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de l'argent s'il nous en doit, et nous plaindre, s'il nous en prend, sans encourir peine de prison.

sur

Toutes choses ont leurs progrès. Du temps de Montaigne, un vilain, son seigneur le voulant tuer, s'avisa de se défendre. Chacun en fut pris, et le seigneur surtout, qui ne s'y attendait pas, et Montaigne qui le raconte. Ce manant devinait * les droits de l'homme. Il fut penda, cela devait être. Il ne faut pas devancer son siècle.

Sous Louis XIV, on découvrit qu'un paysan était un homme, ou plutôt cette découverte, faite depuis long-temps dans les cloîtres par de jeunes religieuses, alors seulement se répandit, • et d'abord parut une rêverie de ces bonnes sœurs,

comme nous l'apprend La Bruyère. Pour des filles cloítrées, dit-il, un paysan est un homme. Il tẻmoigne là-dessus combien cette opinion lui semble étrange. Elle est commune maintenant, et bien des gens pensent sur ce point tout comme les religieuses, sans en avoir les mêmes raisons. On tient assez généralement que les paysans sont des hommes. De là à les traiter comme tels, il y a loin encore. Il se passera long-temps avant qu'on s'accoutume, dans la plupart de nos provinces, à voir un paysan vêtu, semer et recueillir pour lui; à voir un homme de bien posséder quelque chose. Ces nouveautés choquent furieusement les propriétaires; j'entends ceux qui pour le devenir n'ont eu que la peine de naître.

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LETTRE II.

PROJET D'AMÉLIORATION DE L'AGRICULTURE, PAR J. BUJAULT,

AVOCAT A MELLE. DÉPARTEMENT DES DEUX-SÈVRES.

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Brochure de cinquante pages où l'on trouve des calculs, des remarques, des idées dignes de l'attention de tous ceux qui ont étudié cette matière. L'auteur aime son sujet, le traite en homme instruit, et dont les connaissances s'étendent audelà. Il ne tiendrait qu'à lui, d'approfondir les choses qu'il effleure en passant; plein de zèle d'ailleurs pour le bonheur public et la gloire de l'État, il conseille au gouvernement d'encoura ger l'agriculture. Il veut qu'on dirige la nation vers l'économie rurale, qu'on instruise les cultivateurs, et il en indique les moyens. Rien n'estmieux pensé ni plus louable. Mais, avec tout cela, il ne contentera pas les gens, en très-grand nombre, qui sont persuadés que toute influence du pouvoir nuit à l'industrie, et qui croient gouvernement synonyme d'empêchement, en ce qui concerne les arts. Ils diront à M. Bujault: Laissez le gouvernement percevoir des impôts et répandre des graces; mais, pour Dieu, ne l'engagez point à se mêler de nos affaires. Souffrez, s'il ne peut

nous oublier, qu'il pense à nous le moins possible. Ses intentions à notre égard sont sans doute les meilleures du monde, ses vues toujours parfaitement sages, et surtout désintéressées; mais, par une fatalité qui ne se dément jamais, tout ce qu'il encourage languit, tout ce qu'il dirige va mal, tout ce qu'il conserve perit, hors les maisons de jeu et de débauche. L'Opéra, peut-être, aurait peine à se passer du gouvernement; mais nous, nous ne sommes pas brouillés avec le public. Laboureurs, artisans, nous ne l'ennuyons pas, même en chantant; à qui travaille, il ne faut. que la liberté.

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Voilà ce que l'on pourra dire, et que certainement diront à M. Bujault les partisans du libre exercice de l'industrie. Mais les mêmes gens l'approuveront, lorsqu'il reproche aux oisifs, dont abondent la ville et la campagne, aux jeunes gens, et, chose assurément remarquable, aux grands propriétaires de terres, leur dédain l'agriculture, suite de cette fureur pour les places, qui est un mal ancien chez nous, et dont Philippe de Comines, il y a plus de trois cents ans, a des plaintes toutes pareilles. Ils n'ont, dit-il, souci de rien, parlant des Français de son temps, sinon d'offices et états, que trop bien ils savent faire valoir, cause principale de mouvoir guerres et rébellions. Les choses ont peu changé; seulement cette convoitise des offices et états curée

fait

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autrefois réservée à nobles limiers) est devenue plus âpre encore, depuis que tous y peuvent prétendre, et ne donne pas peu d'affaires au gouvernement. Quelque multiplié que paraisse aujour d'hui le nombre des emplois, qui ne se compare plus qu'aux étoiles du ciel et aux sables de la mer, il n'a pourtant nulle proportion avec celui des demandeurs, et on est loin de pouvoir contenter tout le monde. Suivant un calcul modéré de M. Bujault, il y a maintenant en France, pour chaque place, dix aspirans, ce qui, en suppo sant seulement deux cent mille emplois, fait un effectif de deux millions de solliciteurs actuellement dans les antichambres, le chapeau dans la main, se tenant sur leurs membres, comme dit un poète': accordons qu'ils ne fassent nul mal". ainsi la charité nous oblige à le croire), ils pourraient faire quelque bien, et par une honnête industrie fuir les tentations du malin. C'est ce que voudrait M. Bujault, et qu'il n'obtiendra pas, selon toute apparence: l'esprit du siècle s'y oppose. Chacun maintenant cherche à se placer, ou, s'il est placé, à se pousser. On veut être quel que chose. Dès qu'un jeune homme sait faire la révérence, riche ou non, peu importe, il se met sur les rangs; il demande des gages, en tirant un pied derrière l'autre cela s'appelle se présenter;

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1 Régnier, Satires.

tout le monde se présente pour être quelque chose. On est quelque chose en raison du mal qu'on peut faire. Un laboureur n'est rien; un homme qui cultive, qui bâtit, qui travaille utilement, n'est rien. Un gendarme est quelque chose; un préfet est beaucoup; Bonaparte était tout. Voilà les gradations de l'estime publique, l'échelle de la considération suivant laquelle chacun veut être Bonaparte, sinon préfet, ou bien gendarme. Telle est la direction générale des esprits, la même depuis long-temps, et non prête à changer. Sans cela, qui peut dire jusqu'où s'élancerait le génie de l'invention? où atteindrait avec le temps l'industrie humaine, à laquelle Dieu sans doute voulut mettre des bornes, en la détournant vers cet art de se faire petit pour complaire, de s'abaisser, de s'effacer devant un supérieur, de s'ôter à soi-même tout mérite, toute vertu, de s'anéantir, seul moyen d'être quelque chose?

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