, que ne devons-nous pas espérer, lorsque plusieurs personnages, dans tous les temps et dans toutes les régions du monde, travailleront de concert, à pénétrer dans les secrets de la ncture?

Mais quelque nombreuses et importantes que puissent être les découvertes réservées aux recherches de la postérité, il sera toujours vrai de dire que Bacon en a jeté les premiers fondements d'avance, qu'il les avait préparées, et que nos neveux devront lui en faire hommage. Ainsi la gloire de ce grand homme, loin de périr avec le laps du temps, est destinée à recevoir des accroissements dans toute la suite des âges du monde.

Les panégyristes de Bacon sont en possession depuis longtemps, de citer le témoignage avantageux que lui a rendu le Journal des Savants en 1666, et d'y joindre celui de Baillet, auteur de la vie de Descartes mais quelque précieux que puissent être ces deux témoignages, nous les mettons à l'écart pour en produire un autre qui, par lui-même et à raison des circonstances, est d'une plus singulière et plus haute considé

ration.

On se rappelle les démêlés que les journalistes de Trévoux, ayant alors le célèbre P. Bertier à leur tête, eurent avec les auteurs de l'Encyclopédie. Ces journalistes avaient fort à cœur de décréditer ce trop fameux dictionnaire; et il aurait été de leur intérêt d'affaiblir, plutôt que de confirmer l'autorité de Bacon, que les encyclopédistes avaient annoncé comme devant leur servir de maitre et de guide dans tout le cours de leur entreprise. Cependant, ils n'en firent rien, ils blâmèrent au contraire leurs antagonistes de ne point suivre assez fidèlement le plan qu'avait tracé ce philosophe incomparable. Non seulement ils ne crurent point qu'on dût retrancher aucun trait des éloges magnifiques dont l'avait comblé le discours préliminaire de l'Encyclopédie, mais ils renchérirent encore sur ces éloges; et voici que!ques-uns des traits qu'ils y ajoutèrent:"

Si Bacon, dans son admirable Traité de l'accroissement des sciences disent-ils (1751. janv., mars, etc.), jette un coup d'œil sur toutes les sciences humaines, c'est comme le regard de ce spectateur dont parle Homère, qui placé sur la cime d'une montagne, contemple les espaces immenses de la terre, de la mer et des cieux... Tous les objets de la littérature réunis en foule, ne mettent point de confusion dans l'esprit de l'illustre Anglais. Il les distingue, il les considère suivant leurs

rapport, il entreprend de donner à chacun le développement qu'il mérite..... Cette opération, il l'appelle le dénombrement et le cens de toutes les connaissances humaines; expressions très-nobles et très-dignes d'un grand magistrat qui se propose de connaître et de montrer le patrimoine et le fond des sciences, c'est-à-dire les richesses de certaines portions de la littérature et l'indigence de quelques

autres.....

Combien est beau le point de vue qu'il présente, lorsqu'il distingue dans la logique, l'art d'inventer, l'art de juger, l'art de retenir, l'art d'instruire ou de communiquer ! Ces quaive articles avec leurs dépendances, forment, en effet, le plus grand et le plus riche système qu'on puisse imaginer pour les études.

Quand il traite de la morale, c'est-à-dire de la science de nos affections, de nos passions et de leurs remèdes quelle méthode! que de sagesse et de profondeur que de subtilité et de magnificence!

Dans le projet et l'ordonnance de son livre, ses vues furent infiniment vastes; il eut l'intention non point, comme les auteurs de l'Encyclopédie, de former un abrégé de toutes les sciences, mais d'examiner et d'enrichir toutes les sciences; non pas de réduire à un seul livre toutes les bibliothèques, mais d'indiquer des sujets de composition, et de donner le plan d'une immense bibliothèque.

Son ouvrage ne porte pas le titre d'Encyclopédie; mais il le mérite, en ce sens, qu'il représente, qu'il est même le fil et l'enchaîne

ment de toutes nos connaissances.

Dans toutes les matières qu'il traite, Bacon assigne presque toujours les principes, et donne encore les naissances des plus grands détails. Son génie immense, en quelque sorte, comme la durée des siècles, perceles obscurités, prévient les événements, et se fait le contemporain de tous les âges.

Telle était la sagacité de ce puissant génie, qu'il mériterait peut-être, si l'expression n'était pas trop emphatique, d'être appelé le terme de l'entendement humain.

Addisson nous fournira un troisième témoignage.

Bacon, par la grandeur de son génie et la supériorité de ses connaissances, a fait honneur à son siècle et à sa patrie, je pourrais presque dire au genre humain. Il réunissait tous les rares talents qui ont été partagés entre les plus grands hommes de l'antiquité. Il avait es connaissances solides, claires et étendues d'Aristote, les beautés, les grâces et les ornemeris de Cicéron. On ne sait ce qu'on doit le plus admirer dans ses écrits ou la force de la raison, ou la vigueur du style, ou le feu de l'imagination (Tatler, n° 267, p. 287).

Bacon, dit-il ailleurs, a été un des plus grands génies et des mieux cultivés qu'il y ait jamais eu parmi nous, ou chez les étrangers. Ce grand homme, par la force extraordinaire et l'étendue de son génie, et par une étude infatigable, avait fait un si prodigieux amas de connaissances, qu'il nous est impossible de le regarder sans admiration. Il semble qu'il eût embrassé tout ce qui se trouve dans les livres

qui avaient paru avant lui; et non content de cela, il ouvrit un si grand nombre de nouvelles routes pour approfondir les sciences, qu'un seul homme jouit-il de la vie la plus longue, ne saurait jamais les parcourir toutes. De là vient qu'il n'en fit, pour ainsi dire, que tracer la superficie, à l'exemple des navigateurs qui ne donnent souvent qu'un profil imparfait des côtes ou des pointes de terre qu'ils découvrent, et dont ils laissent aux siècles à venir à faire une recherche plus exacte, s'ils veulent marcher sur leurs traces, ou bâtir sur leurs conjectures (Spectateur, t. V, discours 65).

Mais nous réfléchissons que Gassendi, qui était un philosophe du premier ordre, était aussi un philosophe très chrétien; que les journalistes de Trévoux étaient jésuites; qu'Addisson, le meilleur critique, au jugement de Voltaire, aussi bien que le meilleur écrivain de son siècle, a fait servir sa plume à la défense de la religion, et ne voulait plus chanter qu'elle, dans les dernières années de sa vie. Peut-être des auteurs de ce genre seraient-ils suspects aux mécréants que nous avons en vue, et feraient-ils sur leur esprit moins d'impression. Bornons-nous donc aux témoignages des auteurs célèbres qu'ils connaissent, qu'ils révèrent comme les pères et les chefs, ou du moins comme les sectateurs les plus ardents de la nouvelle philosophie. Voltaire a droit de paraître à la tête de

tous.

Le fameux baron de Vérulam, dit-il, au milieu des intrigues de la cour, et des occupations de sa charge, qui demandaient un homme tout entier, trouva cependant le temps d'être grand philosophe, bon historien, écrivain élégant; et ce qui est encore plus étonnant, c'est qu'il vivait dans un siècle où l'on ne connaissait guère l'art de bien écrire, encore moins la bonne philosophie. Il a été, comme c'est l'usage parmi les hommes, plus estimé après sa mort, que de son vivant. Ses ennemis étaient à la cour de Londres, ses admirateurs étaient les étrangers. Bacon fut accusé d'un crime qui n'est guère d'un philosophe, de s'être laissé corrompre par argent. Il fut condamné par la chambre des pairs à une amende d'environ quatre cent mille livres de notre monnaie, à perdre sa dignité de chancelier et de pair. Aujourd'huiles Anglais révèrent sa mémoire, au point, qu'à peine avouent-ils qu'il ait été coupable. Si l'on me demande ce que j'en pense, je répondrai par un mot, que j'ai ouï dire à mylord Bolingbroke. On parlait, en sa présence, de l'avarice dont le duc de Malborough avait été accusé, et on en citait des traits sur lesquels on appelait au témoignage de mylordBolingbroke, qui ayant été d'un parti contraire, pouvait peut-être avec bienséance, dire ce qui en était. C'était un si grand homme, répondit-il, que j'ai oublié ses vices.

Je me bornerai donc à parler de ce qui a mérité au chancelier Bacon l'estime de l'Europe. Le plus singulier, et le meilleur de ses ouvrages, est celui qui est aujourd'hui le moins lu et le plus inutile; je veux parler de son Novum scientiarum organum. C'est l'écha faud avec lequel on a bâti la nouvelle philoso

phie, et quand cet édifice a été élevé, au moins en partie, l'échafaud n'a plus été d'aucun usage.

Le chancelier Bacon ne connaissait pas encore la nature, mais il savait et indiquait tous les chemins qui mènent à elle (1). Il avait méprisé de bonne heure ce que les universités appelaient la philosophie, et il faisait tout ce qui dépendait de lui, afin que ces compagnies instituées pour la perfection de la raison humaine ne continuassent pas de la gâter par leurs quiddités, leurs horreurs du vide, leurs formes substantielles, et tous ces mots impertinents, que non seulement l'ignorance rendait respectables, mais qu'un mélange ridicule avec la religion

avait rendus sacrés

Il est le père de la philosophie expérimentale, et de toutes les épreuves physiques qu'on a faites depuis lui, il n'y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre. Il en avait fait lui-même plusieurs. Il fit des espèces de machines pneumatiques, par lesquelles il devina l'élasticité de l'air. Il a tourné tout au tour de la découverte de sa pesanteur; il y touchait : cette vérité fut saisie par Toricelli. Peu de temps après la physique expérimentale commença tout d'un coup à être cultivée à la fois dans presque toutes les parties de l'Europe. C'était un trésor caché, dont Bacon s'était douté, et que tous les philosophes encouragés par sa promesse, s'efforcèrent de déterrer.

On voit dans son livre, en termes exprès, cette attraction nouvelle, dont Newton passe pour l'inventeur.

Il faut chercher, dit Bacon, s'il n'y aurait point une espèce de force magnétique qui opère entre la terre et les choses pesantes, entre la lune et l'Océan, entre les planètes, etc. En un autre endroit il dit: il faut ou que les corps graves soient poussés vers le centre de la terre, ou qu'ils en soient mutuellement attirés, et en ce dernier cas, il est évident que plus les corps en tombant, s'approcheront de la terre plus fortement ils s'attireront. Il faut, poursuit-il, expérimenter si la même horloge .d poids ira plus vite sur le haut d'une montagne, ou au fond d'une mine. Si la force des poids

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(1) C'est l'auteur de l'analyse de la philosophie de Bacon qui, dans la vie de ce grand personnage, nous a indiqué le témoignage que nous produisons; mais en le vérifiant d'après l'édition in-4°, des Mélanges de Littérature à Genève, 1771, tome II, nous avons trouvé entre la phrase précédente et la suivante, celle-ci que l'auteur de l'analyse, pour l'honneur de Voltaire, aura cru devoir supprimer, si elle se rencontrait dans l'édition dont il a fait usage, il avait méprisé de bonne heure ce que des fous en bonnet carré enseignaient dans les petites-maisons appelées colléges. Les instituteurs publics, des fous! les colléges, des petites maisons!

Mais si M. de Voltaire ne veut point pardonner aux anciens maîtres de philosophie d'avoir ignoré ce que nous savons tous aujourd'hui, et que probablement, il aurait aussi ignoré lui-même, s'il avait été leur contemporain, au moins devrait-il user de quelque indulgence à l'égard de certains termes barbares usités dans leurs écoles, d'autant plus que Bacon est tom bé dans un défaut presque semblable, et sur ce point a lui-même besoin de quelqu'indulgence, comme nous lo ferons voir dans la suite.

diminue sur la montagne, et augmente dans la mine, il y a apparence que la terre a une vraie attraction (1).

(1) Nous n'examinons point si ces passages sont bien fidèlement rapportés, ni si on peut en conclure que Bacon a fourni à Newton la première idée de son système. Nous n'avons aucun intérêt dans ce moment à contester sur ces deux points.

Nous observons seulement, 1° que le mot attraction, quand il s'agit de la gravité et de ses causes, ne se rencontre qu'une on deux fois dans les écrits de Bacon, et c'est dans la dernière partie du Novum Organum; que Bacon tenait si peu à ce mot et lui alta. chait si peu d'importance que partout ailleurs, quand il s'agit de la gravité, et notamment dans le chap. III du V livre du Traité de Augmentis, publié trois on quatre ans après le Novum Organum, et où il rassemble en dix-neuf questions toutes ses idées sur cet objet, il n'use jamais de cette expression; qu'ainsi il y a tout lieu de croire que quand il s'en est servi, il f'a fait sans affectation et dans le sens vague où le peuple l'emploie encore aujourd'hui, quand on lui demande pourquoi les corps tombent sur la terre, et qu'il répond: parce que la terre les attire.

2o Bacon n'a point dit que si la force des poids diminue sur la montagne, la terre aurait une vraie attraction. Le mot vraie n'est point dans le texte. Ce n'est pas sans quelque raison et par esprit de critique senlement que nous faisons cette observation, elle est importante; on a fait du simple mot attraction un abus étrange on abuserait bien davantage de ces nols vraie attraction, pour insinuer que Bacon a cru la gravité une qualité innée et essentielle à la matière: car on sait que d'Alembert et tant d'antres après lui se sont efforcés de faire croire que Newton entendait ainsi son attraction. Or il est certain que si Bacon s'est servi une ou deux fois du mot attraction, il n'a jamais entendu par là une attraction vraie, ou proprement dite, une attraction qui supposerait dans la matière un principe intrinsèque et essentiel de nonvement. Cette doctrine favoriserait trop ouvertement la cause des athées, et l'on verra dans notre ouvrage que le chancelier Bacon, qui avait l'athéisme en horrear, était infiniment éloigné de l'admettre.

On ne peut non plus, sans une injustice manifeste, imputer à Newton l'opinion de la gravité essentielle à la matière; il l'a désavoué formellement dans ses Principes et dans son Optique; mais ses Leures au docteur Bentley, qui ont paru pour la première fois en 1783 dans la dernière édition de ses œuvres, ne permettent plus de doute sur ce point: elles doivent à jamais fermer la bouche à tous les athées et tons les matérialistes qui, pour établir que la gravitation ou qu'un principe de mouvement entre dans l'essence de la matière, oseraient s'appuyer de l'autorité de Newton. Voici un fragment de sa troisième lettre.

Il est inconcevable que la nature brute et inanimée puisse opérer sur d'autre matière sans un contact mutuel ou sans l'intermède de quelque agent immatériel; il faudrait pourtant que cela fût ainsi, en supposant avec Epicure que la gravitation est essentielle et inhérente à la matière, et c'est là une des raisons qui m'a fait demander que vous à ne m'attribuassiez pas l'opinion de la gravité innée. La supposition d'une gravité innée, inhérente et essentielle à la matière, tellement qu'un corps puisse agir sur un autre à distance et au travers du vide, sans aucun intermède qui propage de l'un à l'autre leur force et leur action réciproque, cette supposition, dis-je, est pour moi une si grande absurdité, que je ne crois pas qu'un homme qui jouit d'une faculté ordinaire de méditer sur des objets physiques puisse jamais l'admettre. La gravité doit être causée par un agent qui opère con⚫stamment selon certaines lois; mais j'ai laissé à ta

Ce précurseur de la philosophie a été aussi un bel esprit. Ses Essais de morale sont trèsestimés, mais ils sont faits pour instruire, plutôt que pour plaire, et n'étant ni la satire de la nature humaine, comme les maximes de la Rochefoucault, ni l'école du scepticisme, comme Montaigne, sont moins lus que ces deux livres ingénieux. Sa Vie de Henri VII a passé pour un chef-d'œuvre.

Les deux chefs des encyclopédistes, Diderot et d'Alembert, ont encore plus fortement, et avec une plus grande connaissance de cause, exalté le génie extraordinaire de Bacon et les services inestimables qu'il a rendus aux sciences: c'est d'Alembert qui va porter la parole.

A la tête des illustres philosophes des derniers siècles, dit-il, doit être placé l'immortel chancelier d'Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages si justement estimés, et plus estimés pourtant qu'ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. A considérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d'objets sur les quels son esprit s'est porté, la hardiesse de son style qui réunit partout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel et le plus éloquent des philosophes. Bacon né dans le sein de la nuit la plus profonde, sentit que la philosophie n'était pas encore, quoique bien des gens sans doute se flattassent d'y exceller; car plus un siècle est grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu'il peut savoir. Il commença donc par envisager d'une vue générale les divers objets de toutes les sciences naturelles; il partagea ces sciences en différentes branches, dont il fit l'énumération la plus exacte qu'il lui fut possible: il examina ce que l'on savait déjà sur chacun de ces objets, et fit le catalogue immense de ce qui restait à découvrir : c'est le but de son admirable ouvrage de la Dignité et de l'Accroissement des Sciences humaines. Dans son nouvel Organe des Sciences, il perfectionne les vues qu'il avait données dans le premier ouvrage. Il les porte plus loin, et fait connaitre la nécessité de la physique expérimentale, à laquelle on ne pensait point encore. Ennemi des systèmes, il n'envisage la philosophie que comme cette partie de nos connaissances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heureux : il semble la borner à la science des choses utiles, et recommande partout l'étude de la nature; ses autres écrits sont formés sur le même plan; tout, jusqu'à leurs titres, y annonce l'homme de génie, l'esprit qui voit en grand. Il y recueille des faits, il y compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire; il invite les savants à étudier et à perfectionner les arts, qu'il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essentielle de la science humaine. Il expose avec une simplicité noble, ses conjectures et

⚫ la décision de mes lecteurs la question de savoir si cet agent est matériel ou immatériel. › Voyez des observations savantes et judicieuses sur ce sujet dans le n° 30 de la Bibl. britannique.

OEUVRES COMPL. DE M. EMERY. I

ses pensées sur les différents objets dignes d'intéresser les hommes; et il eût die, pu comme ce vieillard de Térence, que rien de ce qui touche l'humanité ne lui était étranger. science de la nature, morale, politique, économie, tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux et profond; et l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, ou des richesses qu'il répand sur tous les sujets qu'il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle. Ses écrits ne peuvent être mieux comparés qu'à ceux d'Hypocrate sur la médecine; et ils ne seraient ni moins admirés, ni moins lus, si la culture de l'esprit était aussi chère au genre humain, que la conservation de la santé; mais il n'y a que les chefs de secte en tout genre, dont les ouvrages puissent avoir un certain éclat; Bacon n'a pas été du nombre, et la forme de sa philosophie s'y opposait. Elle était trop sage pour étonner personne : la scolastique qui dominait de son temps, ne pouvait être renversée que par des opinions hardies et nouvelles; et il n'y a pas d'apparence qu'un philosophe qui se contente de dire aux hommes, voilà le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher, soit destiné à faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains. Nous oserions même faire quelque reproche au chancelier Bacon, d'avoir été peut-être trop timide, si nous ne savions avec quelle retenue, et pour ainsi dire, avec quelle superstition on doit juger un génie si sublime. Quoiqu'il avoue que les scolastiques ont énervé les sciences par leurs questions minutieuses, et que l'esprit doit sacrifier l'étude des êtres généraux à celle des objets particuliers, il semble pourtant par l'emploi fréquent qu'il fait des termes de l'école (1), quelquefois même par celui des principes scolastiques, et par des divisions et subdivisions dont l'usage était alors fort à la mode, avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de son siècle. Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, était encore retenu par quelques chaines, qu'il ne pouvait, ou n'osait

rompre.

M. Hume a fait ses preuves auprès de nos mécréants, et on ne peut proposer aucune considération qui puisse, dans cette circonstance, affaiblir ou faire récuser son témoignage. Bacon, dit-il, dans son Histoire de la Maison des Stuarts, fut un personnage universellement admiré pour la grandeur extraordinaire de son génie, et chéri pour la politesse et la douceur de son caractère. Il fut l'ornement de son siècle et de sa nation, et il ne lui a manqué qu'un peu plus de force d'ame pour être aussi l'ornement de la nature.

Un homme de lettres (1) bien connu, admirateur zélé des auteurs dont nous venons

(1) Nous n'avons point remarqué les ménagements dont parle d'Alembert, cet emploi trop fréquent et ce! abus des termes de l'école; Bacon a même entrepris de leur en substituer d'autres qui n'ont point été reçus et qui déparent quelques-uns de ses ouvrages. Voyez ce que nous en dirons dans sa vie.

(2) Garat, Leçons de l'Ecole normale, premier vo lume.

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de produire les témoignages, qui partage tous leurs sentiments, et paraît avoir étudié autant qu'eux les ouvrages de Bacon, et aussi bien qu'eux saisi sa méthode, en parle en ces termes : Le premier des créateurs de l'analyse de l'entendement humain, et le premier sans aucun doute en génie comme en date, c'est Bacon. A peine Bacon a conçu ses premières vues sur les facultés de l'entendement et sur les moyens d'en diriger l'exercice, tout à coup, et comme si en pénétrant la nature de son esprit, il avait été admis aux révélations d'un génie supérieur aux hommes, il paraît, et il se place au milieu des sciences et des savants, comme leur législateur universel. Toutes ses pensées et toutes ses paroles respirent je ne sais quelle grandeur qui annonce l'homme qui est venu pour changer toutes les opinions et pour régénérer toutes les intelligences. Dans son premier ouvrage, de Dignitate et Augmento scientiarum, il embrasse toutes les sciences comme si elles étaient toutes également son domaine. Il leur fait subir de nouvelles divisions qui les éclairent et leur indique de nouvelles cultures qui les enrichiront là, il s'érige comme au milieu des siècles de littérature, de sciences et de philosophie, un tribunal de censure, où il cite et fait comparaître tout ce qui a été pensé et écrit dans tous les ages; il sépare les vérités des erreurs, et en appréciant ce qui a été fait, trace le tableau bien plus vaste de ce qui reste à faire. Il signale les routes où on s'est égaré, et il les ferme; il en indique, et il en ouvre de toute part de nouvelles; et comme il le dit luimême, dans ce style étincelant d'images qui rend la raison plus éclatante, sans la rendre moins exacte, il ne ressemble point à ces statues qui, sur le bord des chemins, indiquent du bout du doigt aux voyageurs, celui qu'ils doivent suivre, mais qui restent muettes et immobiles. En ouvrant une route, il y entre; il fait les premiers pas et les plus difficiles; il parle aux voyageurs qu'il guide; et en se séparant d'eux, il leur enseigne encore comment ils doivent marcher lorsqu'il ne sera plus à côté d'eux ou à leur tête. Dans son second ouvrage qui devait être plus beau, parce que c'est le caractère du vrai génie de croitre toujours, dans le Novum Organum, ses vues se sont tellement étendues, qu'elles sont devenues universelles: il ne suit plus les sciences une à une pour tracer à chacune des règles particulières; il cherche des principes qui seront des lois et des lumières pour toutes les sciences à la fois. « Je ne ferai point, dit Bacon lui-même, comme ceux qui, voulant visiter et connaître un temple qu'on a rendu obscur pour le rendre plus religieux, se promènent, une lampe à la main, de chapelle en chapelle, d'autel en autel, et en éclairant une petite partie du temple, laissent son immensité dans les ténèbres : je suspendrai au milieu de la voûte un lustre qui, en éclairant toutes les parties à la fois, montrera sous un seul coup d'œil tous les autels et les images de tous les dieux » (1).

(1) L'idée de Bacon est ici très-embellie. Bacon suppose seulement une salle spacieuse, aula spatiosa,

La méthode de Bacon a changé la face des sciences, et les sciences depuis Bacon ont changé la face du monde... Il est un fait que je dois rapporter, parce qu'il est le plus beau titre de la gloire de Bacon.... Les trois plus belles decouvertes de Newton, les plus belles peut-être de tous les siècles, sont le système de l'attration, l'explication du flux et reflux, et in découverte du principe des couleurs dans l'analyse de la lumière. Eh bien! Newton, en découvrant ces trois grandes lois de la nature, n'a fait que soumettre aux expériences et au calcul trois vues de Bacon...

Les sciences physiques et la science de l'entendement, dont l'étendue est immense, ne pouvaient pas contenir encore tout le génie de Bacon. En général, en Europe, l'érudition a empêché la philosophie de naître ou de se ré pandre; et la philosophie, qui n'a pas toujours été la raison, a affecté un grand dédain pou l'érudition. Bacon, également placé entre les érudits et les philosophes, a cela de particulier entre tous les écrivains, qu'il est en même temps et celui qui a ouvert le plus de routes et de vues nouvelles aux siècles à venir, et celui qui a le mieux possédé tout ce que les siècles passés avaient produit de grand et de beau; les faits les plus éclatants de l'antiquité, les pensées les plus brillantes, les expressions les plus riches, les mots les plus piquants étaient sans cesse présents à la mémoire de Bacon, et son génie les agrandissait et les embellissait encore en les semant dans ses ouvrages. L'ancienne mythologie parmi ses divinités en avait une qu'elle représentait avec deux tétes, l'une tournée vers les siècles écoulés, qu'elle embrassait d'un seul regard, l'autre vers les siècles d venir, qu'elle embrassait aussi, quoiqu'ils n'existassent pas encore: on dirait que c'est l'image et l'emblème du génie de Bacon.

Ce n'est point là que se termine l'éloge de Bacon dans les Leçons de l'Ecole normale. Nous regrettons que les bornes de notre discours ne nous permettent pas de mettre sous les yeux de nos lecteurs l'autre partie qui n'est pas moins intéressante.

Le dernier témoignage que nous produirons, c'est celui de M. Mallet, auteur de la vie de Bacon il a été, dit M. Bertin son nouveau traducteur, l'ami de Bolingbroke, et l'éditeur de ses œuvres. Cette qualité doit lui assurer l'estime et la confiance de nos incrédules.

On peut avec raison, dit-il, appliquer à Bacon ce que César dit à Cicéron, qu'il était plus glorieux d'avoir étendu les limites de l'esprit humain, que d'avoir reculé les bornes de la

domination romaine. Bacon nous a rendu ce service important; c'est une vérité avouée par les plus grands hommes de l'Europe et par toutes les sociétés publiques, des nations les plus civilisées. La France, l'Italie, l'Allemagne. l'Angleterre, la Russie même l'ont pris pour leur chef, et se sont laissé gouverner par ses institutions; l'empire qu'il s'est élevé sur le monde savant, est aussi étendu que l'usage de

et il ne parle ni de temple, ni de chapelles, ni d'au tels, ni d'images de tous les dieux. De augra. scient. tib. 1.

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