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XXVIII.

Les chambres réservées aux voyageurs à l'hospice du grand Saint-Bernard sont de petites cellules séparées les unes des autres par une petite cloison de bois. Lorsque j'eus éteint ma lumière, j'aperçus une clarté qui se projetait sur mon lit au travers des fentes de cette cloison. Il est rare en pareille conjoncture, qu'une curiosité très-indiscrète, mais très-vive aussi, ne vous porte pas à approcher votre œil de celle des fentes qui vous paraît la plus large. C'est ce que je ne manquai pas de faire en prenant les plus sages précautions pour qu'aucun bruit ne trahît mon indiscrétion. Alors je vis à ma grande surprise, et peut-être avec quelque désappointement, notre touriste assis sur son lit, le buste et la tête chaudement enveloppé, et qui, tenant la plume, paraissait absorbé dans un travail de composition. A côté de son lit, une théière fumante et un flacon d'eau de cerises. De temps en temps il cessait d'écrire pour relire et corriger, et toutes les nuances de satisfaction, depuis le simple sourire de contentement jusqu'au sérieux le plus admiratif, venaient se peindre sur son visage. Je conclus que notre touriste était un auteur, peut-être un voyageur de l'école d'Alexandre Dumas, qui était occupé pour le moment à rediger les impressions, les souvenirs et les catastrophes de la journée. Sur ce je le laissai à son travail et je m'endormis.

TÖPPFER.

XXIX.

Dernière promenade, dernière visite à la mer, aux côtes, à tout ce magnifique paysage qui m'enchante depuis deux mois. L'hiver nous sourit avec toute la grâce du printemps, et nous donne des jours qui font chanter les oiseaux et pousser la verdure aux rosiers dans les jardins, aux églantiers dans les bois et aux chèvrefeuilles le long des murs et des rochers où ils grimpent. Sur les deux heures nous avons pris ce sentier qui circule avec tant de grace parmi les ajoncs fleuris et les rudes gazons des falaises, longe les champs de blé, s'incline vers les ravines, s'insinue entre les haies et s'élance hardiment vers les roches les plus hautaines. Le but de la promenade était un promontoire qui domine la baie de Quatre-Vaux. La mer brillait de tout son éclat et brisait à cents pieds au-dessous de nous avec des bruits qui passaient par nos âmes en montant vers le ciel. Vers l'horizon, des barques de pêcheurs épanouissaient sur l'azur leurs voiles d'une blancheur éclatante, et nos regards allaient alternativement de cette petite flotte à une autre plus nombreuse qui se balançait avec des chants, plus près de nous ; c'était une foule innombrable d'oiseaux de marine qui faisaient gaiement leur pêche et nous réjouissaient la vue par l'éclat de leur plumage et l'élégance de leur port sur les flots.

MAURICE DE GUÉRIN.

XXX.

Badenviller est une petite ville placée dans une fente de montagne, au pied de la forêt Noire, et dont le site semble avoir été disposé à dessein pour le poëte qui voudrait faire une description du paradis terrestre; encadrée de monts et de fôrets, la vallée s'étend audessous de la ville, toute brodée de fleurs que les eaux thermales y font éclore, et pareille à une pièce de velours peint que l'on aurait déroulée au soleil. Son peu d'étendue ajoute encore à sa beauté, l'œil en embrasse toutes les charmes, et l'oreille entend à la fois tous les murmures. Du reste, rien ne manque à ce coin de terre caché au fond des gorges sauvages, ni la grâce, ni la puissance, ni la fraîcheur. On dirait que Dieu a pris plaisir à concentrer dans cette étroite espace ce qu'il dissémine ailleurs. Toute la nature est là, comme le parfum de toutes les roses dans le frêle sachet que respire la sultane.

Badenviller, ainsi que son nom indique, est une ville de bains. Les Romains y eurent même autrefois des thermes, dont on montre encore aux voyageurs les curieux débris. Dès nos jours c'est là que se donnent rendezvous les oisifs de second ordre, qui, par économie, ou par timidité bourgeoise, redoutent les mondaines réunions de Baden. On y trouve quelques Suisses fumant à côté de leurs femmes qui tricotent, de silencieuses Badoises et un grand nombre d'Alsaciennes, reconnaissables au son avec lequel elles parlent français devant les Allemands, et allemand devant les Français.

SOUVESTRE.

XXXI.

L'armée au moment où je la quittai était dans la plus affreuse détresse. Les soldats marchaient pêle-mêle et ne songeaient qu'à prolonger machinalement leur existence; quoique l'ennemi fut sur nos flancs, chaque jour des milliers d'hommes isolés se repandaient dans les villages voisins de la route et tombaient dans les mains des Cosaques. Il est impossible de peindre jusqu'à quel point la disette s'est fait sentir pendant plus d'un mois; il n'y eut point de distributions; les chevaux morts étaient la seule ressource, et bien souvent les maréchaux mêmes manquaient de pain. La rigueur du climat rendait la disette plus meurtrière; chaque nuit nous laissions au bivouac plusieurs centaines de morts. Je crois pouvoir sans exagérer porter à cent mille le nombre qu'on a perdu ainsi, et peindre avec assez de vérité la situation de choses en disant que l'armée est morte. On croyait à l'armée que beaucoup de soldats avaient pris les devants et qu'ils se rallieraient lorsqu'on pourrait suspendre le mouvement rétrograde. Je me suis assuré du contraire ; à cinq lieues du quartier général, je ne rencontrai plus d'hommes isolés, et je connus bien alors la profondeur de la plaie.

DESPREZ.

XXXII.

La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d'aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n'était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j'observais avec surprise l'intention marquée de l'artiste de rendre la malice arrivant jusqu'à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement: les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d'une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, plus on éprouvait le sentiment pénible qu'une si merveilleuse beauté pût s'allier à l'absence de toute sensibilité.

PROSPER MÉRIMÉE.

XXXIII.

L'abri, la chaleur et la bonne odeur de l'étable des vaches couchées sur un plancher de bois bien lavé et bien balayé tous les jours dans ces montagnes, comme

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