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il lui montra d'un air affligé la coupe emblématique, cette coupe si exactement pleine. Le docteur comprit de reste qu'il n'y avait plus de place à l'académie; mais sans perdre courage, il songeait à faire comprendre qu'un académicien surnuméraire n'y dérangerait rien. Il voit à ses pieds une feuille de rose, il la ramasse, il la pose délicatement sur la surface de l'eau, et fait si bien qu'il n'en échappe pas une seule goutte.

A cette réponse ingénieuse, tout le monde battit des mains, on laissa dormir les règles pour ce jour-là, et le docteur Zeb fut reçu par acclamation. On lui présenta sur-lechamp le registre de l'académie où les récipiendaires devaient s'inscrire eux-mêmes. Il s'y inscrivit donc, et il ne lui restait plus qu'à prononcer, selon l'usage, une phrase de remerciement; mais en académicien vraiment silencieux, le docteur Zeb remercia sans dire un mot. Il écrivit en marge le nombre 100; c'était celui de ses nouveaux confrères; puis en mettant un o devant le chiffre, il écrivit audessous : Ils n'en vaudront ni moins ni plus (0100). Le président répondit au modeste docteur avec autant de politesse que de présence d'esprit. Il mit le chiffre 1 devant le nombre 100, et il écrivit : Ils en vaudront dix fois davantage (1100).

(L'abbé BLANCHET.)

LE PALAIS DU GRAND PRINCE.

Un homme s'égare pendant la nuit, à la lueur d'un ciel étoilé, et découvre un palais. Il y entre; des serviteurs de toute espèce s'empressent sur ses pas, et lui témoignent, chacun dans son langage, qu'ils ont reçu l'ordre de pourvoir à ses besoins. Quelques-uns se taisent et n'en remplissent pas moins leur ministère. Partout le mouvement règne autour de lui: on attache aux lambris des lampes étincelantes; on réchauffe les foyers; on lui apporte des fourrures en hiver, des fruits délicieux et des rafraîchissements en été. Les désirs ne lui semblent permis que pour devenir à son profit des occasions de bienfaits. Une horloge magnifique, visible de tous les appartements, sonne les heures et donne le signal des travaux qui rentrent encore dang

la classe des jouissances: les mouvements de ce régulateur sont si bien calculés que Greenham lui-même eût desespéré d'atteindre à cette précision.

A peine le voyageur a-t-il senti la douce invasion du sommeil, qu'un sombre rideau s'abaisse devant lui et que le silence est ordonné autour de sa couche; son réveil est marqué par de nouvelles attentions dont il est l'objet. Les maîtres du palais ne se montrent pas; mais il les suppose occupés dans le secret de leurs appartements. Il s'éloigne, et il poursuivra sa route sans les avoir personnellement vus; mais, frappé de l'accord, de l'ordre, de la majesté, de la promptitude et de l'exactitude du service qui s'est fait sous ses yeux, il emporte avec lui le sentiment de leur présence; il se gardera toute sa vie de dire qu'il a résidé dans un château abandonné, où son arrivée aurait été un accident imprévu, et où rien n'aurait été préparé pour le recevoir.

Il se permettra encore moins de penser que le propriétaire est un être malfaisant, sur ce que de nouveaux voyageurs s'étant présentés, au lieu de jouir fraternellement des douceurs de cet asile, ils se sont pris de querelle ensemble. Il ne sera pas surpris que de cette mésintelligence il soit résulté divers accidents, tels que la faim et la détresse d'un certain nombre de commensaux privés en partie des bienfaits de l'hospitalité offerte à tous, par l'avidité et l'égoïsme de quelques audacieux ; car il a remarqué que les buffets, les lits de repos et les garde-robes étaient assez copieusement garnis pour suffire à tous les besoins.

La conviction de cette vérité est tellement établie dans les esprits qu'à une petite exception près, les hôtes les moins favorisés, en se retirant du palais, n'en franchissent la porte extérieure qu'avec des regrets et des larmes. Quelques-uns accusent de leurs peines passées des envieux ou des malveillants; d'autres, de faux amis; il en est qui s'accusent eux-mêmes tous se disent qu'il était possible de couler des jours heureux dans cet asile, avec le bon esprit de jouir en paix des biens communs qu'il offrait, ou d'y suppléer par le travail et la concorde. La mauvaise foi tient seule un autre langage.

Cependant le désordre momentané dont il a été témoin

provoque les réflexions du voyageur; il s'étonne que le prince hospitalier qui a recueilli tant d'inconnus auxquels il ne devait rien, en intervenant dans leurs débats, n'ait empêché ni les spoliations ni les violences: à ses yeux, ces abus de la force blessent autant les lois de la justice que la majesté du trône. Il se représente principalement quelhonnêtes compagnons de route qui, par la bonté de leur caractère, ont excité tout son intérêt, et qui, avec des droits à un meilleur sort, ont été indignement dépouillés let outragés.

ques

C'est au milieu des tristes pensées que ces souvenirs réveillent, que le voyageur poursuit son chemin; mais toutà-coup il est abordé par un vieillard qui le salue en lui disant : «< Croyez-vous que les choses en restent là? » Le prince a tout vu, il a tout entendu : chacun sera traité suivant ses œuvres. Ne savez-vous pas que, par un pouvoir dont la source se perd dans les âges, il oblige les voyageurs qui traversent la forêt à séjourner plus ou moins de temps dans le château, pour qu'il puisse acquérir une connaissance parfaite de leurs bonnes qualités? Indulgent pour les fautes, mais sévère pour toute habitude coupable, il va les attendre dans un palais voisin de celui que nous quittons, et où le même pouvoir les forcera de porter leurs pas; c'est là qu'il se réserve de récompenser et de punir; c'est là que chacun rendra un hommage volontaire ou forcé aux saintes lois de la justice.

A ces mots, un trait de lumière frappe l'intelligence du voyageur. Tout s'explique, tout se dévoile à ses yeux. Il ne s'étonne plus que des doutes outrageants auxquels il s'est abandonné sur le compte du souverain avec lequel il contracta le droit de l'hospitalité. Également consolé du passé et rassuré sur l'avenir, il s'avance vers le terme de sa course; déjà il entrevoit sans frayeur le péristyle du second palais, dont l'architecture, d'un style un peu austère, se dessine dans le lointain vaporeux. Placé sous la main d'un maître qui lui doit protection et justice, il s'endormira partout avec confiance; il a été vu: c'est assez.

(KERATRY.)

LES BALANCES,

CONTE MOGOL.

Le sultan Ekber avait succédé à son père, le pacifique Humaïoun, septième descendant du grand Timur-Beg. Arrivé au trône, le jeune sultan oublia les sages conseils que lui avait donnés son père mourant. Il remplit son sérail de femmes persanes et tartares, et se livra à toutes les voluptés. De jeunes omras remplacèrent les vieux ministres d'Humaïoun, et ses favoris firent asseoir tous les vices sur le même trône où avaient siégé toutes les vertus.

Cependant, en avançant en âge, le dégoût des plaisirs se fit sentir dans l'ame du sultan : il chercha dans la guerre un moyen d'en remplir le vide. Les malheureux Indiens, échappés à la famine et à la peste qui, sous un gouvernement tyrannique, avaient ravagé le Mogol, furent traînés sur les champs de bataille; Ekber fut heureux dans toutes ses injustes entreprises. Un poète gagé le nomma fils de la victoire; les peuples l'appelèrent fils des fléaux; car le nombre de ses crimes avait surpassé le nombre mème de ceux commis en son nom. Il descendait quelquefois du tribunal où il avait siégé comme juge, et pour délassement, sa main prenait la hache du bourreau. Ekber cependant n'était pas né méchant l'enivrement du pouvoir et les perfides conseils de ses favoris avaient seuls corrompu son cœur ; et en vieillissant, le crime, qui n'était autrefois en lui qu'une habitude, était devenu un besoin pour la faiblesse exaltée de

son ame.

Il avait quitté la riante Dehli et transféré le siége impérial dans la ville d'Agra, où devait être fêté l'anniversaire de sa cinquantième année. Le jour arrivé, dès le lever du Soleil, les Rasbonts parcoururent la ville en sonnant de la trompette, pour annoncer au peuple la solennité du jour. Chaque Indien, Banian, Parsis, mahométan ou idolatre, se courba vers la terre et demanda à son dieu de 1. ngues années et d'heureux succès pour le sultan Ekber. Quand le milieu du jour fut arrivé, les portes du palais impérial surent ouvertes le peuple entra dans l'amkas, et se plaça à genoux sous les galeries qui entourent cette cour, destinée

aux audiences que le monarque accorde à ses sujets. Ekber était sur son trône, entouré de ses fils et de plusieurs eunuques. Les uns, armés de longues queues de paon, avaient le soin de chasser les mouches; d'autres agitaient l'air avec de grands éventails, pour conserver autour de l'empereur une fraîcheur salutaire. Quelques-uns, debout, immobiles, les bras croisés sur la poitrine, attendaient ses ordres. Au pied du trône, on voyait assis, sur un divan entouré d'un balustre d'argent, les omras, les rajas et les envoyés des provinces, tous les yeux baissés et les mains jointes sur la poitrine. Plus loin, dans la même attitude et avec le même respect, se tenaient les mansebdars et les chefs des troupes, ainsi que les envoyés des princes tributaires.

Devant l'empereur, une balance, dont les plateaux d'or étaient attachés avec des cordes de soie, se trouvait suspendue à trois piliers d'argent massif. Ekber s'y plaça : le plus grand silence se fit dans l'assemblée, et l'on commença à peser le sultan; quand le plus ancien des officiers de l'empire annonça à haute voix, au peuple, que le divin Ekber pesait un demi-lak de roupies de plus que l'année précédente, de bruyantes acclamations firent retentir la place, l'empereur se replaça sur le trône, et chacun fut admis successivement à l'honneur obligé de lui présenter un tribut. Le riche omra offrait des pierreries; le raja, de riches armures; le mansebdar, des étoffes d'or et d'argent; les envoyés des provinces, des lingots de métaux précieux; ceux des villes, de l'or monnoyé. Le commerçant apportait des produits de son commerce, le laboureur les fruits de la terre. Tout était reçu par les officiers du palais. Ekber fit ensuite ses largesses; les omras recurent des boucles d'or, les mansebdars des boucles d'argent, et le peuple des boucles de cuivre. La cérémonie finit au coucher du soleil. L'empereur rentra dans son palais, et les rues de la ville fụrent aussitôt illuminées avec des verres à couleurs variées et brillantes.

Ekber fatigué s'était couché, satisfait des nouvelles richesses qu'il venait d'acquérir. L'eunuque qui était de garde au pied de son lit l'entendit d'abord dormir paisiblement, bientôt son sommeil devint agité, et des paroles sans suite et sans signification s'échappèrent de ses lèvres. Il se ré

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