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Mais on sait que l'argot populaire l'a conservé et qu'il y est en pleine floraison.

Nous avons déjà montré que, suivant Malherbe, ce n'était pas au Palais qu'il fallait aller chercher le bon usage de la langue. Il y a là, en particulier, un certain nombre de vieilles expressions et de vieux termes qu'il faut se garder de reprendre. De ce nombre sont ce disant (1), eu égard à (2), joint que (3), nonobstant (4), notoire (5), avéré lui-même, quoique employé depuis des siècles (6); enfin vu et cet égard sont barrés, sans doute comme sentant leur chicane (7). Ces façons de parler n'en périrent pas pour cela. Il y a au Palais un esprit de conservatisme, justifié, dit-on, qui rend immuables les formules, comme les formes même de la justice. Malherbe n'en a pas triomphé.

Il est probable, du reste, qu'il n'avait pas la prétention d'y réussir. Comme plus tard Vaugelas, il entendait laisser leur style aux notaires, seulement le leur réserver exclusivement. Les magistrats purent encore pénétrer la littérature, mais à condition de dévêtir leur langage en même temps que leurs robes. C'était la revanche des courtisans de « faire la barbe au Palais en son langage aussi sévèrement qu'il la faict à chacun partout ailleurs. » (8)

(1) Im. Ar. mort de Rod. IV, 406.

(2) Am. d'H. ch. 4, IV, 306.

(3) Souligné dans l'original El. II, av. 2, f 217 v°. La copie B donne au même endroit la note suivante: joint que sent sa chicane, il n'en faut pas user pour tout. IV, 393, note.

(4) El. I, 9, Ms. B. N. f 173 vo.

(5) El. II, 5, IV, 383. « Il sort d'usage. » Comp. Im. Ar. Ang., IV, 415. (6) Epit. de Remy Belleau, IV, 466.

(7) D. I, 17. Ms. B. N. Donner sentence,usité alors, (v. Nicot) est aussi barré dans les stances de Cleonice, f° 136 r. Pour cet égard, v. ms. or. El. II adv. 2, f 217 vo.

(8) de Gourn. Omb. 951.

CHAPITRE X

DU SENS DES MOTS, CONFUSIONS ET ABUS

Nous avons montré plus haut avec quel soin Malherbe veut qu'on précise l'expression. Il lui faut partout le mot juste, et il ne peut y avoir de mots justes, que si les sens des mots sont parfaitement définis et déterminés.

Un des défauts qui rendent la langue de Montaigne, d'apparence très séduisante, si difficile à expliquer en détail, et qui condamnent à l'insuccès tout essai qu'on en voudrait tenter de traduction -en langue étrangère, c'est précisément cette multiplicité d'acceptions vagues qu'ont chez lui les mots. L'auteur semble s'en jouer et vouloir l'augmenter encore au lieu de la restreindre, il parle par expressions ou par images à peu près, comme ici: «En ce peu que j'ay eu à négocier entre nos princes, j'ay curieusement evité qu'ils se mesprinssent en moy et s'enferrassent en mon masque. » Explique qui pourra comment on s'enferre dans un masque, ou même quel est ce masque, celui d'un maître d'armes ou d'un diplomate! Montaigne ne se soucie guère de tirer le lecteur de ces incertitudes. L'image rappelle à la fois deux genres de luttes, non seulement elle lui suffit, mais elle lui convient, telle quelle, claire au premier aspect, ambiguë, pour peu qu'on la regarde de près. Et il y a de semblables phrases par centaines dans les Essais,

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Il y en a bien plus encore dans les poésies de l'époque, et Malherbe a le sentiment très net qu'il y en aura, tant qu'un travail d'ensemble n'aura pas été fait sur le Dictionnaire, permettant de

reconnaître et de savoir les significations « vraies » des mots. (1) Alors seulement on pourra écrire à coup sûr, faire des combinaisons de style, comme un mosaïste fait des combinaisons de dessin, avec des morceaux dont il sait la forme et la couleur.

Nous connaissons maintenant assez Malherbe pour savoir jusqu'où il pousse l'application d'un principe une fois posé. Le moindre abus des mots, si vénielle que soit la faute, est aperçu et relevé. Ainsi asservir ne signifie pas tenir en servitude, mais réduire en servitude, d'où la faute qu'on observe en ce vers :

Assez tu as sa franchise asservie. (2)

Il ne faut pas parler des erreurs des œuvres de la nature, « l'erreur est de l'ouvrier, non de l'œuvre », elle se traduit dans l'œuvre par un défaut. (3)

Il n'est synonymes si voisins de sens qu'il ne faille y regarder avant de substituer l'un à l'autre. Les langueurs ressemblent fort aux douleurs, pas assez pourtant pour que les mots se remplacent partout. Dans ce vers

Un seul cry ne m'eschape aux plus fortes langueurs,

il fallait dire douleurs, les langueurs étant de leur nature indolentes et peu criardes. (4)

Tout n'est pas aussi judicieux, et on peut trouver que Malherbe pousse un peu loin la subtilité, quand il prétend démontrer que avis et opinion sont « bien différents. >>

Voici les vers:

J'ai tousjours jusqu'ici blasmé l'extremité,

Mais je pers cest advis, perdant ma liberté,

Car vous voyant, Madame, en beautez tant extreme,

Je consens que mon cœur extrêmement vous aime. (5)

(1) Le mot est dans le Commentaire. El. II, 5, IV, 383. Il s'agit de ciller On comparera D. II, pr. au Sommeil f° 44 du ms. or.

(2) Div. Am. Vilan. IV, 435.

(3) Epit. Comp. 1, IV, 470.

(4) Cleon. St. 1, IV, 333. Comparez ce qu'il dit des traverses D. II, 48, IV, 288.

(5) El. I, 17, IV, 373.

Au premier abord, Malherbe semble avoir raison; je perds cet -avis étonne, mais je perds cette opinion, que propose Malherbe, n'irait pas mieux, le verbe perdre ne s'emploie plus dans de semblables expressions, on dit mieux changer de. Une fois cette substitution faite, la phrase est très correcte et très claire, et avis convient parfaitement, le mot, comme l'a fort justement dit Lafaye, ayant pour caractère propre « d'être relatif, c'est-à-dire de supposer une opinion antérieure de la même personne ». (1)

- C'est ici tout-à-fait le cas, et l'historique du mot avis montre que ce sens lui appartient depuis longtemps. (2) Malherbe distingue donc à faux et cela lui arrive quelquefois. (3)

Mais ces quelques erreurs mises à part, ses observations sont en général justes et fines, et dans cette partie inattaquables. Les voici classées systématiquement.

1° Confusion de mots voisins de forme.

Amourettes ne peut pas remplacer amoureaux et ne signifie pas petits amours. On ne dit donc pas :

Parmi ses blonds cheveux erroyent les Amourettes. (4)

Il ne faut pas prendre atteindre pour tendre, sans songer à la distance entre la coupe et les lèvres. (5)

Consommer et consumer.

Ces deux verbes voisins, de sens et de forme, furent constamment confondus au XVIe siècle. Littré en a fourni des exemples de Rabelais, Montaigne, etc... il serait facile d'en ajouter d'autres.

Desportes en offre en grand nombre. Comme le dit Malherbe dans une de ses remarques, « il ne sait quand il faut dire consumer

(1) Dict. des synonymes 809. col. 2.

(2) Voir Littré avis (hist. ex. d'Amyot)

(3) Voir ce qu'il dit de avoir foi (D. II, de la jalousie, IV, 283.)

(4) Cleon. 3, IV, 328.

(5) El. I, 6. Le texte est différent dans l'édition moderne. IV, 359. Toutefois les vers ne sont pas bien clairs.

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