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parler haut, rire, chanter, comme dans les villes italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une douzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer. Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s'anime, on entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la menace. Le corse est naturellement grave et silencieux. Le soir quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets comme un faucon sur son nid.

PROSPER MÉRIMÉE.

X.

L'inondation qui se retirait y avait apporté de toutes parts des arbres déracinés, des débris de toitures, des meules de paille à demi submergées qu'on voyait passer vaguement dans les ténèbres. Un vent triste, qui soufflait de l'ouest, apportait par rafales les rugissements de la houle contre les rocs de Tréhiguier. Poussée par son souffle, la marée montante refoulait les hautes eaux de la rivière, qui revenaient sur elles-mêmes en tourbillonnant avec des rumeurs sinistres. Le passeur parut consulter tous ces signes; il s'assura que la gaffe et les avirons étaient à leur place: puis, s'avançant vers la Claude, il lui appuya la main sur l'épaule.

SOUVESTRE.

XI.

Jean avait, outre son état, et ses outils, un petit bien comme tous les montagnards, consistant en sa chaumière, un jardin, un coin de broussailles sur la colline, un ou deux petits près et une steppe dans le creux du rocher. Il n'avait jamais pensé, si jeune qu'il était, à en disposer après lui. Il croyait que ce petit patrimoine passerait tout naturellement à sa femme et à son enfant. Il ne s'en était jamais inquiété. Cependant, quand le médecin lui eut expliqué que l'enfant posséderait tout quand il aurait vingt et un ans, et que sa pauvre Luce serait peutétre à la merci d'une belle-fille dans sa propre foyer, il consentit à laisser venir un notaire et des témoins pour partager le bien entre sa femme et son fils. Je fus un des témoins tout prêts pour cet acte suprême qui unit le mort aux survivants par l'heritage. Le notaire logeait à deux pas de l'auberge.

A. DE LAMARTINE.

XII.

"Ah! çà, voyons," se disait-il tout bas, "ai-je tout? N'oublié-je rien? . . . Ai-je mon mouchoir de poche?... Le voici. Mes lunettes? . . . Les voilà. Non . . . cette grosseur-là, c'est ma tabatière. Où sont donc mes lunettes ? . . . Ah! bien, bien! les voici dans ma poche de culotte, à côté de mon bâton de sucre

d'orge. Et maintenant, où est mon porte-feuille? Bien. Et mon canif? Bien. Et mon couteau? Bien. Et mes rasoirs? Bien. Et ma bourse? Bien. Et mon peigne? Bien. Et mes gants de peau de lapin? Bien. Et mes pistolets de voyage? Bien, bien : ils sont au fond de ma malle. Et ma canne? Et mon parapluie ? où est mon parapluie ? Bien, bien: dans le coin de la fenêtre. Mais cela ne fait que quatorze objets, et tout à l'heure j'en avais compté quinze! Qu'est-ce que c'était déjà que le quinzième? . . . C'était, je crois, mon parapluie. mais non, je viens de le compter. J'y suis, j'y suis c'était . . . ah! bah! du tout! ... Eh! mais si fait! c'était mon bonnet de coton !

...

DESNOYERS.

XIII.

Le traîneau s'énvola, sillonnant la glace d'une traînée lumineuse, et il avait disparu derrière les rochers du rivage avant que Cristiano, debout sur ceux du Stollborg, eût songé au froid qui le coupait en deux, et à la faim qui le coupait en quatre. C'est que, sans parler d'une émotion assez vive dont il ne cherchait pas à se rendre compte, le jeune aventurier était retenu par un spectacle admirable. La bourrasque, complétement apaisée, avait fait place à cette bise du nord qui, au contraire de celle de nos climats, souffle de l'ouest, et balaye le ciel en peu d'instants. Les étoiles brillaient comme jamais, dans les contrées méridionales, Cristiano ne les avait vues briller.

C'étaient littéralement des soleils, et la lune elle-même, à mesure que son croissant montait dans l'atmosphère épurée, prenait l'éclat stellaire que ne se permettent point chez nous les simples planètes. La nuit, déjà si claire, s'éclairait encore du reflet des neiges et des glaces, et les masses du paysage se découpaient dans cet air transparent comme dans un crépuscule argenté.

GEORGE SAND.

XIV.

L'unique rue de la ville est longue d'environ deux cents pas, large de dix; elle prend le croissant du port en diagonale. Elle n'est pas pavée; on s'est contenté de poser de loin en loin sur le sol des fragments de rochers plats, sans lesquels on enfoncerait complétement dans la boue. Cette rue a pour embranchements quelques ruelles étroites, absolument inabordables dès qu'il pleut. Les maisons de bois déploient leur façade sur la rue principale. Les ruelles sont bordées des chaumières norwégiennes; ces pauvres logis n'ont jamais qu'un rezde-chaussée; les murs sont faits de troncs de sapins, dont les interstices sont remplis avec de la mousse ou de vieux câbles mis en charpie. Une cabane est divisée en deux compartiments; la pièce d'entrée sert de cuisine, de salon, et de salle à manger; une immense cheminée, construite avec des lames de pierre grise, occupe un pan de mur presque entier; cette cheminée, de forme tout à fait primitive, s'élève jusqu'au toit sans se rétrécir. MME. D'AUNET.

XV.

Sur le fleuve vit une population qui participe à son caractère. Elle n'a ni la turbulence railleuse des bateliers de la Seine, ni la violence de ceux du Rhône, ni la gravité des caboteurs du Rhin. Le marinier du Loire est d'humeur paisible, fort sans rudesse et gai sans enivrement; il laisse couler sa vie entre les réalités, comme l'eau qui le porte entre ses deux rives fertiles. Sauf exception, il n'a à subir ni l'esclavage des écluses, ni le pénible labeur de la rame, ni les ennuis du halage; le vent qui court librement dans l'immense bassin du fleuve lui permet de le monter et de le descendre à la voile.

SOUVESTRE.

XVI.

Voici ce que j'ai fait depuis que je ne vous ai écrit : j'ai eu deux accès de fièvre; je me mets à table; ah, ah! j'ai mal au cœur, je ne veux point de potage; mangez donc un peu de viande; non, je n'en veux point; mais vous mangerez du fruit; je crois qu'oui; eh bien, mangez-en donc ; je ne saurais, je mangerai tantôt ; que l'on m'ait ce soir un potage et un poulet; voici le soir, voilà un potage et un poulet; je n'en veux point; je suis dégoûtée; je m'en vais me coucher, j'aime mieux dormir que manger. Je me couche, je me tourne, je me retourne ; je n'ai point de mal, mais je n'ai point de sommeil aussi;

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