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les miettes de son pain-un pain de douze livres cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d'hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.

FLAUBERT.

XXXIX.

A Dieu ne plaise que je conteste ici aux grands hommes la moindre part de leur place et de leur gloire ! Ils sont la force comme l'honneur de l'humanité; et il y va de sa sûreté comme de sa dignité de savoir les comprendre, les respecter et les suivre ; mais il faut connaître aussi les hommes médiocres, les hommes obscurs, pour bien connaître un temps et un peuple. L'histoire vraiment publique, c'est celle des hommes qui n'ont point d'histoire; dans les croyances, les sentiments, le sort des individus sans importance et des familles sans nom, là sont le sort, les sentiments, les croyances du pays; là se révèlent avec vérité les vicissitudes de ses jugements, de ses affections, de toute son existence

D

morale et matérielle.

Nous ignorons la vraie nature des événements, leurs causes aussi bien que leurs effets, tant qu'aucun mouvement, aucun récit ne nous a transportés au milieu de ce public inconnu qui n'y semble engagé que pour les subir, mais qui, dans les temps modernes surtout, exerce sur leur cours une influence tôt ou tard décisive.

GUIZOT.

XL.

L'Achille, assailli de plusieurs côtés, se défendait avec opiniâtreté. Au milieu de la canonnade, le feu avait pris au corps du bâtiment. C'était le cas d'abandonner les canons pour courir à l'incendie qui déjà s'étendait avec une activité effrayante. Mais les matelots de l'Achille, craignant que pendant qu'ils seraient occupés à l'éteindre, l'ennemi ne profitât de l'inaction de leur artillerie pour prendre l'avantage, aimèrent mieux se laisser envahir par le feu que d'abandonner leurs canons. Bientôt des torrents de fumée, s'élevant du sein du vaisseau, épouvantèrent les anglais, et les décidèrent de s'éloigner de ce volcan qui menaçait de faire explosion, et d'engloutir ses assaillants comme ses défenseurs. Il le laissèrent seul, isolé au milieu de l'abîme, et se mirent à considérer ce spectacle, qui d'un instant à l'autre, devait se terminer par une horrible catastrophe. L'équipage français, déjà fort décimé par la mitraille, se voyant délivré des ennemis, s'occupa seulement alors

d'éteindre les flammes qui dévoraient son navire. Mais il n'était plus temps; il fallut songer à se sauver. On jeta à la mer tous les corps propres à surnager, barriques, mâts, vergues, et on chercha sur ces asiles flottants un refuge contre l'explosion attendue à chaque minute. A peine quelques matelots s'étaient-ils précipités à la mer, que le feu, parvenu aux poudres, fit sauter l'Achille avec un fracas effroyable, qui terrifia les vainqueurs euxmêmes.

THIERS.

XLI.

Parmi ces vieux châteaux, dont la France se dépouille à regret chaque année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée formant comme l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et, sous

Louis XIII., une prison d'état. Une seule tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes de la roche immense et perpendiculaire.

DE VIGNY.

XLII.

Au sortir du sommeil, je livrais mes pas à la conduite des Heures. Elles réglaient ma course sur les degrés du jour, et je tournais sur la montagne entraînée par le soleil, comme l'ombre qui accomplit sa révolution au pied des chênes. Les pas de quelques mortels furent arrêtés par les dieux au voisinage des eaux, dans la profondeur des forêts ou sur la descente des collines. Des racines soudaines ont conduit leurs pieds dans le sol, et toute la vie qu'ils contenaient s'est étendue en rameaux et déployée en feuillage. Les uns, attachés au bord des eaux dormantes, gardent un calme sacré et accueillent à l'approche du jour l'essaim des songes qui prennent asile dans leur branchage obscur. D'autres, ajoutés aux forêts de Jupiter ou dressés sur les sommets stériles, portent une cime vieille et sauvage, qui prend tout les vents, et arrêtent toujours un de ces oiseaux écartés qu'observent les mortels. Leur destin est irrévocable, car la terre divine les possède et ils sont assujettis à la nourriture éternelle de son sein mais tels qu'ils ont été rendus et dans

l'immobilité de leur état, ils retiennent encore quelques secrets mouvements de leur première condition. Que les saisons déclinent ou se relèvent, ils demeurent attentifs au soleil; de tout ce qui se meut dans l'univers ils ne discernent plus que lui, et c'est à lui seul qu'ils adressent ce qu'ils peuvent former encore de vœux confus.

MAURICE DE GUÉRIN.

XLIII.

En effet, l'empereur s'aperçut du progrès qu'il avait fait, et il conclut, avec quelque apparence de probabilité, que la gloire nous dédommagerait de toutes les pertes que le despotisme allait nous imposer. Il crut que les Français ne murmuraient point, pourvu que leur esclavage fût brillant, et que nous ferions volontiers échange de toutes les libertés que la Révolution nous avait si péniblement acquises, contre les succès éblouissants qu'il parviendrait à nous procurer. Enfin, et ce fut là le grand mal, il entrevit dans la guerre le moyen de nous distraire des réflexions que sa manière de gouverner devait tôt ou tard nous inspirer, et il la réserva pour nous étourdir, ou du moins nous réduire au silence. Comme il y était très habile, il n'en craignait pas les chances, et quand il put la faire avec de si nombreuses armées et une artillerie si formidable, il n'y voyait guère de dangers qui lui fussent personnels; aussi, je me trompe peut-être, mais je crois, qu'après la campagne d'Austerlitz, la guerre a plutôt encore été le résultat de son système que l'entraînement

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