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drait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le noyer? » Jesrad reprit : « S'il avait été vertueux, et s'il eût vécu, son destin était d'être assassiné lui-même avec la femme qu'il devait épouser et le fils qui en devait naître. » — « Mais quoi, dit Zadig, il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et des malheurs, et que les malheurs tombent sur les gens de bien? » - « Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien. >> Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien et point de mal? » — « Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre, l'enchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse; et cet ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l'Être suprême, de . qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes, dont aucun ne peut ressembler à l'autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n'y a ni deux feuilles d'arbre sur la terre ni deux globes dans les champs infinis du ciel qui soient semblables, et out ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l'eau par hasard; que c'est par un même hasard que cette maison est brûlée : mais il n'y a point de hasard; tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu'il faut 'adorer. » — « Mais.... » dit Zadig. Comme il disait mais, l'ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig à genoux adora la Providence, et se soumit.

SERTORIUS ET MERCURE.

(VOLTAIRE.)

Les fables et les illusions font plus sur la populace crédule que la vérité et la vertu.

MERCURE.

Je suis bien pressé de m'en retourner vers l'Olympe, et

j'en suis fort fâché, car je meurs d'envie de savoir par où tu as fini ta vie.

SERTORIUS.

En deux mots je te l'apprendrai. Le jeune apprenti et la bonne vieille ne pouvaient me vaincre; Perpenna, le traître, me fit mourir : sans lui j'aurais fait voir bien du pays mes ennemis.

MERCURE.

Qui appelles-tu le jeune apprenti et la bonne vieille?

SERTORIUS.

Eh! ne le savez-vous pas? c'est Pompée et Métellus. Métellus était mou et appesanti, incertain, trop vieux et usé; il perdait les occasions décisives par sa lenteur. Pompée était au contraire sans expérience; avec des barbares ramassés, je me jouais de ces deux capitaines et de leurs légions.

MERCURE.

Je ne m'en étonne pas. On dit que tu étais magicien, que tu avais une biche qui venait dans ton camp te dire tous les desseins de tes ennemis et tout ce que tu pouvais entreprendre contre eux.

SERTORIUS.

Tandis que j'ai eu besoin de ma biche, je n'en ai découvert le secret à personne; mais maintenant que je ne puis plus m'en servir, je t'en dirai tout le mystère.

MERCURE.

Eh bien! était-ce quelque enchantement?

SERTORIUS.

Point du tout : c'était une sottise qui m'a plus servi que mon argent, que mes troupes, que le débris du parti de Marius contre Sylla, que j'avais recueilli dans un coin des montagnes d'Espagne et de Lusitanie. Une illusion faite à propos mène loin des peuples crédules.

MERCURE.

Mais cette illusion n'était-elle pas bien grossière?

SERTORIUS.

Sans doute; mais les peuples pour qui elle était préparée étaient encore plus grossiers

MERCURE.

Quoi! ces barbares croyaient tout ce que tu racontais de ta biche?

SERTORIUS.

Tout. Il ne tenait qu'à moi d'en dire encore davantage, ils l'auraient cru. Avais-je découvert par des coureurs ou par des espions la marche des ennemis, c'était la biche qui me l'avait dit à l'oreille. Avais-je été battu, la biche me parlait pour déclarer que les dieux allaient relever mon parti. La biche ordonnait aux habitants du pays de me donner toutes leurs forces, faute de quoi la peste et la famine devaient les désoler. La biche était-elle perdue depuis quelques jours et ensuite retrouvée secrètement, je la faisais tenir bien cachée, et je déclarais par un pressentiment, ou sur quelque présage, qu'elle allait revenir; après quoi, je la faisais rentrer dans le camp, où elle ne manquait pas de me rapporter des nouvelles de vous autres dieux. Enfin, ma biche faisait tout, elle seule réparait mes malheurs.

MERCURE.

Cet animal t'a bien servi; mais tu nous servais mal : car de telles impostures décrient les immortels et font grand tort à tous nos mystères. Franchement, tu étais un impie.

SERTORIUS.

Je ne l'étais pas plus que Numa avec sa nymphe Égérie, que Lycurgue et Solon avec leur commerce secret des dieux, que Socrate avec son esprit familier, enfin que Scipion avec sa façon mystérieuse d'aller au Capitole consulter Jupiter, qui lui inspirait toutes ses entreprises de guerre contre Carthage. Tous ces gens-là ont été des imposteurs aussi bien que moi.

MERCURE.

Mais ils ne l'étaient que pour établir de bonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse.

SERTORIUS.

Et moi, pour me défendre contre le parti du tyran Sylla, qui avait opprimé Rome et qui avait envoyé des citoyens changés en esclaves pour me faire périr comme le dernier soutien de la liberté.

MERCURE.

Quoi donc! la république entière, tu ne la regardes que comme le parti de Sylla? De bonne foi, tu étais demeuré seul contre tous les Romains. Mais enfin tu trompais ces pauvres barbares par des mystères de religion.

SERTORIUS.

Il est vrai; mais comment faire autrement avec les sots? Il faut bien les amuser par des sottises et aller à son but. Si on ne leur disait que des vérités solides, ils ne les croiraient pas. Racontez des fables, flattez, amusez: grands et petits courent après vous.

(FENELON.)

JEANNE Ire DE NAPLES, ANSELME.

JEANNE.

Quoi! ne pouvez-vous pas me faire quelque prédiction? Vous n'avez pas oublié toute l'astrologie que vous saviez autrefois.

ANSELME.

Et comment la mettre en pratique? nous n'avons point ici de ciel ni d'étoiles.

:

JEANNE.

Il n'importe je vous dispense d'observer les règles si exactement.

ANSELME.

Il serait plaisant qu'un mort fit des prédictions. Mais encore sur quoi voudriez-vous que j'en fisse?

JEANNE.

Sur moi, sur ce qui me regarde.

ANSELME.

Bon! vous êtes morte, et vous le serez toujours; voilà tout ce que j'ai à vous prédire. Est-ce que notre condition ou nos affaires peuvent changer?

JEANNE.

Non; mais aussi c'est ce qui m'ennuie cruellement : et ́ quoique je sache qu'il ne m'arrivera rien, si vous vouliez

pourtant me prédire quelque chose, cela ne laisserait pas de m'occuper. Vous ne sauriez croire combien il est triste de n'envisager aucun avenir. Une petite prédiction, je vous en prie, telle qu'il vous plaira.

ANSELME.

On croirait, à voir votre inquiétude, que vous êtes encore vivante. C'est ainsi qu'on est fait là-haut. On n'y saurait être en patience ce qu'on est ; on anticipe toujours sur ce qu'on sera : mais ici il faut que l'on soit plus sage.

JEANNE.

Ah! les hommes n'ont-ils pas raison d'en user comme ils font? le présent n'est qu'un instant, et ce serait grand' pitié qu'ils fussent réduits à borner là toutes leurs vues. Ne vaut-il pas mieux qu'ils les étendent le plus qu'il leur est possible, et qu'ils gagnent quelque chose sur l'avenir ? C'est toujours autant dont ils se mettent en possession par avance.

ANSELME.

Mais aussi ils empruntent tellement sur l'avenir par leurs imaginations et par leurs espérances, que quand il est enfin présent ils trouvent qu'il est tout épuisé, et ils ne s'en accommodent plus. Cependant ils ne se défont point de leur impatience ni de leur inquiétude : le grand leurre des hommes, c'est toujours l'avenir, et nous autres astrologues nous le savons mieux que personne. Nous leur disons hardiment qu'il y a des signes froids et des signes chauds, qu'il y en a de mâles et de femelles; qu'il y a des planètes bonnes et mauvaises, et d'autres qui ne sont ni bonnes ni mauvaises d'elles-mêmes, mais qui prennent l'un ou l'autre caractère, selon la compagnie où elles se trouvent et toutes ces fadaises sont fort bien reçues, parce qu'on croit qu'elles mènent à la connaissance de l'avenir.

JEANNE.

Quoi! n'y mènent-elles pas en effet? Je trouve bon que vous, qui avez été mon astrologue, vous me disiez du mal de l'astrologie!

ANSELME.

Ecoutez ! un mort ne voudrait pas mentir. Franchement, je vous trompais avec cette astrologie que vous estimez tant.

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