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d'entrer dans une maison inconnue, de souffrir le mépris des pharisiens et les reproches de sa vie passée que lui faisaient ces méchants qui se moquaient de son changement, et disaient qu'elle voulait faire la sainte, comme on le dit encore aujourd'hui aux personnes qui se convertissent à Dieu, quoique toutes ne soient pas en aussi mauvaise réputation qu'était alors cette admirable pénitente? Mais il est certain, sœurs, qu'elle a eu la meilleure part, parce que ses souffrances ont été extrêmes; car, sans parler de la douleur insupportable dont elle fut pénétrée en voyant tout un peuple animé d'une haine si horrible pour son Sauveur, que ne souffrit-elle point à sa mort? On voit par là que cette illustre sainte n'était pas toujours aux pieds de Notre-Seigneur dans la contemplation et dans la joie.

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La seconde objection que vous pourrez me faire est que vous travailleriez de bon cœur à gagner des âmes à Dieu, mais que votre condition et votre sexe ne vous le permettent pas, puisqu'ils vous rendent incapables d'enseigner et de prêcher comme faisaient les apôtres. J'ai fait ailleurs une réponse à cela: mais je ne laisserai pas de la rappeler, parce que, dans les bons désirs que Dieu vous donne, cette pensée vous peut venir en l'esprit.

J'ai donc dit ailleurs qu'il arrive quelquefois que le démon nous inspire des desseins qui sont au-dessus de nos forces, afin de nous faire abandonner ceux que nous pourrions exécuter, et qu'ainsi nous ne pensions qu'à faire des choses qui nous sont impossibles. Contentez-vous donc, mes sœurs, du secours que vous pouvez donner par l'oraison à quelques âmes, et ne prétendez pas pouvoir être utiles à tout le monde; mais tâchez de l'être aux personnes en la compagnie desquelles vous vivez; votre action sera en cela d'autant plus parfaite, que vous êtes plus obligées de les servir que les autres. Car croyez-vous que ce soit peu faire de les exciter et animer toutes par votre humilité, par votre mortification, par votre charité et par tant d'autres vertus, à augmenter de plus en plus leur amour pour Dieu et leur ardeur à le servir? Rien ne lui peut plaire davantage, ni vous être plus utile; et vous voyant ainsi faire tout ce qui dépend de vous, il connaîtra que vous feriez encore beaucoup plus si vous le pouviez, et ne vous récompensera pas moins que si vous lui aviez gagné plusieurs âmes.

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la perfection dépend de l'entendement : ainsi, lorsqu'en faisant de grands efforts il leur vient beaucoup de pensées de Dieu, elles se croient aussitôt fort spirituelles; et, si on les détourne de leur oraison, quoique pour les occuper à des choses utiles, elles s'affligent et pensent être perdues. Les hommes savants ne tombent pas ordinairement dans cette erreur; mais nous autres femmes avons besoin de recevoir des instructions sur tout.

Je ne dis pas que ce ne soit une grâce de Dieu de penser toujours à lui et de méditer sur les merveilles de ses œuvres, ni qu'il soit bon de tâcher de l'acquérir: je dis seulement que tous les esprits n'y sont pas propres, et qu'au contraire il n'y a personne qui ne soit capable de l'aimer. J'ai écrit ailleurs une partie des causes de l'égarement de notre imagination, étant impossible de les rapporter toutes; c'est pourquoi je n'en parlerai point ici, je me contenterai de dire que la pensée, n'étant pas l'âme, la volonté serait bien malheureuse si elle était conduite par elle, et qu'ainsi l'avancement de l'âme ne consiste pas à beaucoup penser, mais à beaucoup aimer. Si l'on me demande ce qu'il faut faire pour acquérir cet amour, je réponds que c'est de se résoudre à agir et à souffrir pour Dieu, et à le faire en effet lorsque les occasions s'en présentent.

Ce n'est pas que la pensée de ce que nous devons à Dieu, de ce qu'il est, et de ce que nous sommes, ne soit d'un grand mérite, ne serve à prendre la résolution que je viens de dire, et ne soit fort utile dans les commencements; mais elle ne doit pas empê- . cher qu'elle ne satisfasse à l'obéissance et à la charité envers le prochain; deux vertus qui nous obligent souvent à quitter le plaisir si doux de s'entretenir seul à seul avec Dieu. Se priver de ce contentement pour de tels sujets, c'est demeurer avec lui, c'est agir pour lui; puisqu'à l'égard de la charité, il a dit de sa propre bouche: Je tiendrai comme fait à moi-même ce que vous ferez pour l'un de ces petits qui sont à moi (Matth. x, 4); et pour ce qui est de l'obéissance, il ne veut pas que nous marchions par un autre chemin que celui par lequel il a marché, quand il a été obéissant jusqu'à la mort. Si cela est très-véritable, d'où procède donc la peine que l'on ressent lorsque, pour satisfaire à l'obéissance ou à la charité, on se voit privé du plaisir de passer une grande partie du jour dans la retraite et dans l'oubli de soimême, pour ne s'occuper que de Dieu seul? Elle procède, à mon avis, de deux causes, dont la principale est l'amour-propre, qui nous empêche d'apercevoir que nous préférons notre contentement à celui de Dieu; car il est vrai que lorsqu'une âme commence à goûter combien le Seigneur est doux, elle n'a point de si grand contentement que de jouir de ses faveurs sans en être distraite par des occupations corporelles. Mais peuton avoir de la charité, aimer Dieu véritablement, et connaître ce qu'il désire de nous, et demeurer en repos, dans le temps qu'en

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Qu'heureuse est donc l'obéissance, et qu'heureuses sont les distractions qu'elle cause, puisque l'on peut arriver par elles à une si grande perfection! La personne dont je viens de parler n'est pas la seule en qui je l'ai remarquée. Apprenons donc qu'il nous doit être indifférent en quelles œuvres l'obéissance nous oblige de nous employer; et que si, par exemple, c'est à la cuisine, Notre-Seigneur ne nous y assistera pas moins qu'ailleurs, tant intérieurement qu'extérieurement.

agissant on serait utile à une âme, soit pour augmenter son amour pour lui, ou la consoler, ou la tirer de quelque péril? Combien dangereux serait ce repos dans lequel on ne considérerait que soi-même ! Et lorsque nous ne pouvons point servir le prochain par des actions, ne devons-nous pas au moins, touchés de voir tant d'âmes qui se perdent, demander continuellement à Dieu par nos prières, d'avoir pitié d'elles, et nous tenir heureuses de renoncer à notre satisfaction particulière pour faire une chose qui lui est si agréable?

On en peut dire autant de l'obéissance; car serait-il supportable que, Dieu nous commandant précisément par nos supérieurs et nos supérieures, une action importante pour son service, nous ne voulussions pas interrompre notre méditation, parce que nous prendrions plus de plaisir à considérer sa grandeur et les merveilles de ses œuvres, qu'à faire ce qu'ils nous ordonneraient? Ce serait en vérité un plaisant moyen de s'avancer dans son amour, que de vouloir ainsi lui lier les mains, en prétendant qu'il ne peut nous conduire que par le chemin qui nous plaît et nous contente davantage.

O mon Seigneur et mon Dieu, que vos voies sont différentes de nos pensées ! vous ne désirez autre chose d'une âme résolue à vous aimer et à vous suivre, sinon son obéissance, et elle n'a, pour vous plaire, qu'à s'informer de ce qui importe le plus à votre service, et désirer de l'exécuter. Il lui suffit de n'avoir point d'autre volonté que la vôtre, sans demander s'il y a divers chemins pour aller à vous, et vouloir choisir celui qui convient le plus à son humeur. Elle doit s'abandonner à vous pour la conduire en la manière que vous savez lui être la plus avantageuse, et quoique le supérieur ne pense pas à la mettre dans la voie qui pourrait la rendre plus spirituelle, mais seulement à l'employer à ce qu'il croit le plus utile pour la communauté, vous disposez, mon Dieu, les choses, en sorte que, sans que l'on comprenne comment cela s'est pu faire, ces âmes se trouvent si avancées dans la vie spirituelle par le mérite de leur obéissance, qu'on ne saurait le voir sans éton

nement.

Je connais une personne la plus affection née à l'obéissance que j'aie vue en toute ma vie, et dont la conversation seule inspirerait l'amour de cette vertu : elle a passé près de quinze ans dans des occupations continuelles de divers offices, sans avoir pu, durant tout ce temps, avoir une seule journée à elle, quelque désir qu'elle en eût; et tout ce qu'elle pouvait faire était de déroberquelques moments pour prier et conserver sa conscience toujours pure. Dieu l'en a bien récompensée; car, sans qu'elle sache comment cela s'est pu faire, elle se trouve dans cette liberté d'esprit si désirable et si précieuse qui se rencontre dans les plus parfaits. Ainsi, ayant tout acquis en ne voulant rien, elle jouit du plus grand bonheur que l'on puisse souhaiter en cette vie.

OEUVRES COMPL. DE M. EMERY. I.

Il me souvient qu'un religieux me raconta, qu'étant résolu d'obéir ponctuellement à tout ce que son supérieur lui ordonnerait, il arriva qu'après avoir travaillé avec excès, et étant déjà tard et n'en pouvant plus, il s'assit pour se reposer un peu; mais que son supérieur l'ayant rencontré, il lui ordonna de prendre une bêche et d'aller travailler au jardin ; qu'il obéit malgré la répugnance de la nature, et que, traversant un petit passage que j'ai vu plusieurs années depuis, en un voyage que je fis pour aller fonder un monastère en ce lieu-là, Notre-Seigneur lui apparut chargé de sa croix et réduit en tel état, qu'il n'eut pas de peine à connaître que ce travail qu'on lui avait commandé et qu'il croyait excessif, n'était rien en comparaison d'une si grande souffrance.

Je crois que, comme le diable voit que rien n'est si capable que l'obéissance de nous faire arriver au comble de la perfection, il n'y a point d'efforts qu'il ne fasse sous divers prétextes, pour nous dégoûter de cette vertu, et nous faire trouver de la difficulté à la pratiquer. Si l'on remarque bien ceci, l'expérience fera connaître que rien n'est plus véritable; car n'est-il pas évident que la haute perfection ne consiste pas en des consolations intérieures, en de grands ravissements, en des visions, et au don de prophétie; mais à rendre notre volonté si conforme et si soumise à celle de Dieu, que nous embrassions de tout notre cœur ce qu'il veut, et ne mettions point de différence entre ce qui est amer et ce qui est doux, lorsqu'il nous est présenté de sa main. J'avoue que c'est une chose très-difficile de faire nonseulement des choses si contraires à notre naturel, mais de les faire avec plaisir; et c'est aussi en cela que paraît la force de cet amour parfait, qui est seul capable de nous faire oublier ce qui nous contente, pour ne penser qu'à contenter celui qu'il fait régner dans notre cœur car il est certain que quelque grands que soient les travaux, ils nous paraissent doux lorsque nous considérons qu'ils sont agréables à Dieu; et c'est de cette manière qu'aiment ceux qui sont arrivés jusqu'à ce point de perfection de souffrir avec joie les persécutions, les injustices, et les atteintes que l'on donne à leur honneur.

Cela est si constant, qu'il serait inutile de m'y arrêter davantage : et ce que je prétends est de faire voir que l'obéissance est le meilleur de tous les moyens pour arriver à cet heureux état en voici la preuve. Nous

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ne sommes point maîtres de notre volonté pour l'employer tout entière et sans réserve à accomplir celle de Dieu, jusqu'à ce que nous l'ayons soumise à la raison; or, nul chemin n'est si court et si sûr pour y arriver, que celui de l'obéissance; et non-seulement nous n'y arriverons jamais par nos lumières particulières, mais nous ne le pourrions tenter sans péril, parce que notre amour-propre ne nous proposant que ce qui flatte, nous rejetons souvent ce qui est le plus conforme à la raison par la répugnance qu'il y trouve.

Il y aurait tant de choses à dire sur ce sujet, que je n'aurais jamais fait si j'entreprenais de parler à fond de ce combat qui se passe en nous, et de ce que le démon, le monde et notre sensualité nous représentent, pour offusquer de telle sorte notre raison, qu'elle nous devienne inutile. Ainsi, au lieu d'entrer plus avant dans ce discours, il vaut mieux venir aux remèdes que l'on peut apporter à un si grand mal. Je n'y en vois point de meilleur que de faire comme ceux qui, après avoir longtemps plaidé et employé beaucoup d'argent et beaucoup de peine pour voir la fin de leur procès, s'en remettent à des arbitres. Nous devons de même choisir un supérieur ou un confesseur, à qui nous rapportions sincèrement cette contestation qui se passe en nous, sans nous en inquiéter, davantage, suivant ces paroles de Notre-Seigneur : Qui vous écoute m'écoute. (Luc. x, 16.)

Puisqu'on ne peut donner que ce que l'on a, et que cette soumission de notre volonté à celle de Dieu est un trésor qui ne se trouve que dans l'obéissance, il faut s'exercer toujours de plus en plus à cette vertu ; parce que plus nous nous assujettissons aux hommes en les rendant maîtres de notre volonté, plus nous en devenons nous-mêmes les mattres, pour la pouvoir conformer à celle de Dieu. Cet assujettissement ne nous empêchera certainement pas d'arriver à cette véritable union dont j'ai parlé, qui consiste à n'avoir point d'autre volonté que celle de Dieu; c'est là l'union que je souhaite pour moi-même, et que je souhaite à toutes les âmes, plutôt que ces transports d'esprit si délicieux auxquels on donne le nom d'union, et qui le sont en effet lorsqu'ils sont suivis de l'obéissance dont j'ai parlé. Mais si cela n'est pas, ces âmes dont j'ai parlé ne se trouveront, à mon avis, unies qu'à leur amour-propre, et non pas à la volonté de Dieu.

La seconde cause du dégoût pour la vie active, dont j'ai parlé, vient, à mon avis, de ce qu'il se rencontre dans la solitude moins d'occasions d'offenser Dieu, quoiqu'il y en ait toujours quelques-unes, puisque les démons y sont et nous aussi; cette raison me paraîtrait encore plus forte pour nous faire désirer d'être séparées du commerce des créatures, que celle du plaisir de recevoir de Dieu des consolations et des faveurs. Mais c'est dans les occasions où nous courons plus de risque d'offenser Dieu, et où

nous avons besoin de nous tenir toujours sur nos gardes, que nous pouvons beaucoup mieux faire paraître si notre amour pour Dieu est véritable; c'est alors, suivant moi, que nous faisons un plus grand progrès dans la vertu, quoique nous commettions plus de fautes, et fassions même de petites chutes. Il faut remarquer que je suppose toujours que ce n'est que lorsque l'obéissance ou la charité nous y engage; car sans cela je demeure d'accord que la solitude vaut mieux, et lors même que nous sommes dans l'action, nous la devons continuellement désirer.

Si j'ai dit qu'il y a plus à profiter dans l'action que dans la solitude, c'est parce que la première nous fait connaître à nousmêmes, et voir jusqu'où va notre vertu : quelque sainte qu'une personne qui est dans la solitude ait sujet de se croire, elle ne sait ni ne peut savoir si elle a de la patience et de l'humilité, de même que, pour savoir si un homme est fort vaillant, il faut l'avoir vu dans les occasions. Saint Pierre témoignait ne rien craindre; et le contraire parut lorsqu'il fallut venir à l'épreuve.

Hélas! Seigneur, combien ne nous importe-t-il pas de connaître notre misère ! sans cela nous nous trouvons partout en péril; il nous est donc avantageux que l'on nous commande des choses qui nous fassent voir notre faiblesse : aussi je crois que Dieu nous favorise plus en un seul jour où il nous humilie et nous donne la connaissance de nous-mêmes, qu'en plusieurs journées d'oraison. Qui doute qu'un ami véritable n'aime en tout temps et en tous lieux son ami? Et quelle apparence y a-t-il que l'on ne puisse faire oraison que dans le secret de la solitude? J'avoue que les personnes qui sont dans l'action n'ont pas grand loiforce n'a point auprès de vous un soupir sir pour prier; mais mon Sauveur, quelle qui procède du fond du cœur, par la peine de voir que, outre le déplaisir de demeurer en cet exil, on ne nous donne pas le temps solations? de jouir dans la retraite de vos célestes con

Il faut donc bien prendre garde à n'oublier jamais dans l'action, quoique faite par obéissance et par charité, d'élever souvent point d'avantages des longues oraisons, son esprit à Dieu. Croyez-moi, l'âme ne tire lorsque l'obéissance et la charité l'appellent ailleurs; et, au contraire, les bonnes cuvres la rendent en peu de temps beaucoup plus capable d'être embrasée de l'amour de Dieu, que plusieurs heures de méditation. C'est de lui seul que nous devons attendre tout notre bonheur : qu'il soit béni aux siècles des siècles! Ainsi soit-il.

CHAPITRE XIII.

Plaisir inconcevable de l'âme dans l'oraison d'union.

L'oraison qu'on appelle d'union, parce que l'âme est alors plus intimement unie à Dieu,

est comme un sommeil de ces trois puissances, l'entendement, la mémoire et la volonté, dans lequel, quoiqu'elles ne soient pas entièrement assoupies, elles ne savent comment elles opèrent. Le plaisir que l'on y reçoit est incomparablement plus grand que celui que l'on goûte dans l'oraison de quiétude, et l'âme est alors tellement inondée et comme assiégée de l'eau de la grâce, qu'elle ne saurait passer outre, ni ne voudrait pas, quand elle le pourrait, retourner en arrière, tant elle se trouve heureuse de jouir d'une si grande gloire; c'est comme une personne agonisante, qui, avec le cierge bénit qu'elle tient en sa main, est prête à rendre l'esprit pour mourir de la mort qu'elle souhaite car dans une oraison si sublime, l'âme ressent une joie qui va au delà de toutes paroles; et cette joie me paraît n'être autre chose que de mourir presque entièrement à tout ce qui est dans le monde, pour ne posséder que Dieu seul, ce qui est la seule manière dont je puis m'expliquer. L'âme ne sait alors ce qu'elle fait, elle ignore même si elle parle, ou si elle se tait; si elle rit, ou si elle pleure ; c'est une heureuse extravagance, c'est une céleste folie dans laquelle elle s'instruit de la véritable sagesse, d'une manière qui la remplit d'une consolation inconcevable. Les puissances sont alors incapables de s'appliquer à autre chose qu'à Dieu; il semble que, nulle d'elles n'osant se mouvoir, nous ne saurions, sans leur faire une grande violence, les détourner d'un tel objet; et encore ne sais-je si avec tous nos efforts nous le pourrions. En cet état, on n'a dans la bouche que des paroles d'action de grâces sans ordre et sans suite, si ce n'est que Dieu lui-même les arrange; car l'entendement n'y a point de part et dans cet heureux état où l'âme se trouve, elle voudrait ne faire autre chose que de louer et de bénir Dieu : c'est alors que l'âme désirerait, pour l'intérêt de la gloire de son maître, que chacun pût voir quel est le bonheur dont il lui plaît qu'elle jouisse, afin de l'aider à l'en remercier et prendre part à sa joie, dont l'excès est tel, qu'elle en est presque suffoquée. Il me semblait que j'étais comme cette femme dont il est parlé dans une parabole de l'Evangile, qui appelait ses voisines pour se réjouir avec elle de ce qu'elle avait retrouvé la dragme qu'elle avait perdue, el que c'étaient les sentiments où devait être David, cet admirable prophète, quand il touchait sa harpe avec tant de ferveur et de zèle pour chanter les louanges de Dieu.

Mon Dieu, en quel état se trouve l'âme dans un si haut degré d'oraison ! elle voudrait être toute convertie en langues pour avoir plus de moyens de vous louer, et elle dit mille saintes extravagances qui ne procèdent toutes que du désir de vous plaire. Je connais une personne qui, quoiqu'elle ne sache point faire de vers, en faisait alors surle-champ, pleins de sentiments, très-vifs et très-passionnés, pour se plaindre à Dieu de l'heureuse peine qu'un tel excès de bon

heur lui faisait souffrir: son entendement n'avait point de part à ces vers; c'était une production de son amour, et non pas de son esprit; et que n'aurait-elle point voulu faire pour donner des marques de la joie dont cette peine était mêlée ? Il n'y a point de tourments qui ne lui eussent paru doux, si l'occasion se fût offerte de les endurer pour témoigner à Dieu sa reconnaissance de ses faveurs, et elle voyait clairement que l'on ne devait presque rien attribuer aux martyrs de la constance avec laquelle ils souffraient tant d'effroyables supplices, parce que toute leur force venait de lui.

Mais quelle peine n'est-ce point à une âme de se voir contrainte (pour rentrer dans les soins et les occupations du monde) de sortir de cet état de bonheur et de gloire, puisque je crois n'avoir rien dit des joies qu'on y ressent, qui ne soit au-dessous de la vérité ?

Soyez, Seigneur, béni à jamais, et que toutes les créatures ne cessent point de vous louer ! Je vous supplie, 6 mon Roi! que, comme en écrivant ceci je me' trouve dans cette céleste et sainte folie de votre amour dont votre miséricorde me favorise, vous y fassiez entrer tous ceux à qui je m'efforcerai de la communiquer. Ou permettez, Seigneur, que je ne converse plus avec personne, et délivrezmoi de tous les embarras du siècle, ou faites finir mon exil sur la terre pour me retirer à vous. Votre servante, mon Dieu, ne peut plus souffrir d'être éloignée de votre présence, et si elle a plus longtemps à vivre, elle ne saurait goûter d'autres consolations que celles que vous lui donnerez; elle brûle du désir d'étre affranchie des liens du corps; le manger lui est insupportable, le sommeil l'afflige; elle voit qu'en cette vie tout le temps se passe à satisfaire le corps ; et rien ne la peut contenter que vous seul, parce que, ne voulant vivre qu'en vous, c'est renverser l'ordre que de vivre en elle-même.

Je prie de considérer qu'on ne doit pas prétendre que je puisse rendre raison de ce que je dis, lorsque Notre-Seigneur me tire hors de moi-même; car je ne saurais croire que ce soit moi qui parle. Tout ce qui se présente à mon esprit me paraît comme un songe, et je ne vois autre chose que des personnes malades de cette heurcuse maladie dans laquelle je me trouve. Puissions-nous tous être frappés de cette sainte folie pour l'amour de celui qui a bien voulu, pour l'amour de nous, passer pour un insensé !

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quel il est tous les sens sont tellement remplis et occupés de cette joie, qu'ils ne sauraient s'appliquer à quoi que ce soit d'intérieur ou d'extérieur. Ils pouvaient, dans l'oraison de quiétude et d'union, donner quelque marque de leur joie; mais en celle-ci, quoiqu'elle soit incomparablement plus grande, l'âme et le corps sont incapables de la témoigner; quand ils le voudraient, ils ne le pourraient sans troubler par cette distraction le merveilleux bon heur dont ils jouissent: et s'ils le pouvaient, cette union de toutes les puissances cesserait d'être. Je ne saurais bien faire entendre ce que l'on appelle en cela union, ni com ment elle se fait; et je le laisse à expliquer à ceux qui sont savants dans la théologie mystique dont j'ignore tous les termes. Je prétends seulement rapporter ce que l'âme sent dans cette divine union, qui fait que deux choses qui auparavant étaient distinctes et séparées, n'en font plus qu'une.

Que vous êtes bon, mon Dieu! soyez béni d jamais, el que toutes les créatures vous louent de ce que votre amour pour nous fait que nous pouvons parler avec certitude de cette communication que vous avez avec quelques ames, même durant cette vie. O libéralité sans bornes, d'accorder des faveurs si excessives à des personnes qui vous ont tant offensé! Peuton n'en être point épouvanté, à moins que d'avoir l'esprit si occupé des choses de la terre, que l'on soit entièrement incapable d'envisager les merveilles de vos œuvres ? Je me perds dans la considération d'un si grand excès de bonté Quelquefois, pour me soulager, je vous dis des extravagances, non pas durant cette sublime union, étant alors incapable d'agir, mais au commencement ou à la fin de mon oraison, et je vous parle en cette sorte: Prenez garde, Seigneur, à ce que vous faites; et quoiqu'en me pardonnant tant de péchés, vous ayez voulu les oublier, souvenezvous-en, je vous prie, afin de modérer les faveurs dont vous me comblez; ne mettez pas, 6 mon Créateur! une liqueur si précieuse dans un vase à demi cassé, puisque vous avez vu si souvent qu'elle n'y peut demeurer sans se répandre n'enfermez pas un tel trésor dans une ame qui est incapable de le conserver, parce qu'elle n'a pas encore entièrement renoncé aux consolations de la vie présente ne confiez pas une place à une personne si lache, qu'elle en ouvrirait les portes aux premiers efforts des ennemis; que l'excès de votre amour ne vous fusse pas, 6 mon roi! en hasardant des pierreries de si grand prix, donner sujet de croire que vous n'en tenez pas grand compte, puisque vous les laisseriez en garde à une créature si faible et si misérable, en un mot, entre les mains d'une femme aussi méchante que je le suis, et qui, au lieu de faire valoir ses talents, les laisse inutiles et même les enterre. Vous ne faites ordinairement, mon Dieu, de si grandes graces, qu'afin que l'on soit plus en état de servir les autres, et vous savez que c'est de tout mon cœur que je vous ai dit autrefois que je m'estimerais heureuse si vous me priviez du plus

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grand bien que l'on puisse posséder sur la terre, afin de l'accorder à une autre qui en ferait un meilleur usage pour votre gloire.

Il m'est, comme je l'ai dit souvent, arrivé de tenir de semblables discours à Dieu, comme s'il ne savait pas mieux que moi ce qui m'était propre.

Au sortir de cette oraison qui unit si fortement l'âme à son Créateur, elle demeure dans une si grande tendresse pour lui, qu'elle voudrait s'anéantir, afin de se perdre heureusement en lui-même; on se trouve noyé dans ses larmes sans savoir quand, ni comment elles ont commencé à couler, et l'on sent avec un plaisir inconcevable, que, par un effet incompréhensible, ces heureuses larmes, en calmant l'impétuosité du feu de l'amour que l'on a pour Dieu, l'augmentent au lieu de l'éteindre. Ceci peut passer pour de l'arabe; il n'y a néanmoins rien de plus vrai.

Il m'est arrivé quelquefois, dans cette sorte d'oraison, de me trouver si hors de moi-même, qu'après qu'elle était finie, je ne savais si ce n'avait point été un songe, ou si la gloire à laquelle je m'étais sentie participer, était véritable : je me trouvais toute trempée des larmes qui tombaient de mes yeux avec la même abondance qu'on voit une grande pluie tomber du ciel; et cela me faisait connaître que ce n'avait pas été un songe; je me sentais alors si encouragée à souffrir pour Dieu, que pour lui en donner des preuves, j'aurais souffert avec joie que l'on eût mis mon corps en mille pièces. C'est dans cet heureux état que l'on conçoit des désirs fervents, que l'on prend des résolutions de servir Dieu d'une manière béroïque, qu'on le lui promet solennellement, et que l'on commence d'avoir le monde en horreur par la claire connaissance de sa vanité et de son néant. Et comme, lorsque le soleil donne aplomb en quelque lieu, on y aperçoit jusqu'aux moindres filets des toiles d'araignée, cette heureuse âme connaît jusqu'à ses moindres imperfections et son extrême misère. Cette vue fait disparaître à ses yeux la vaine gloire, parce qu'elle ne saurait plus ignorer qu'elle ne peut rien d'ellemême à peine peut-elle croire avoir prêté son consentement à cette extrême faveur qu'elle a reçue, parce qu'il semble que Dieu le lui ait arraché comme par force, et fermé malgré elle la porte à ses sens, afin de la faire jouir du bonheur de sa présence. Elle ne voit rien, elle n'entend rien, à moins qu'on ne lui fasse une grande violence; il n'y a presque rien qui lui puisse plaire : sa vie passée et les grandes miséricordes que Dieu lui a faites se représentent à elle dans un plein jour, et son entendement n'a pas besoin d'agir pour en discerner distinctement les plus petites circonstances; il les envisage toutes d'un seul regard. Ainsi l'âme voit que Dieu, au lieu de la châtier par les peines de l'enfer qu'elle avait si justement méritées, la rend participante de sa gloire; elle se répand alors dans les louanges de Dieu, et je voudrais, à l'heure

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