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prompte. Pour l'état de sa conscience, nous ne devons point en être en peine; il s'était confessé, et il avait communié le jour de saint Jean; mais ce qui doit nous mettre encore plus en repos sur ce sujet, c'est qu'il se préparait depuis longtemps à paraître devant Dieu j'en avais souvent des nouvelles, et il n'y avait que buit jours qu'il m'avait écrit qu'il mourrait dans peu, quoiqu'il ne sût pas précisément quel jour serait celui de sa mort. Nous avons donc lieu d'espérer, selon les règles de la foi, qu'il a été fort peu en purgatoire; peut-être même n'y a-t-il pas été, car il est mort comme un saint, faisant sincèrement à Dieu le sacrifice de sa vie.

Quelque vertueux qu'il eût toujours été, il paraissait depuis quelque temps si détaché de la vie, qu'il ne prenait plaisir qu'à parler de l'éternité tout autre entretien l'ennuyait et l'affligeait tellement, que j'étais obligée de le consoler des conversations ordinaires dont il n'avait pu se dispenser. La solitude était ses délices: pour en jouir plus tranquillement, il s'était retiré à la Serne, sa maison de campagne, dans laquelle il est mort, ou pour mieux dire, dans laquelle il a commencé de vivre de la véritable vie.

Si je pouvais, mon fils, vous entretenir de ses dispositions intérieures, je vous ferais sentir l'obligation que vous avez à Dieu de vous avoir donné un tel père, et combien vous êtes obligé de vivre de manière à faire connaître à tout le monde que vous êtes son fils, et que vous imitez ses vertus. Mais une lettre ne me permet pas de m'étendre davantage. Je me contenterai donc de vous exhorter à ne vous pas affliger à l'excès, et de vous assurer que votre père peut vous faire plus de bien du lieu où il est à présent, que s'il vivait encore sur la terre. Si nous considérions des yeux de la foi les misères de cette vie, nous nous réjouirions du bonheur de ceux qui en sont sortis, et qui possèdent Dieu sans crainte de le perdre jainais.

Cette séparation m'a été infiniment sensible, ainsi qu'à votre sœur Thérèse, qui a néanmoins reçu ce coup du Ciel comme un ange, ce qu'elle est en effet. Elle a fait paraître, en cette amère conjoncture, une vertu consommée. Elle est fort contente d'avoir pris l'habit des Carmélites. Ainsi j'ose espérer qu'elle suivra les exemples de vertu que son cher père lui a laissés, et qu'elle sera un jour une excellente religieuse.

Pour moi, mon cher neven, j'ai été accablée de mille occupations tout le temps que votre frère don François n'a pas été établi. Vous n'aurez pas de peine à le croire, si vous faites réflexion au peu de parents qui nous restent à présent. Il y avait à Avila tant de partis qui le recherchaient en mariage, que je mourais de peur qu'il ne choisit le pire. Mais Dien par sa bonté nous a préservés de ce malheur, car il a permis qu'il ait très-bien rencontré, et qu'il ait épousé, le jour de la Conception de la sainte Vierge, une demoi

selle de Madrid, de grande qualité. Elle se nomme Orofrisia de Mendosa et Castilla; elle n'a que quinze ans, belle, bien faite, fort sage et fort vertueuse, et a de très-grandes alliances. Enfin, on prétend que, soit du côté de M. son père, soit du côté de Mme sa mère, nulle demoiselle d'Espagne n'est mieux alliée.

La mère de votre belle-sœur se nomme Béatrix. C'est une dame de mérite, capable de gouverner sagement toute la famille. Je me réjouis de ce qu'ils sont tous convenus de ne pas faire une grosse dépense. Don François est fort raisonnable; il a toujours fait paraître beaucoup de probité, beaucoup de piété ainsi j'espère qu'il sera protégé de Dieu, et qu'il continuera comme il a commencé, car il est très-bon Chrétien. Donnezmoi, mon cher neveu, la consolation d'apprendre d'aussi bonnes nouvelles de vous, et que vous imitiez les vertus de votre frère. Ne voyez-vous pas avec quelle rapidité tout passe et s'enfuit, et qu'il n'y aura que le bien et le mal qu'on aura faits dans cette vie qui ne passeront point? Le bien procurera une éternité de bonheur, et le mal une éternité de misères.

THÉRÈSE DE JÉSUS.

A la fin de l'année 1580.

LETTRE LIV.

A MONSEIGNEUR DOM ALONSO VELASQUÉ, ÉVÊque d'osme, l'un de ses directeurs. Elle lui rend compte de ses dispositions de corps et d'esprit, de la confiance qu'elle a de posséder Dieu, et des grâces qu'il lui fail.

La grâce du Saint-Esprit accompagne incessamment Votre Grandeur. Que je serais contente si je pouvais vous exprimer la paix profonde et la tranquillité parfaite qui règnent à présent dans mon âme ! La certitude qu'elle a de posséder Dieu est si grande, que, quoiqu'elle n'ait pas encore ce bonheur, il lui semble qu'elle en jouit en quelque sorte par anticipation. Pour vous en expliquer la manière, je me servirai, s'il vous plaît, Monseigneur, d'une comparaison qui éclaircira un peu ce que je désire avoir l'honneur de vous faire entendre.

C'est de même que si, par un contrat trèsassuré, on avait donné à quelqu'un une rente fort considérable, afin qu'il la recueillit dans un temps déterminé, avec cette condition qu'en attendant l'expiration du terme, il n'aurait simplement qu'un titre incontestable à la possession, sans jouir d'aucun de ses fruits; et de plus, que convaincu de son indignité, et pénétré d'une vive reconnais. sance, il refuserait d'accepter la donation jusqu'à ce qu'en servant avec zèle son bienfaiteur, il se fût efforcé de la mériter, lui fallût-il pour cela souffrir jusqu'à la fin du monde tous les maux imaginables, qui lui paraîtraient moins que rien, en comparaison d'une grâce si signalée, et d'une si

excessive libéralité. Voilà l'image de mon état.

Les grâces que Dieu me fait par sa bonté infinie sont si grandes, qu'il me semble que je puis dire, avec vérité, que mon âine n'est plus sujette, comme elle l'était autrefois, aux faiblesses et aux misères de la vie : les peines et les travaux qu'elle endure ne la touchent point véritablement, et ne lui font pas plus de mal que si l'on déchirait mes habits: elle goûte au milieu des plus dures persécutions la douceur d'un repos et d'une paix inaltérables, retirée en elle-même comme dans une forte citadelle dont on lui a donné le commandement, et d'où elle n'appréhende point les attaques et les efforts de ses ennemis. Cette paix ne m'ôte cependant pas la crainte d'offenser Dieu; au contraire, j'ai plus de soin que jamais d'éviter tout ce qui pourrait lui déplaire, ou m'empêcher de le servir fidèlement.

Je vis dans un tel oubli de moi-même et de tous mes intérêts, qu'il me semble que mon être soit en quelque sorte détruit, tant je me perds de vue et suis peu attentive à ce qui me regarde; appliquée uniquement à Dieu, à sa gloire, à son honneur et aux moyens de me conformer tous les jours plus parfaitement à sa souveraine volonté. J'ai peine néanmoins à accorder cet entier oubli de moi-même avec le soin que j'ai de ma santé, qui est plus grand qu'à l'ordinaire; j'ai moins d'application à me mortifier à l'égard de ma nourriture, moins de désir de faire des pénitences et des austérités corporelies. Il ne paraît cependant que, si je ménage un peu plus ma faiblesse, c'est dans la vue de plaire à Dieu, et de lui rendre quelque service plus important. Ainsi je lui offre comme un très-grand sacrifice ce soin même que je suis contrainte d'avoir de ma santé je fais de temps en temps quelques essais de mes forces pour éprouver de quoi je suis capable; mais ces épreuves ne durent guère, ne pouvant les continuer sans altérer cette santé, et sans contrevenir aux ordres de mes supérieurs.

Je ne doute pas que, dans cette obéissance et dans ce soin de mon corps, il ne se glisse bien de l'amour-propre quoiqu'il me paraisse que j'aurais plus de joie à faire des austérités qu'à m'en dispenser, comme effectivement j'en avais bien davantage lorsque je pouvais les pratiquer; parce qu'outre la consolation qu'on a de faire quelques petites choses pour Dieu, et de donner bon exemple à ses sœurs, on est de plus soulagé de l'extrême peine qu'on sent de ne pouvoir rendre le moindre service à cette haute majesté à qui nous sommes si redevables. Ayez, s'il vous plaît, la bonté, Monseigneur, de m'ordonner ce que je dois faire à cet égard, après avoir examiné tout ceci avec une sérieuse attention.

Pour les actes que je fais, et les désirs que j'ai de ce que je crois pouvoir servir à la gloire de Dieu, ils ne sont plus si vifs qu'ils étaient; car bien qu'ils soient trèsgrands, la passion que j'ai que sa volonté

soit accomplie, est encore infiniment plus grande; et comme je connais plus parfaitement que jamais qu'il sait mieux que moi ce qui convient le plus à sa gloire, et que je me trouve bien plus éloignée de tout intérêt particulier, ces désirs et ces actes ne peuvent subsister longtemps, ni avoir la même ardeur et la même vivacité qu'ils avaient autrefois. C'est de là cependant que procède la crainte dont je suis quelquefois frappée, quoique sans inquiétude et sans trouble, que je ne sois devenue stupide, et que je ne fasse plus rien pour Dieu. Ma mauvaise santé m'interdit les pénitences corporelles; et à l'égard des actes et des désirs de souffrir et d'endurer le martyre, et même de voir Dieu, je vous l'ai dit, Monseigneur, ils ne sont plus impétueux, et très-souvent il n'est pas en mon pouvoir de les former. Ainsi il me paraît que je ne vis que pour manger, pour dormir, pour être insensible à tout; ce qui ne m'est pas une petite peine, et me fait appréhender d'être dans l'illusion. Je ne puis néanmoins le croire, I parce que, selon tout ce qui me paraît, l'amour des créatures ne règne point dans mon cœur, et que je ne sens d'attachement pour aucune, pas même pour toute la gloire du ciel : tout mon désir est de voir Dieu, et que toutes les créatures lui obéissent; et cette passion, loin de diminuer, s'augmente de jour en jour.

Ma surprise est néanmoins très-grande de ne plus sentir cette amère douleur, et la vive inquiétude dont j'étais agitée, lorsque je pensais à la perte de tant d'âmes infortunées, qui seront éternellement séparées de leur souverain bien. Je suis également étonnée de ne plus éprouver la cuisante affliction que me causait l'incertitude si je n'offensais point Dieu. Et cependant je ne brûle pas moins du désir que le péché soit entièrement détruit et banni de dessus la

terre.

Je vous supplie, Monseigneur, d'être persuadé que, dans tout ce qui se passe maintenant dans mon âme, et dans tout ce qui s'y est passé jusqu'à ce jour, il n'est nullement en mon pouvoir d'y rien ajouter ou changer, et qu'il ne m'est pas possible de servir Dieu d'une autre manière; je mentirais si je disais autrement. Par exemple, je sais bien que, si je voulais, à l'heure qu'il est, exciter en moi le désir de mourir, je n'en viendrais jamais à bout. Je ne pourrais pas non plus, quelques efforts que je fisse, former les actes enflammés que je formais autrefois, ni sentir cet horrible tourment que me faisait endurer le souvenir des of fenses infinies qui se commettent contre Dieu. Il me serait également impossible de concevoir à présent l'extrême crainte qui m'a agitée tant d'années, d'être malheureusement séduite et trompée par le démon.

Ainsi, si je ne ne trompe, je n'ai plus besoin de consulter personne sur ce qui s'est passé autrefois dans mon âme, ni de parler davantage des grâces que Dieu me faisait je souhaite seulement savoir si je marche à présent dans le bon chemin, et si je

puis faire quelque chose pour Dieu : j'ai consulté sur cela même plusieurs directeurs, le P. Dominique, le P. Médine, et quelques Jésuites à qui j'avais autrefois communiqué les dispositions de mon cœur. Il ne me reste donc plus, Monseigneur, pour mettre fin à mes consultations, qu'à savoir les sentiments de Votre Grandeur, et à recevoir,ses ordres, auxquels je ferai gloire toute ma vie d'obéir. Ainsi, je vous conjure, au nom de Dieu, de vous y appliquer sérieusement.

Dieu ne m'a pas ôté la connaissance qu'il m'avait donnée du bonheur que possèdent dans le ciel les âmes des personnes qui me sont unies, lorsqu'elles sortent de ce monde; mais je ne sais rien de celles qui ne me touchent point.

La paix que je goûte est si pleine et si parfaite, que ni les joies et les plaisirs de la terre, ni les peines et les afflictions, quelles qu'elles puissent être, ne sont capables de la troubler. La certitude que j'ai de la présence des trois personnes divines dans mon âme me fait expérimenter à la lettre ce que dit Notre-Seigneur Jésus-Christ, chap. xIV de l'Evangile selon saint Jean, que la sainte Trinité y fera sa demeure, non-seulement par sa grâce sanctifiante, mais encore par une autre sorte de présence qu'il veut que nous connaissions, présence qui nous remplit de biens ineffables. L'un de ces biens est de n'être point obligée à chercher des considérations qui me fassent comprendre que Dieu habite en moi, puisque je l'y vois d'ordinaire, à moins que quelque violente maladie ne m'enlève sa divine présence, sa volonté étant alors de me laisser souffrir sans consolations intérieures.

Quelque grands cependant que puissent être mes maux, mon âme ne sent jamais de révolte contre la volonté de Dieu, pas même un premier mouvement: tout ce qui est en moi est, au contraire, si soumis à ses ordres, que je ne désire ni de vivre, ni de mourir, si ce n'est dans de certains moments, lorsque la passion de voir Dieu s'est fort augmentée; mais à l'instant la présence adorable de l'auguste Trinité, qui s'offre à mon aaie, s'y imprime si vivement, que cette faveur immense me console, et me fait désirer de vivre, si c'est son bon plaisir, pour le servir mieux que je n'ai fait jusqu'ici, et pour contribuer à le faire aimer et louer pius parfaitement, ne fût-ce que par une seu e créature et pour un moment. Je pré férerais cet état, s'il était à mon choix, à celui d'entrer d'abord dans la gloire. C'est la disposition de celle qui est très-respectueusement, Monseigneur, de Votre Grandeur, l'indigne servante et fille,

1581.

THÉRÈSE DE JÉSUS.

LETTRE LV.

AU R. P. JÉRÔME GRATIEN.

chait; règlements à faire, tant pour les communautés d'hommes, que pour celles de filles; autres affaires de l'ordre.

Jésus soit toujours avec votre révérence, mon Père. La persuasion où je suis que vous n'avez pas le loisir de lire de longues lettres, me fait prendre le parti de vous écrire le plus brièvement qu'il m'est possible. Je vous dirai donc, après vous avoir remercié de m'avoir fait voir les papiers que je vous renvoie, que les religieuses de Saint-Joseph d'Avila, qui témoignaient désirer si ardemment qu'on fit ce que vous savez, sont à présent tellement éloignées de la perfection de leur état, que peu s'en faut qu'elles ne soient aussi mitigées que les religieuses de l'Incarnation. Je suis prodigieusement alarmée des artifices du démon; et je ne reviens pas de ce que leur propre confesseur, quoique grand homme de bien, est plus coupaimaginé qu'elles doivent toutes manger de ble que personne de ce relâchement, s'étant la viande. C'est même une des demandes

qu'elles ont faites au Père provincial, à laquelle elles ont ajouté celle de pouvoir garder quelque chose à manger dans leurs cellules lorsqu'elles sont indisposées. Elles besoin que quelques sœurs en peuvent avoir, lui ont représenté avec tant d'adresse le que je ne m'étonne pas qu'elles aient obtenu de lui cette permission. Quel étrange renversement! Vous ne devineriez jamais celle qui a présenté cette belle requête. C'est ainsi que peu à peu, et par de faibles commenceinents, l'observance régulière se détruit, et que d'une petite faute on tombe insensiblement dans une plus grande. Que de sa première ferveur, et de prévoir l'exj'ai de douleur de voir ce monastère si déchu perfection où il était, quoiqu'il y ait d'extrême peine qu'on aura à le rétablir dans la cellentes filles dans cette communauté!

fit un règlement qui ôtât aux supérieurs le Mon désir était qu'au chapitre général on pouvoir de permettre de rien posséder en particulier; et maintenant je vous supplie de faire ajouter à ce règlement qu'on ne pourra pas non plus rien garder à manger dans sa cellule, quand même on serait inpourvoir aux besoins des malades, et de firme; mais que l'infirmière aura soin de leur laisser la nuit ce qui pourrait leur être nécessaire pour leur nourriture, selon la pour lesquelles on doit avoir une très-grande qualité de la maladie et l'état des malades, charité, telle qu'on l'a eue jusqu'ici.

dont on vient de me faire souvenir; c'est J'ai toujours oublié de vous dire une chose qu'il serait très à propos qu'on réglát au chapitre général les prières que les religieux seront obligés de faire pour chaque religieuse qui viendra à mourir : car selon que vous en userez envers nous, nous en userons envers vous. Je m'imagine que vous ne nous dites point de Messe, et que vous vous contentez de réciter quelques courtes prières pour le repos de l'âme de la défunte.

Plaintes contre une communauté qui se reld- Nous autres religieuses, nous en usons bien

mieux, nous faisons chanter une Messe, et récitons un Office des morts en chœur ; c'est, si je ne me trompe, une des anciennes constitutions qu'on observe encore aujourd'hui au monastère de l'Incarnation. Faites donc, mon révérend Père, tout ce que vous pourrez pour que cet article soit réglé, et, ne l'oubliez pas, je vous en supplie.

Je désirerais aussi qu'on décidât, au même chapitre général, s'il est d'une obligation précise d'observer le décret donné par le Pape, motu proprio, de ne sortir ni pour parer l'église, ni pour fermer la porte du monastère. Je suis persuadée qu'on y est obligé lorsqu'on le peut, quand même le Pape ne l'aurait pas ordonné. Il est bon cependant de résoudre cette difficulté, et de déclarer que les monastères qui commencent à s'établir, et qui n'ont encore personne pour les servir, ne sont point compris sous cette loi. J'espère néanmoins qu'il n'y en aura point qui ne s'y soumette avec plaisir, et qui ne trouve le moyen de se passer de cette exemption, lorsqu'on y apprendra qu'elle n'est donnée que pour le cas d'une nécessité indispensable. Encore une fois, mon révérend Père, faites en sorte, je vous prie, qu'on ne néglige aucun de ces points. Nos prieures de Tolède et de Ségovie, qui sont d'excellentes filles, ont fait fermer sans ma participation la porte qui va dans l'église; je suis ravie, comme je ne puis pas être partout, de trouver de telles prieures pleines de sagesse et de zèle, et qui me fassent souvenir de ce que je puis oublier. Pour le décret dont il s'agit, je suis sûre qu'il n'y a point de maisons réformées où il ne soit gardé très-exactement.

A l'égard de la prière que je vous ai faite touchant les religieuses qui sortent de leur maison pour faire des établissements, il me paraît que votre révérence a dressé un article un peu trop rigoureux. Il porte que, quand elles sortiront pour quelques fondations, elles doivent rester dans le nouveau monastère, à moins qu'elles ne soient élues prieures dans un autre; il faudrait, ce me semble, ajouter ou qu'il n'y ait quelques autres raisons fort considérables pour lesquelles il convienne qu'elles aillent ailleurs.

Je vous ai déjà écrit, mon révérend Père, que si l'on pouvait assembler tous les règlements des visiteurs apostoliques, et les joindre aux constitutions, en sorte que ce ne fût qu'une même chose, ce serait un grand bien pour les Carmélites, parce que les contrariétés qui se rencontrent en divers endroits des constitutions, embarrassent tellement celles qui ont moins de lumière, qu'elles ne savent où elles en sont. Faitesmoi donc le plaisir, mon révérend Père, malgré cette multitude d'occupations qui Vous accablent, de vouloir bien prendre un peu de temps pour ranger tout cela, comme je vous en ai écrit en diverses occasions; je crains que vous ne l'oubliiez, et que la lecture des saintes Ecritures ne vous charme au point de vous faire négliger le reste.

Nous nous trouvons fort bien ici, et tous les jours de mieux en mieux. Nous sommes sur le point d'acheter une maison des mieux situées. Plût à Dieu que nos affaires me permissent de me rapprocher de vous! Ne vous opposez pas, je vous prie, à l'établissement du monastère de Saint-Alexis; cette maison, toute éloignée qu'elle est de la ville, est très-belle, et on aura bien de la peine à en trouver une mieux placée : j'en fus trèscontente lorsque je la vis en allant à Valla-, dolid. D'ailleurs, il faut se souvenir que cette pauvre femme nous l'a achetée au prix de ses larmes. Je souhaiterais que ce monastère et celui de Salamanque, établis dans de grandes villes, fussent les deux premiers.. Souffrez donc, mon révérend Père, que je vous supplie de ne vous point amuser à tant choisir, puisque vous n'avez pas d'argent; tout consiste à prendre possession, et cette possession prise, Dieu fera le reste.

Les maisons sont au poids de l'or à Salamanque; nous ne pouvons, quelque diligence que nous fassions, en trouver une à acheter pour nos sœurs. Fiez-vous donc, s'il vous plaît, à ma parole; j'ai de l'expérience dans ces sortes d'affaires. Encore une fois, Dieu fera plus pour nous que vous n'imaginez. C'est beaucoup de pouvoir poser le pied dans ces grandes villes, ne fût-ce que dans un coin.

Dieu soit le terme et la fin de tous nos désirs! je le prie de nous donner ce qui nous est nécessaire pour le servir fidèlement. Votre indigne servante et fille,

27 février 1581.

THÉRÈSE DE JÉSUS.

LETTRE LVI.

A UNE RELIGIEUSE D'UN AUTRE ORDRE, qui DÉSIRAIT D'ÊTRE CARMÉlite.

Elle la refuse, et lui donne les raisons de son refus; elle lui indique la manière de se sanctifier dans son état, malgré la dissipation des personnes avec qui elle vit.

Jésus soit toujours avec votre révérence, ma chère Mère. J'ai un vrai chagrin de ne pouvoir vous rendre service dans la chose principale que vous me demandez; elle est contraire à nos constitutions, qui nous défendent très-expressément de recevoir dans nos monastères des religieuses d'un autre ordre. C'est même à ma prière que cette défense a été faite. Jugez par-là, ma chère Mère, de ce que je puis faire pour vous. J'ai remarqué tant d'inconvénients dans ces sortes de translations, que j'ai pensé qu'il serait plus aisé de leur fermer d'abord la porte, que d'y remédier après la leur avoir ouverte. Par-dessus cela, le nombre des religieuses qui ont demandé d'entrer parmi nous, et qui le demandent encore aujourd'hui, est si grand, qu'il serait impossible, quelque désir qu'on en eût, de les contenter toutes. Il y en a cependant quelques-unes parmi elles que nous aurions été ravies de recevoir, et

que nous n'avons pas reçues pour les raisons que je viens de vous exposer.

Il ne me reste donc, ma chère Mère, qu'à vous assurer du désir que j'ai de vous obliger, désir qui fait que j'ai une vraie peine de ne pouvoir vous donner la marque d'estime et d'amitié que vous me demandez. Je vous dirai cependant, quoique je sois pressée de finir cette lettre, qu'avant que les monastères de notre réforme fussent établis, j'ai demeuré vingt-cinq ans dans un couvent où il y avait cent quatre-vingts religieuses, avec lesquelles je vivais comme s'il n'y eût eu que Dieu et moi sur la terre. C'est ce qu'on peut faire, ma chère Mère, quand on aime le Seigneur comme vous l'aimez. Soyez donc fidèle à cette pratique; et toutes choses, jusqu'aux croix même fes plus pesantes, loin de vous nuire, contribueront beaucoup à vous faire avancer de plus en plus dans la perfection.

Ajoutez, s'il vous plaît, à cela, de ne vous mêler que de ce qui vous regarde, lorsque vous ne serez point, par votre charge, obligée d'observer ce que font les autres. Aimez vos sœurs pour les vertus que vous remarquerez en elles, vous efforçant de les imiter, et ne pensez jamais à leurs défauts.

Cette conduite m'a procuré tant de paix intérieure, que, quoique la communauté où j'étais fut si nombreuse, elle ne me laissait pas plus de distraction que si j'eusse été seule; au contraire, elle me servait beaucoup à m'avancer dans la vertu. Car entin, ma chère Mère, nous pouvons partout aimer et servir ce grand Dieu infiniment aimable. Qu'il soit donc béni à jamais de ce que rien ne peut, malgré nous, séparer nos cœurs de son divin amour! Je suis, pleine de respect, votre servante,

THÉRÈSE DE Jésus.
Cette lettre n'a point de date.

LETTRE LVII.

A MONSEIGNEUR DOM ALONSO VELASQUÉ, ÉVÊQUE d'osme, l'un de ses directeurs.

Elle lui apprend la manière de faire l'oraison.

Monseigneur et mon Père,

Je regarde comme une des plus grandes grâces que le Seigneur m'ait faites, celle de m'avoir donné le goût de l'obéissance. Je trouve un contentement et une consolation inexprimables dans la pratique de cette vertu, qui est celle qu'il nous à le plus recommandée. Ainsi, Monseigneur, quoique je sois fort exacte à prier le Seigneur pour vous, il est certain que le commandement que vous m'en fites l'autre jour m'y a rendue encore plus ardente. Je me suis depuis acquittée de ce devoir, sans m'arrêter à mon peu de mérite, et uniquement parce que vous l'aviez ordonné. C'est ce qui me donne lieu d'espérer que vous obtiendrez de sa bonté divine ce que j'ai cru devoir lui demander pour vous, et que mon zèle vous

sera d'autant plus agréable, qu'il est le fruit de ma soumission.

J'ai donc exposé, aux yeux de Dieu, les grâces que je sais qu'il vous a faites en vous donnant l'humilité, la charité, et ce zèle infatigable, tant pour le salut des âmes, que pour sa gloire; et connaissant vos bonnes intentions, je lui ai demandé pour vous l'ac croissement de toutes ces vertus, afin que vous fussiez aussi parfait que l'exige la dignité où il lui a plu de vous élever; mais, on m'a fait connaître que le principal vous manquait, c'est-à-dire le fondement de toutes ces vertus; et vous savez qu'où manque le fondement, l'édifice est bientôt renversé. Or, ce principal qui vous manque, c'est l'oraison avec la lampe allumée, qui est la lumière de la foi; c'est la persévérance dans l'oraison, avec la force nécessaire pour rompre et briser tout ce qui s'oppose à l'union de l'âme, qui n'est autre chose que l'onction du SaintEsprit, par le défaut de laquelle l'âme n'éprouve que sécheresse et dissipation.

Il faut souffrir patiemment cette foule de pensées, d'imaginations importunes et de mouvements naturels et impétueux, dont les uns viennent de l'âme à cause de sa sécheresse et de sa dissipation, les autres du corps par le défaut d'assujettissement à l'esprit. Nous ne nous apercevons pas de toutes ces imperfections; mais quand Dieu nous ouvre les yeux de l'âme, comme il a coutume de le faire dans l'oraison, c'est alors qu'elles se présentent à nous telles qu'elles sont.

Voici l'ordre qu'on m'a montré que vous deviez tenir dans le commencement de votre oraison. Après que vous aurez fait le signe de la croix, vous vous accuserez de tous les péchés que vous aurez commis depuis votre dernière confession. Vous vous dégagerez de toutes choses d'ici-bas, comme si vous deviez mourir à l'heure même. Vous exciterez en vous un regret sincère de toutes vos fautes, et pour pénitence vous réciterez le Miserere. Ensuite, vous direz à Dieu: Je viens à votre école, Seigneur, pour apprendre, et non pas pour enseigner. J'oserai m'entretenir avec votre souveraine majesté, quoique je ne sois que cendre et poussière et un misérable ver de terre. Daignez, Seigneur, manifester en moi votre puissance, quoique je ne sois qu'une misérable fourmi. Cela dit, vous vous offrirez à Dieu en perpétuel sacrifice

d'holocauste, et vous mettrez devant vos yeux, soit de l'âme, soit du corps, l'image de Jésus crucifié que vous considérerez attentivement et en détail, avec tout le recueillement et l'amour dont vous serez capable.

Vous considérerez d'abord la nature divine du Verbe éternel du Père, unie avec la nature humaine, qui, par elle-même, n'était rien si Dieu ne lui eût donné l'être. Vous réfléchirez sur cet amour ineffable et cette humilité profonde d'un Dieu qui s'est anéanti en se faisant homme pour faire de l'homme un Dieu. Enfin, vous ferez attention à cette magnificence et à cette libéralité avec laquelle Dieu a usé de son pouvoir pour se

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