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vraient faire pour le réparer, la plupart de celles qui ont peu d'esprit croyant toujours savoir mieux que les plus sages ce qui leur est propre; et ce mal me semble incurable, parce qu'il arrive très-rarement qu'il ne soit point accompagné de malice.

Au contraire, lorsqu'une personne de bon sens commence à s'affectionner au bien, elle s'y attache fortement, parce qu'elle connaît que c'est le meilleur et le plus sûr; et quoiqu'elle ne s'avance pas beaucoup dans la vertu, elle pourra servir aux autres en plusieurs choses, particulièrement par ses bons conseils, sans donner de la peine à personne; au lieu que, quand l'esprit manque, je ne vois pas en quoi elle pourrait être utile à une communauté; mais je vois bien qu'elle lui pourrait être nuisible.

Ce défaut d'esprit ne peut pas sitôt se reconnaître, parce qu'il y en a plusieurs qui parlent bien et qui comprennent mal ce qu'on leur a dit, et d'autres qui parlent peu et assez mal, mais qui raisonnent bien en plusieurs choses. Il y en a d'autres qui, étant dans une sainte simplicité, sont trèsignorantes en ce qui regarde les affaires et la manière d'agir du monde, et fort savantes en ce qui se doit traiter avec Dieu : c'est pourquoi il faut beaucoup les observer avant de les recevoir, et les éprouver très-soigneusement avant de les faire professes.

CHAPITRE XXIII.'

Effet de la mélancolie; moyens dont on peut user pour remédier à un si grand mal, si dangereux dans les monastères.

Mes sœurs du monastère de Salamanque m'ont priée avec instance de leur dire quelque chose de la manière dont elles doivent se conduire envers celles qui sont d'un naturel mélancolique; car, quoique nous évitions avec grand soin d'en recevoir de cette sorte, cette humeur est si subtile, si cachée, si difficile à découvrir, que nous ne nous en apercevons que lorsque nous ne pouvons plus renvoyer celles qui y sont sujettes.

Je connais des personnes tellement persécutées de cette malheureuse humeur mélancolique, que peu s'en faut qu'elles ne perdent l'esprit, mais qui ont tant d'humilité et tant de crainte de Dieu, qu'elles obéissent aussi exactement qu'aucune des autres. Si quelques-unes ne veulent pas se soumettre de leur bon gré, il faut que les supérieures les y contraignent, sans se laisser toucher d'une compassion indiscrète qui pourrait causer le trouble de tout le monastère.

Il pourra sembler à quelques-unes qu'il y a de l'injustice de traiter une personne maJade aussi rudement que si elle était saine; mais si cela était véritable, il y en aurait donc à lier les fous et à les fouetter, et il faudrait leur permettre de battre et d'assommer tout le monde. On me doit croire en ceci puisque j'en ai fait l'épreuve, et qu'après avoir employé, à mon avis, toutes sortes

de remèdes, je n'y en ai point trouvé d'autres.

Si la supérieure, par une dangereuse compassion, n'use d'abord de cette rigueur envers ces personnes mélancoliques, elles deviendront bientôt insupportables, et auront déjà beaucoup nui aux autres lorsqu'elle voudra y remédier. Mais si, comme je l'ai dit, il y a de la charité et non pas de la cruauté à lier et à châtier les fous pour empêcher les effets de leur fureur, n'y en a-t-il pas encore davantage à prévenir le mal que ces personnes causeraient aux âmes si l'on n'usait envers elles de sévérité? Je suis trèspersuadée qu'à l'égard de quelques-unes, on en doit plutôt attribuer la faute à ce qu'elles sont d'un naturel libre, indocilè et peù bumble, que non pas à la mélancolie, parce que j'ai remarqué qu'elles ont le pouvoir de se retenir en la présence de ceux qu'elles craignent et pourquoi ne le feraient-elles donc pas par la crainte de déplaire à Dieu? En vérité, j'appréhende fort que le démon, pour gagner plusieurs âmes, ne se serve du prétexte de cette humeur; car je vois qu'on l'allègue plus que l'on ne faisait, et que l'on nomme mélancolie ce qui n'est, en effet, que le désir de faire sa propre volonté. Ainsi, je crois que l'on ne doit plus souffrir, ni dans nos monastères, ni dans tous les autres, que l'on y nomme seulement ce nom de mélancolie, qui entraîne avec lui une certaine liberté si contraire à la soumission et à l'obéissance que demande la vie religieuse. I! faut donner à cette fâcheuse humeur le nom

de maladie, et d'une maladie très-dangereuse, puisqu'elle l'est en effet, et la traiter comme telle. Il est à propos aussi, et même nécessaire, de purger de temps en temps ces personnes dans l'infirmerie, et que lorsqu'elles en sortiront pour retourner à la communauté, elles ne soient pas moins humbles et obéissantes que les autres, sans pouvoir, pour s'en exempter, alléguer leurs indispositions. J'en ai dit les raisons, et je pourrais en ajouter encore d'autres; mais la supérieure ne doit pas laisser d'avoir pour elles la compassion d'une véritable mère, et d'employer toutes sortes de moyens pour les guérir de celte infirmité.

Il semble que ceci soit contraire à ce que j'avais dit, qu'il faut les traiter avec rigueur. Il ne l'est pas néanmoins, puisque cette rigueur consiste à leur faire connaître qu'elles ne doivent point prétendre qu'on leur permette de se dispenser de l'obéissance pour faire leur volonté, rien n'étant si dangereux que de leur donner sujet de le croire. Mais la prudence oblige la supérieure à ne leur pas commander des choses auxquelles elle jugera qu'elles auraient de la répugnance, et ne pourraient gagner sur elles de se contraindre à les faire : elle doit, au contraire, user de douceur pour les porter, s'il est possible, à obéir par amour. C'est sans doute la meilleure de toutes les voies, et elle réussit ordinairement, en faisant connaître à ces personnes, tant par paroles que

par actions, que l'on a pour elles beaucoup d'affection et de tendresse.

Il faut aussi remarquer que le plus utile de tous les remèdes est de fort occuper ces personnes dans les offices de la maison, afin qu'elles n'aient pas le loisir de s'entretenir de ces imaginations qui sont la cause de leur mal; et quoiqu'elles ne s'acquittent pas trop bien de ces emplois, on doit souffrir les fautes qu'elles y feront, pour n'être pas obligé d'en souffrir de plus grandes si l'esprit leur tournait tout à fait. Je ne sais point de meilleur remède pour cette maladie. On doit prendre garde aussi qu'elles n'emploient pas trop de temps à l'oraison, ni même aux prières ordinaires; cela leur serait très-préjudiciable, parce que la plupart ayant l'esprit très-faible, elles ne s'entretiendraient que d'imaginations creuses et extravagantes. Il ne faut aussi leur laisser manger du poisson que très-rarement, et ne les pas tant faire jeûner que les autres.

Si l'on s'étonne de me voir donner tant d'avis sur ce sujet, et que je ne parle point des autres, quoiqu'il se rencontre un si grand nombre de maux en cette misérable vie, principalement dans un sexe aussi fragile qu'est le nôtre, je le fais pour deux raisons. La première, parce que les personnes frappées de cette maladie de mélancolie si contraire à la perfection, et plus dangereuse que celles où il y va de la vie, ne voulant pas demeurer d'accord lorsqu'on les oblige de garder le lit, quoiqu'elles n'aient point de fièvre, il faut, au défaut du médecin que l'on n'oserait appeler, que la supérieure y supplée. La seconde raison est que les autres maladies finissent ou par la santé, ou par la mort; mais il est très-rare que l'on guérisse ou que l'on meure de celle-ci, si ce n'est que l'on perde entièrement l'esprit; ce qui est une espèce de mort, puisque l'on meurt par ce moyen à toutes les choses du monde. Ne peut-on pas dire que ces âmes éprouvent aussi une autre espèce de mort, par les peines que leur causent leurs imaginations et leurs scrupules, à qui elles donnent le nom de tentations, et dont elles peuvent tirer beaucoup de mérite si elles les supportent avec patience? Que si elles pouvaient connaitre que cela ne procède que de cette humeur mélancolique, et qu'ainsi elles ne s'en missent pas trop en peine, elles se trouveraient bientôt fort soulagées. J'avoue qu'elles me font beaucoup de compassion; et chacune de nous, considérant que la même chose lui peut arriver, n'en doit pas seulement avoir pitié, mais les supporter dans leur infirmité, sans néanmoins le leur témoigner. Dieu veuille que je ne me sois point trompée dans les avis que j'ai donnés pour remédier à une si étrange maladie!

CHAPITRE XXIV.

Vaines excuses des religieuses tièdes. J'entends quelquefois des personnes religieuses dire, pour excuser leur tiédeur,

que Dieu faisait des grâces extraordinaires aux saints fondateurs de leurs ordres, parce que leurs vertus en devaient être comme les fondements, et cela est véritable; mais ces personnes ne devraient-elles pas considérer que l'exemple qu'elles sont obligées de donner aussi par leur vertu, doit de même servir de fondement à celles qui viendront après elles? Si nous, qui sommes encore en vie, ne tombions point dans le relâchement, et si celles qui nous succéderont se maintenaient aussi dans l'étroite observance de la règle, cet édifice spirituel ne subsisterait-il pas ? Mais quel avantage puis-je tirer de ce que ces saints, qui m'ont précédée, l'ont établi et soutenu avec tant de travaux et de courage, si, par ma faute et mon peu de vertu, je le laisse tomber en ruine? N'est-il pas visible que ceux qui entrent en religion, au lieu de porter leur pensée à un souvenir aussi éloigné que celui des fondateurs des ordres, les arrêtent sur les supérieurs et les autres religieux qui leur sont présents? En vérité, c'est une chose plaisante de rejeter la cause de nos imperfections sur ce que nous ne nous sommes pas rencontrées dans ces temps passés!

Omon Sauveur, que ces excuses sont vaines et déraisonnables! Et n'est-il pas évident que c'est se tromper soi-même ? J'ai honte, mon Dieu, d'étre si mauvaise et si inutile pour votre service; mais je vois bien que je ne dois attribuer qu'à mes imperfections et à mes péchés, si vous ne m'avez pas favorisée des mêmes grâces que vous avez faites à celles qui étaient avant moi. Je ne puis voir sans douleur que ma vie est différente de la_leur, ni en parler sans verser des larmes. Je reconnais qu'au lieu de profiter de leurs travaux, je les ai rendus inutiles par le mauvais usage que j'en ai fait, sans pouvoir m'en prendre qu'à moi-même, et non pas à vous, de qui personne ne saurait avoir sujet de se plaindre. Chacun doit seulement, lorsque son ordre se reláche en quelque chose, s'efforcer par sa vertu d'être comme une pierre dont la solidité aide à soutenir ce saint édifice, et ne point douter que vous ne l'assistiez dans une résolution si louable.

CHAPITRE XXV.

Exhortations aux Carmélites sur la persévérance duns l'esprit de leur état et sur le désintéressement dans la réception des no

vices.

Plaise au Tout-Puissant de nous donner une grâce si abondante, que rien ne soit capable de nous empêcher d'avancer dans son service, et qu'il veuille toujours, s'il lui plaît, être notre protecteur et notre soutien, afin que nous ne perdions pas, par notre làcheté, un aussi grand bien que celui dont il a commencé à favoriser des créatures aussi faibles et aussi misérables que nous le sommes! Je vous conjure en son nom, mes sœurs et mes filles, de lui faire sans cesse cette prière, et que chacune de celles qui entre

ront à l'avenir dans ces maisons saintes, se représente continuellement que ç'a été par une grâce toute extraordinaire que cet ordre de la sainte Vierge est rentré dans la première observance de sa règle, afin qu'il ne permette pas qu'elle se relâche. Considérez que des choses qui paraissent légères ouvrent la porte à de grands désordres, et font, sans que l'on s'en aperçoive, que l'esprit du monde entre dans ces lieux consacrés à la retraite et au silence. Représentez-vous la pauvreté et les travaux qui vous ont procuré le repos dont vous jouissez, et vous connaftrez que la plus grande partie de nos monastères ne sont pas l'ouvrage des hommes, mais celui de Dieu, qui prend plaisir à nous accorder de nouvelles grâces quand nous n'y apportons point d'obstacles. Car d'où pensez-vous qu'une fille aussi faible et aussi imparfaite que je le suis, ait tiré de la force pour exécuter de si grandes choses? Une fille soumise à autrui, une fille sans argent et sans secours, celui de mes frères qui m'assista en la fondation de Séville étant encore alors dans les Indes? Et comment pourriez-vous douter, mes sœurs, que ce ne soit Dieu qui ait tout fait, puisque je ne suis pas d'une naissance assez illustre pour m'attribuer l'honneur que l'on m'a rendu en tant de rencontres; et que, de quelque côté que l'on considère ce qui s'est passé dans ces fondations, il faut toujours en venir à reconnaître que Dieu seul en a été la source? Ne serions-nous donc pas bien malheureuses si nous manquions de maintenir en sa perfection un si grand ouvrage, quand il nous devrait coûter, pour le conserver, notre repos, notre honneur et notre vie? Mais ces trois choses, au contraire, s'y rencontrent car quel repos égale celui dont vous jouissez avec une telle paix et une si grande joie intérieure, qu'au lieu d'appréhender la pauvreté, vous la désirez? Quel honneur peut être plus grand que d'être les épouses d'un Dieu? Et quelle vie peut être plus heureuse que celle où l'on n'appréhende point la mort, comme nous en voyons des exemples en celles qui finissent leurs jours parmi nous? Ainsi, si vous demandez sans cesse à Dieu la grâce de vous avancer de plus en plus dans son service, si vous vous défiez de vous-mêmes pour ne vous confier qu'en lui, et si vous ne vous découragez jamais, il ne vous refusera jamais son assistance.

N'appréhendez donc point que rien vous manque; et pourvu que vous soyez contentes des dispositions de celles qui se présenteront pour être religieuses, et qu'elles soient riches en vertu, ne craignez point de les recevoir, quoiqu'elles soient pauvres des biens du monde : il suffit qu'elles viennent dans le dessein de servir Dieu le plus parfaitement qu'elles pourront. Il pourvoira à vos besoins par quelque autre voie qui vous sera beaucoup plus avantageuse: j'en parle par expérience, et il m'est témoin que je n'ai jamais refusé aucune fille par défaut de bien, quand j'étais contente du reste. Le grand nombre que vous savez que

j'en ai reçu purement pour l'amour de Dieu, en est une preuve, et je puis assurer avec vérité, que je n'étais pas si aise d'en recevoir de riches que de pauvres, parce que les premières me donnaient quelque crainte, au lieu que les autres touchaient si sensiblement mon cœur, que souvent j'en pleurais de joie. Si en tenant cette conduite lorsque nous n'avions ni maison, ni argent pour en acheter, Dieu nous a tant assistées, serionsnous excusables de ne pas tenir la même conduite maintenant que nous avons de quoi vivre? Croyez-moi, mes filles, vous perdriez en pensant gagner. Si celles qui se présenteront ont du bien qu'elles ne soient point obligées de donner à d'autres qui en auraient besoin, je trouve bon que vous le receviez en aumône, parce qu'il me semble qu'autrement elles vous témoigneraient peu d'affection; mais prenez toujours garde que celles qui seront reçues ne disposent de leur bien que par l'avis de personnes doctes, et pour la plus grande gloire de Dieu. Nous ne saurions qu'avec ces conditions prétendre en recevoir d'elles; et il nous importe beauplus qu'elles servent Dieu le plus parfaitement qu'elles pourront, puisque ce doit être notre seul désir. Toute misérable que je suis, je puis dire à son honneur et pour votre consolation, que je n'ai jamais rien fait dans nos fondations, que je n'aie cru conforme à sa volonté, dont je n'aurais voulu, pour quoi que ce fût, m'éloigner en la moindre chose, et que par l'avis de mes confesseurs, qui, depuis que j'ai pris cette résolution, se sont tous trouvés fort savants et personnes de grande pitié. Je ne le rapporte, mes filles, qu'afin de vous faire encore mieux connaître combien vous lui êtes obligées, et que jusqu'à cette heure, nous n'avons fait tort à qui que ce soit. Qu'il soit béni à jamais d'être la cause de tout notre bonheur, et d'avoir suscité des personnes charitables pour nous assister. Je le prie de nous faire la grâce de n'être point ingrates de tant de faveurs dont nous lui sommes redevables. Ainsi soit-il.

CHAPITRE XXVI.

Manière dont les supérieures doivent se conduire, et discrétion avec laquelle elles doivent faire pratiquer la mortification et l'obéissance.

Les vertus et les talents des supérieures étant différents, elles veulent ordinairement conduire les religieuses qui leur sont soumises par le chemin qu'elles-mêmes tiennent. Celles qui sont fort mortifiées, trouvent facile tout ce qu'elles commandent pour assujettir la volonté, parce qu'il leur semble qu'elles le feraient sans peine, quoique, si on le leur ordonnait, elles y seraient bien empêchées; c'est pourquoi il faut extrêmement prendre garde à ne rien commander aux autres de ce qui leur paraît rude à elles-mêmêmes; car la discrétion est très-importante dans le gouvernement des âmes, et non

seulement nécessaire en de semblables rencontres, mais j'ose dire beaucoup plus qu'en d'autres, parce qu'il n'y a point de plus grand compte que celui que nous rendrons des personnes dont nous avons la conduite, tant pour ce qui regarde l'extérieur que l'intérieur. D'autres supérieures, qui ont l'esprit fort élevé, voudraient que l'on priât sans cesse sur quoi, comme j'ai dit que Dieu conduit les âmes par des chemins différents, ces supérieures doivent considérer qu'il ne les a pas établies en autorité pour choisir celui qui leur plaît le plus, mais pour suivre celui qui leur est prescrit par la règle et par nos constitutions, quoiqu'elles voulussent en tenir un autre. Je rencontrai dans l'un de nos monastères une de ces supérieures si affectionnée à la pénitence, qu'elle conduisait toutes les sœurs par cette voie, et obligeait quelquefois la communauté à se donner la discipline pendant l'espace des sept psaumes de la pénitence et de quelques oraisons, et de faire d'autres choses semblables. De même, lorsque la prieure a une dévotion extraordinaire pour l'oraison, au lieu de se contenter que les sœurs la fassent à l'heure ordonnée, elle veut qu'elles s'y occupent après Matines, quoiqu'elle ferait beaucoup mieux de les envoyer dormir. Je voudrais qu'on se contentat qu'elles accomplissent leur règle, en quoi il y a assez à travailler, et que le reste se fit avec douceur, particulièrement en ce qui regarde la mortification. Il faut considérer que ces mortifications ne sont pas d'obligation, ni nécessaires pour élever l'âme à une haute perfection, qui est un ouvrage qui ne s'accomplit que peu à peu, en aidant et en conduisant les personnes selon la capacité et l'esprit que Dieu leur donne; et c'est se tromper de s'imaginer que l'on n'a pas pour cela besoin d'esprit, puisqu'il y en a qui demeurent longtemps avant que de pouvoir connaître ce que c'est que la perfection, et quel est l'esprit de notre règle.

Il est vrai que celles-là se trouveront peutêtre les plus saintes, parce qu'elles ne sauront pas quand il est permis de s'excuser, et autres petites choses semblables, à quoi elles se porteraient facilement, si elles l'entendaient; au lieu que, n'y comprenant rien, il leur paraît qu'il y a de la vertu à ne pas le faire. Je connais une de ces âmes qui est à mon avis l'une de toutes celles de nos monastères qui a le plus d'esprit, et à qui Dieu fait de plus grandes grâces, tant en ce qui regarde la pénitence que l'humilité, et qui néanmoins n'a pu entrer dans certaines choses de nos constitutions, comme par exemple, d'accuser ses sœurs dans le chapitre des fautes qu'elle a remarquées en elles. Il lui semble que c'est manquer de charité, et elle demande comment il lui serait possible de dire du mal de ses sœurs. Je pourrais rapporter d'autres exemples semblables de quelques-unes de celles qui servent Dieu le plus parfaitement, et qui sont dans le reste les plus éclairées.

Une supérieure ne doit pas aussi se per

suader de pouvoir bientôt acquérir la connaissance des âmes; cela n'appartient qu'à Dieu qui seul pénètre le fond des cœurs. Il faut qu'elle se contente de le suivre en travaillant de tout son pouvoir à conduire chacune d'elles dans le chemin où il lui plaît de la mettre, supposé toutefois qu'elle ne manque point à l'obéissance ni aux autres points essentiels de la règle et des constitutions.

Pour revenir à la mortification, lorsqu'une supérieure, pour mortifier une religieuse, lui commande une chose qui, quoique petite en elle-même, lui est fort pénible, si elle voit qu'en l'exécutant elle demeure si inquiétée et si tentée, qu'il lui serait plus avantageux qu'on ne la lui eût point ordonnée, la prudence oblige cette supérieure à ne pas tenir envers elle une conduite si rude, mais à dissimuler et se contenter de la faire avancer peu à peu jusqu'à ce que Notre-Seigneur agisse lui-même en elle, afin que ce qu'elle ferait dans le dessein de servir cette âme, qui ne laisserait pas, sans ses actions de mortification, d'être une fort bonne religieuse, ne lui soit pas un sujet de trouble et d'abattement d'esprit. Quelques-unes embrassent si volontiers les mortifications, que plus elles sont grandes, plus elles s'en réjouissent, parce que la grâce que Notre-Seigneur lui a fait d'assujettir leur volonté, leur donne cette force. D'autres, au contraire, ne sauraient supporter de légères mortifications, et leur en ordonner serait comme mettre sur les épaules d'un enfant deux sacs de blé, que non-seulement il ne pourrait porter, mais dont le poids l'accablerait.

J'ai aussi un autre avis très-important à donner aux supérieures; c'est que, quoique ce ne soit que pour éprouver l'obéissance, elles n'ordonnent rien qui puisse être un péché, non pas même véniel; car j'en sais qui auraient été mortels si on les eût accomplis, non pas peut-être à l'égard de celles qui n'auraient fait qu'obéir, parce que leur simplicité les aurait excusées, mais à l'égard de la supérieure qui sait qu'elle ne leur commande rien qu'elles n'exécutent; ce qu'elles ont lu ou entendu rapporter des actions extraordinaires des saints Pères du désert, leur persuade que tout ce qu'on leur commande est juste, et que, quand il ne le serait pas, elles ne sauraient pécher en l'accomplissant. Quant aux religieuses soumises à l'obéissance, si on leur commandait une chose qui de soi-même fût un péché mortel, elles ne la doivent pas faire, si ce n'est de ne point entendre la Messe, de ne pas observer quelques jeûnes de l'Eglise, ou choses semblables, dont la supérieure aurait des raisons légitimes de les dispenser, telle que serait celle d'une maladie. Mais quant à des commandements extravagants, comme de se jeter dans une mare ou dans un puits, elles ne le pourraient faire sans offenser Dieu, parce qu'on ne doit pas se persuader qu'il fera des miracles pour nous préserver, comme il en faisait

pour ces grands saints: j'approuve seulement toutes les autres choses où l'on peut, sans s'engager en de tels périls, pratiquer la parfaite obéissance.

CHAPITRE XXVII.

Avis de sainte Thérèse à ses religieuses, et dont la plupart conviennent à tous les fidèles.

1. L'esprit de l'homme ressemble à la terre, qui, quoique fertile, ne produit que des ronces et des épines, lorsqu'elle n'est pas cultivée.

2. Parlez avantageusement de toutes les personnes de piété, comme des religieux, des prêtres et des ermites.

3. Quand vous serez avec plusieurs, parlez toujours peu.

4. Conduisez-vous avec une grande modestie dans toutes les choses que vous ferez et dont vous traiterez.

5. Ne contestez jamais beaucoup, principalement en des choses peu importantes. 6. Parlez à tout le monde avec une gaieté modérée.

7. Ne raillez jamais de quoi que ce soit. 8. Ne reprenez jamais personne qu'avec discrétion et humilité, et avec une confusion secrète de vos défauts particuliers.

9. Accommodez-vous toujours à l'humeur des personnes avec qui vous traiterez. Soyez gaies avec ceux qui sont gais, et tristes avec ceux qui sont tristes; et enfin rendez-vous toutes à tous pour les gagner tous.

10. Ne parlez jamais sans y avoir bien pensé auparavant, et sans l'avoir fort recommandé à Notre-Seigneur, afin de ne rien dire qui lui soit désagréable.

11. Ne vous excusez jamais, à moins qu'il n'y ait grande raison de le faire.

12. Ne dites jamais rien de vous-même qui mérite quelque louange, comme ce qui regarde le savoir, ou les vertus, ou la naissance, à moins qu'il n'y ait sujet d'espérer que cela pourra servir à ceux à qui vous le dites; et alors il faut le faire avec humilité, et considérer que ce sont des dons que l'on a reçus de la main de Dieu.

13. Ne parlez jamais avec exagération; mais dites simplement et sans chaleur ce que vous pensez.

14. Mêlez toujours quelque chose de spirituel dans vos discours et dans les conversations où vous vous trouverez, pour éviter ainsi les paroles inutiles et les disputes.

15. N'assurez jamais rien sans bien le savoir.

16. Ne vous mêlez jamais de dire votre sentiment sur quoi que ce soit, à moins qu'on ne vous le demande, ou que la charité ne vous y oblige.

17. Lorsque quelqu'un parlera de choses bonnes et spirituelles, écoutez-le avec humilité comme un disciple écoute son maitre, et prenez pour vous ce qu'il aura dit de bon.

18. Découvrez à votre supérieure et à vo

tre confesseur toutes vos tentations, vos imperfections et vos peines, afin qu'ils vous assistent de leurs conseils et vous donnent des remèdes pour les surmonter.

19. Ne demeurez point hors de votre cellule, ni n'en sortez point sans sujet; et lorsque vous serez obligée d'en sortir, implorez le secours de Dieu, afin qu'il vous garde de l'offenser.

20. Ne mangez ni ne buvez qu'aux heures ordinaires, et rendez alors de grandes actions de grâces à Dieu.

21. Faites toutes choses comme si vous voyiez véritablement Dieu présent devant vous; car l'âme en cette manière fait de grands progrès.

22. N'écoutez jamais ceux qui disent du mal de quelqu'un, et n'en dites jamais aussi, si ce n'est de vous-même; et lorsque vous prendrez plaisir d'agir de la sorte, vous avancerez beaucoup.

23. Ne faites aucune action sans la rapporter à Dieu en la lui offrant, et sans lui demander qu'il la fasse réussir à son honneur et à sa gloire.

24. Lorsque vous serez dans la joie, ne vous laissez point emporter à des ris immodérés; mais que votre joie soit humble, douce, modeste et édifiante.

25. Considérez-vous toujours comme étant servante de toutes les autres, et regardez en chacune d'elles Notre-Seigneur JésusChrist; par ce moyen vous n'aurez nulle peine à les respecter.

26. Soyez toujours aussi disposée à pratiquer l'obéissance, que si Jésus-Christ luimême vous l'ordonnait par la bouche de votre supérieure.

27. En toute action et à toute heure, examinez votre conscience; et, après avoir remarqué vos fautes, tâchez de vous en corriger avec l'assistance de Dieu : en marchant par ce chemin, vous arriverez à la perfection religieuse.

28. Ne pensez point aux imperfections des autres, mais seulement à leurs vertus, et ne pensez, au contraire, qu'à vos imperfections.

29. Ayez toujours un grand désir de souffrir pour Jésus-Christ en toutes choses, et dans toutes les occasions qui pourront se présenter.

30. Faites chaque jour cinquante oblations de vous-même à Dieu, et faites-les avec beaucoup de ferveur et un grand désir de le posséder.

31. Ayez présent durant tout le jour ce que vous avez médité le matin, et faites-le avec un soin particulier, parce que vous en tirerez un grand avantage.

32. Conservez soigneusement les sèntiments que Dieu vous inspire, et mettez en pratiqué les bons désirs qu'il vous donne dans l'oraison.

33. Fuyez toujours la singularité autant qu'il vous sera possible, parce que c'est un mal fort dangereux dans une communauté.

34. Lisez souvent vos statuts et votre rè

gle, et observez-les très-exactement.

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