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LETTRE VII.

Véretz, 30 novembre 1819.

MONSIEUR,

Il faut mettre de l'encre et tirer avec soin. Dites cela, je vous prie, de ma part à votre imprimeur, s'il a quelque envie que ses feuilles sortent lisibles de la presse. Je déchiffre à peine la moitié d'un de vos paragraphes du 22, dans lequel je vois bien pourtant que vous louez les Français comme un peuple rempli de sentimens chrétiens, et faites un juste éloge de notre dévotion, bonne conduite, soumission aux pasteurs de l'église. Nous vous en sommes bien obligés; cela est généreux à vous, dans un moment où tant de gens nous traitent de mauvais sujets, et appellent pour nous corriger les puissances étrangères. Votre dessein, si je ne me trompe, est de faire voir que nous pouvons nous passer de missions, et que, chez nous, les bons pères prêchent

des convertis. Vous dites d'abord excellemment : La religion est honorée; puis vous ajoutez quelque chose que j'eusse voulu pouvoir lire, car la matière m'intéresse. Mais, dans mon exemplaire,

je distingue seulement ces lettres, l. p. p.. e cro.t .tp.. e; là-dessus, quoi que nous ayons pu faire, moi et tous mes amis, à grand renfort de bésicles, comme dit maître François, nous sommes encore à deviner si vous avez écrit en style d'Atala, le peuple croit et prie, ou moins poétiquement, le peuple croit (circonflexe) et paie. Voilà sur quoi nous disputons, moi et ces messieurs, depuis deux jours. Ils soutiennent la première leçon ; je défends la seconde, sans me fâcher néanmoins, car mon opinion est probable; mais, comme disent les jésuites, le contraire est probable aussi.

Mes raisons cependant sont bien bonnes. Mais je veux premièrement vous dire celles de mes adversaires, sans vous en rien dissimuler ni rien diminuer de leur force. Le peuple croit, disentils, cela est évident. Il croit qu'on songe à tenir ce qu'on lui a promis; que tout à l'heure on va exécuter la Charte, et il prie qu'on se hâte, parce qu'il se souvient de la poule au pot qu'on lui promit jadis, et qui lui fut ravie par un de ces tours que l'agneau enseigne à ceux de la société (belle expression du père Garasse). Or, le peuple, en même temps qu'on lui présente la Charte, aperçoit dans un coin la société de l'agneau, et cela l'inquiète.

Il croit que ses mandataires vont faire ses affaires. Il croit bien d'autres choses, car il est fort crédule. Il prie les gouvernans de l'épargner un

peu, et il croit qu'on l'écoute. En un mot, le peuple est toujours priant et croyant. Croire et prier, c'est son état, sa façon d'être de tout temps; et le journaliste, homme d'esprit, ne peut avoir eu d'autre idée. C'est ainsi qu'ils expliquent et commentent ce passage. Doctement!

Mais je dis le peuple croît (avec un accent circonflexe). Il croît à vue d'œil, comme le fils de Garguantua, et paie. Ce sont deux vérités que le journaliste, en ce peu de mots, a heureusement exprimées. Le peuple croit et multiplie; se peut-il autrement? tout le monde se marie. Les jeunes gens prennent femme dès qu'ils pensent savoir ce que c'est qu'une femme. Peu font vou de chasteté, parce qu'un pareil vou sent le liberti nage; ou plutôt, on sait aujourd'hui qu'il n'y a de chasteté que dans le mariage. Aussi les filles n'attendent guère. Autrefois, dans ce pays, une mariée de village avait rarement moins de trente ou trente-cinq ans. A cet âge maintenant elles sont toutes grand'mères, et fort éloignées de s'en plaindre. On ne craint plus d'avoir des enfans, depuis qu'on a de quoi les élever, et même de quoi les racheter quand le gouvernement s'en empare. Chaque paysan presque possède ce que nous appelons goulée de benace, un ou deux arpens de terre en huit ou dix morceaux, qui, labourés, retournés, travaillés sans relâche, font vivre la famille. C'est un grand mal que cela. Mais

on y va remédier. On va recomposer les grandes propriétés pour les gens qui ne veulent rien faire. La terre alors se reposera. Chaque gentilhomme ou chanoine aura, pour sa part, mille arpens, à charge de dormir; et, s'il ronfle, le double.

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Ce qui fait aussi que le peuple croît, c'est qu'en tout, on vit mieux à présent qu'autrefois. On est nourri, vêtu, logé bien mieux qu'on ne l'était, et les mœurs s'améliorent avec le vivre physique. Moins de célibataires, moins de vices, moins de débauches. Nous n'avons plus de couvens: détestable sottise qui se pratiquait jadis, de tenir ensemble enfermés, contre tout ordre de nature, des mâles sans femelles, et des femelles sans mâles, dans l'oisiveté du cloître, où fermentait une corruption qui, se répandant au dehors, de proche en proche, infectait tout. Dieu sans doute ne permettra pas que ceux qui, chez nous, veulent rétablir de pareils lieux d'impureté, réussissent dans leurs desseins. Nos péchés, quelque grands qu'ils soient, n'ont pas mérité ce châtiment; notre orgueil, cette humiliation. Il en faut convenir pourtant; ce serait une chose curieuse à voir parmi le peuple actif, laborieux, dont chaque jour l'industrie augmente, les travaux se multiplient, et dont par conséquent la morale s'épure, car l'un suit l'autre ; ce serait un bizarre contraste, qu'au milieu d'un iel peuple, une société de gens faisant vœu pu

bliquement de fainéantise et de mendicité, si l'on ne veut dire encore et d'impudicité.

Parmi les causes d'accroissement de la population, il ne faut pas compter pour peu le repos de Napoléon. Depuis que ce grand homme est là où son rare génie l'a conduit, s'il eût continué de l'exercer, trois millions de jeunes gens seraient morts pour sa gloire, qui ont femmes et enfans, maintenant; un million serait sous les armes, sans femme, corrompant celles des autres. Il est donc force, en toute façon, que le peuple croisse; ainsi fait-il, ayant repos, biens et chevances, peu de soldats et point de moines.

A présent, je dis le peuple paie, et nul ne me contredira. Si ce n'est là, monsieur, ce que vous avez écrit, c'est ce qu'il fallait écrire, pour n'avoir point de dispute. Le peuple prie est une thèse un peu sujette à examen. Le peuple paie est un axiome de tout temps, de tout pays, de tout gouvernement. Mais le peuple français sur ce point se distingue entre tous, et se pique de payer largement, d'entretenir magnifiquement ceux qui prennent soin de ses affaires, de quelque nation, condition, mérite ou qualité qu'ils soient; aussi n'en manque-t-il jamais. Quand tous ses gouvernans s'en allèrent un jour, croyant lui faire pièce et le laisser en peine, d'autres se présentèrent qu'on ne demandait pas, et s'impatronisèrent; puis les premiers revenant comme on

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