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le sais pas bien; et si je le savais, peut-être ne le dirais-je pas, de peur de me brouiller avec trop de gens. En ce temps, François Fouquet, allant au grand moulin, rencontra le curé qui conduisait un mort au cimetière de Luynes. Le passage était étroit; le curé, voyant venir Fouquet sur son cheval, lui crie de s'arrêter; il ne s'arrête point; d'ôter son chapeau, il le garde; il passe; il trotte; il éclabousse le curé en surplis. Ce ne fut pas tout; aucuns disent, et je n'ai pas peine à le croire, qu'en passant il jura, et dit qu'il se moquait (vous m'entendez assez) du curé et de son mort. Voilà le fait, messieurs; je n'y ajoute n'y n'en ôte; je ne prends point, Dieu m'en garde, le parti de Fouquet, ni ne cherche à diminuer ses torts. Il fit mal; je le blâme, et le blâmai dès-lors. Or, écoutez ce qui en advint.

Trois jours après, quatre gendarmes entrent chez Fouquet, le saisissent, l'emmènent aux prisons de Langeais, lié, garotté, pieds nus, les menottes aux mains, et pour surcroît d'ignominie, entre deux voleurs de grand chemin. Tous trois, on les jeta dans le même cachot. Fouquet y fut deux mois; pendant ce temps sa famille n'eut, pour subsister, d'autre ressource que la compassion des bonnes gens qui, dans notre pays, heureusement ne sont pas rares. Il y a chez nous plus de charité que de dévotion. Fouquet donc étant en prison, ses enfans ne moururent pas de

faim; en cela il fut plus heureux que d'autres. On arrêta, vers le même temps, et pour une cause aussi grave, Georges Mauclair, qui fut détenu cinq à six semaines. Celui-là avait mal parlé, disait-on, du gouvernement. Dans le fait, la chose est possible; peu de gens chez nous savent ce que c'est que le gouvernement; nos connaissances sur ce point sont assez bornées; ce n'est pas le sujet ordinaire de nos méditations; et, si Georges Mauclaire en a voulu parler, je ne m'étonne pas qu'il en ait mal parlé; mais je m'étonne qu'on l'ait mis en prison pour cela. C'est être un peu sévère, ce me semble. J'approuve bien plus l'indulgence qu'on a eue pour un autre, connu de tout le monde à Luynes, qui dit en plein marché, ausortir de la messe, hautement, publiquement, qu'il gardait son vin pour le vendre au retour de Bonaparte, ajoutant qu'il n'attendrait guère, et d'autres sottises pareilles. Vous jugerez là-dessus, messieurs, qu'il ne vendait ni ne gardait son vin, mais qu'il le buvait. Ce fut mon opinion dans le temps. On ne pouvait plus mal parler. Mauclair n'en avait pas tant dit pour être emprisonné; celui-là cependant on l'a laissé en repos; pourquoi? c'est qu'il est bon sujet : et l'autre? il est mauvais sujet; il a déplu à ceux qui font marcher les gendarmes : voilà le point, messieurs. Châteaubriand a dit dans le livre défendu, que tout le monde lit : Vous avez deux poids et deux mesures; pour

le même fait, l'un est condamné, l'autre absous. Il entendait parler, je crois, de ce qui se passe à Paris; mais à Luynes, messieurs, c'est toute la même chose. Êtes-vous bien avec tels ou tels? bon sujet, on vous laisse vivre. Avez-vous soutenu quelque procès contre un tel, manqué à le saluer, querellé sa servante, ou jeté une pierre à son chien? vous êtes mauvais sujet, partant séditieux; on vous applique la loi, et quelquefois on vous l'applique un peu rudement, comme on fit dernièrement à dix de nos plus paisibles habitans, gens craignant Dieu et monsieur le maire, pères de famille la plupart, vignerons, laboureurs, artisans, de qui nul n'avait à se plaindre, bons voisins, amis officieux, serviables à tous, sans reproche dans leur état, dans leurs mœurs, leur conduite; mais mauvais sujets. C'est une histoire singulière, qui a fait et fera long-temps grand bruit au pays; car nous autres, gens de village, nous ne sommes pas accoutumés à ces coups d'état. L'affaire de Mauclair, et de l'autre mis en prison pour n'avoir pas ôté son chapeau, en passant, au curé, au mort, n'importe; tout cela n'est rien au prix.

Ce fut le jour de la mi-carême, le 25 mars, à une heure du matin; tout dormait; quarante gendarmes entrent dans la ville; là, de l'auberge où ils étaient descendus d'abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les in

dications dont ils avaient besoin, dès la première aube du jour, ils se répandent dans les maisons. Luynes, messieurs, est, en grandeur, la moitié du Palais-Royal. L'épouvante fut bientôt partout. Chacun fuit ou se cache; quelques-uns, surpris au lit, sont arrachés des bras de leurs femmes ou de leurs enfans; mais la plupart, nus, dans les rues, ou fuyant dans la campagne, tombent aux mains de ceux qui les attendaient dehors. Après une longue scène de tumulte et de cris, dix personnes demeurent arrêtées : c'était tout ce qu'on avait pu prendre. On les emmène; leurs parens, leurs enfans les auraient suivis, si l'autorité l'eût permis.

L'autorité, messieurs, voilà le grand mot en France. Ailleurs on dit la loi, ici l'autorité. Oh! que le père Canaye serait content de nous, s'il pouvait revivre un moment! il trouverait partout écrit: Point de raison; l'autorité. Il est vrai que cette autorité n'est pas celle des Conciles, ni des Pères de l'Église, moins encore des jurisconsultes; mais c'est celle des gendarmes qui en vaut . bien une autre.

On enleva donc ces malheureux, sans leur dire de quoi ils étaient accusés, ni le sort qui les attendait, et on défendit à leurs proches de les con

Voyez la conversation du Père Canaye et du maréchal d'Hocquincourt, dans Saint-Evremont.

duire, de les soutenir jusqu'aux portes des prisons. On repoussa des enfans qui demandaient encore un regard de leur père, et voulaient savoir en quel lieu il allait être enseveli, Des dix arrêtés cette fois, il n'y en avait point qui ne laissât une famille à l'abandon. Brulon et sa femme, tous deux dans les cachots six mois entiers, leurs enfans, autant de temps, sont demeurés orphelins. Pierre Aubert, veuf, avait un garçon et une fille; celle-ci de onze ans, l'autre plus jeune encore, mais dont, à cet âge, la douceur et l'intelligence intéressaient déjà tout le monde. A cela se joignait alors la pitié qu'inspirait leur malheur, chacun de son mieux les secourut. Rien ne leur eût manqué, si les soins paternels se pouvaient remplacer; mais la petite bientôt tomba dans une mélancolie dont on ne la put distraire. Cette nuit, ces gendarmes, et son père enchaîné, ne s'effaçaient point de sa mémoire. L'impression de terreur qu'elle avait conservée d'un si affreux réveil, ne lui laissa jamais reprendre la gaieté ni les jeux de son âge; elle n'a fait que languir depuis, et se consumer peu à peu. Refusant toute nourriture, sans cesse elle appelait son père. On crut, en le lui faisant voir, adoucir son chagrin, et peut-être la rappeler à la vie; elle obțint, mais trop tard, l'entrée de la prison. Il l'a vue, il l'a embrassée, il se flatte de l'embrasser encore; il ne sait pas tout son malheur, que frémissent de lui

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