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La faveur, la disgrace, le lever, le débotter, voilà les phénomènes. Tout roule là-dessus. Demandez-leur la cause du retour des saisons, du flux de l'océan, de mouvement des sphères; c'est le petit coucher. Ainsi M. Decazes, absorbé tout entier dans la contemplation de l'étiquette, des présentations, du tabouret, des préséances, ne nous méprise pas, à proprement parler, il nous ignore.

Mais soit, je veux, pour vous satisfaire, qu'il ait dit sa pensée, comme un homme du commun, naïvement, sans détour, ainsi qu'il eût pu faire avant d'être ce qu'il est; qu'enfin, il nous méprise dans le vrai sens du mot, ayant pour nous ce dédain qu'à sa place montrèrent pour la gent gouvernée Mazarin, Bonaparte, Alberoni, Dubois; je lui pardonne encore, et comme moi, monsieur, vous lui pardonnerez, si vous faites attention à ce que je vais vous dire. On juge par ce qu'on voit de ce qu'on ne voit pas; du tout par la partie que l'on a sous les yeux. Faiblesse de nos sens et de l'entendement humain ! on juge d'une nation, d'une génération, de tous les hommes par ceux avec qui l'on déjeune; et ce voyageur disait, apercevant l'hôtesse: Les femmes ici sont rousses. Ainsi fait M. Decazes, ainsi faisons-nous tous. Cette nation qu'il méprise, nous l'estimons; pourquoi? c'est qu'à nos yeux s'offrent des gens dont la vie tout entière s'emploie

à des choses louables, et de qui l'existence est fondée sur le travail, père des bonnes mœurs, la foi dans les contrats, la confiance publique, l'observation des lois. Je vois des laboureurs aux champs dès le matin, des mères occupées du soin de leur famille, des enfans qui apprennent les travaux de leur père, et je dis (supposant qu'ils jeûnent le carême): il y a d'honnêtes gens. Vous voyez à la ville des savans, des artistes, l'honneur de leur patrie, de riches fabricans, d'habiles artisans, dont l'industrie chez nous, secondée par la nature, lutte contre les taxes et les encouragemens; une jeunesse passionnée pour tous les genres d'étude et de belles connaissances, instruite, non par ses docteurs, de ce qui importe le plus à l'homme de savoir, et mieux inspirée qu'enseignée sur le véritable devoir vous n'avez garde, je crois, de mal penser des Français, de mépriser cette nation, la connaissant là. Mais le comte Decazes, par où nous connaît-il? et que voit-il? la cour.

par

Mazarin, étant roi, disait familièrement aux grands qui l'entouraient : « Affe (dans son langage demi-trasteverin), vous m'aviez bien trompé, signori Francesi, avant que j'eusse l'honneur de vous voir, comme je fais. Que je sois impiso, si je me doutai d'abord de votre caractère. Je vous trouvais un air de fierté, de courage, de générosité. Non, je ne plaisante

point; je vous croyais du cœur. Je m'en souviens très-bien, quoiqu'il y ait long-temps. >> Ceci est dit notable, et vient à mon propos. Jules Mazarini, arrivant de son pays avec peu d'équipage et petit compagnon, estime les Français, parce qu'il voit la nation; devenu cardinal, ministre, il les méprise, parce qu'il voit la cour, et cependant la cour alors était polie.

Je ne la vois pas, moi; de ma vie je ne l'ai vue, ni ne la verrai, j'espère, mais j'en ai ouï parler à des gens instruits. Les témoignages s'accordent, et par tous ces rapports, autant que par calcul, méthode géodésique et trigonométrique, je suis parvenu, monsieur, à connaître la cour mieux que ceux qui n'en bougent; comme on dit que d'Anville, n'étant jamais sorti, je crois, de son cabinet, connaissait mieux l'Égypte que pas un Égyptien; et d'abord, je vous dirai, ce qui va vous surprendre et que je pense avoir le premier reconnu la cour est un lieu bas, fort bas, fort au-dessous du niveau de la nation. Si le contraire paraît, si chaque courtisan se croit, par sa place, et semble élevé plus ou moins, c'est erreur de la vue, ce qu'on nomme proprement illusion optique, aisée à démontrer soit A le point où se trouve M. Decazes à cette heure (haut selon l'apparence, comme serait un cerf-volant, dont le fil répondrait aux Tuileries, à Londres ou à Vienne, peu importe), B le point le plus bas

:

appelé point de chûte, où gît M. Benoît avec l'abbé de Pure, entendez bien ceci, car le reste en dépend : le rayon visuel passant d'un milieu rare et pur, celui où nous vivons, dans un milieu plus dense, l'atmosphère fumeuse et chargée de miasmes de la cour, nécessairement il

y a réfraction; ce qui paraît dessus est en effet dessous. Vous comprenez maintenant; ou, s'il vous demeurait quelque difficulté, consultez les savans, le marquis de Laplace, le chevalier Cuvier; ces gentilshommes, à moins qu'ils n'aient oublié toute leur géométrie en apprenant le blason et l'étiquette, vous sauront dire de combien de degrés la cour est au-dessous de l'horizon national; et, remarquez aussi, tout notre argent y va, tout, jusqu'au moindre sou; jamais n'en revient à nous rien. Je vous le demande, notre argent, chose pesante de soi, tendante en bas! M. Decazes, quelque adroit et soigneux qu'on le suppose de tirer à soi tout, saurait-il si bien faire qu'il ne lui en échappe entre les doigts quelque peu, qui, par son seul poids, nous reviendrait naturellement si nous étions au-dessous? telle chose jamais n'arrive, jamais n'est arrivée. Tout s'écoule, s'en va toujours de nous à lui: donc il y a une pente; donc nous sommes en haut, M. Decazes en bas, conséquence bien claire; et la cour est un trou, non un sommet, comme il paraît aux yeux stupide vulgaire.

du

dor M

Ne sait-on pas d'ailleurs que c'est un lieu fangeux, où la vertu respire un air empoisonné, comme dit le poète, et aussi ne demeure guère. Ce qui s'y passe est connu; on y dispute des prix de différentes sortes et valeurs dont le total s'élève chaque année à plus de huit cents millions. Voilà de quoi exciter l'émulation sans doute; et l'objet de ces prix anciennement fondés, depuis peu renouvelés, accrus, multipliés par Napoléon-le-Grand, c'est de favoriser et de récompenser avec une royale munificence toute espèce de vice, tout genre de corruption. Il y en a pour le mensonge et toutes ses subdivisions, comme flatterie, fourberie, calomnie, imposture, hypocrisie, et le reste. Il y en a pour la bassesse beaucoup et de fort considérables, non moins pour la sottise, l'ineptie, l'ignorance; d'autres pour l'adultère et la prostitution, les plus enviés de tous, dont un seul fait souvent la grandeur d'une famille. Mais pour ceux-là, ce sont les femmes qui concourent; on couronne les maris; du reste, point de faveur, de préférence injuste; la palme est au plus vil, l'honneur au plus rampant, sans distinction de naissance; ainsi le veut la Charte, et le roi l'a jurée. C'est un droit garanti par la constitution, acheté de tout le sang de la révolution; le vilain peut prétendre à vivre et s'enrichir comme le gentilhomme sans industrie, talens, mœurs ni probité, dont la noblesse

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