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A LA MÉMOIRE

DE

DUPONT WHITE

La fin de notre siècle et le commencement du siècle suivant seront profondément troublés par deux causes de dissensions qui touchent aux bases de l'ordre actuel.

Les ouvriers sont mécontents de leur sort et, comme à la veille de la révolution française, leurs espérances sont plus illimitées et leurs revendications plus impatientes à mesure que leur condition s'améliore. Ils réclament une part plus grande du produit annuel du travail et même du capital et de la terre, et l'on n'entrevoit pas encore quelles seraient les lois qui pourraient donner satisfaction à leurs vœux.

D'autre part, les croyances et même le sentiment religieux sont ébranlés par l'œuvre de la critique, et l'on entend se demander si, à l'avenir, les nations en arriveront à vivre sans religion et sans culte.

« La question sociale» et « la question religieuse », tels sont donc les problèmes qui occuperont surtout les esprits pendant les années qui vont suivre.

L'organisation des pouvoirs ne vient qu'au second rang. On ne s'enthousiasme plus guère ni pour la république, ni pour la monarchie. Néanmoins, comme c'est au moyen des institu

tions politiques qu'on touche aux droits des classes ouvrières et des églises, le point de savoir quelles sont celles qui conviennent aux États civilisés de notre époque, mérite encore le plus sérieux examen.

Les institutions politiques doivent être telles qu'elles donnent l'empire à la raison, le bonheur au peuple et la force pour appui à la justice. Comment faut-il les constituer pour que ce but soit atteint, voilà ce que je me suis proposé d'étudier dans le présent ouvrage.

Un mouvement, qu'on déclare irrésistible, nous entraîne vers la démocratie; mais nous donnera-t-elle la liberté?

On entend par démocratie deux choses très différentes: tantôt un état social où les conditions sont très égales, tantôt un régime politique, où, conformément à l'étymologie du mot, le peuple, le demos, se gouverne lui-même.

L'évolution économique actuelle nous apportera, on n'en peut guère douter, la démocratie, entendue dans le premier sens, c'est-à-dire une plus grande égalité; mais il est loin d'être aussi certain qu'il aboutira à la démocratie entendue dans le second sens, c'est-à-dire au self-government.

Écoutons ce que dit Tocqueville à ce sujet : « Je pense que si l'on ne parvient pas à introduire peu à peu et à fonder enfin parmi nous des institutions démocratiques et que si l'on renonce à donner à tous les citoyens des idées et des sentiments, qui, d'abord, les préparent à la liberté et, ensuite, leur en permettent l'usage, il n'y aura d'indépendance pour personne, ni pour les bourgeois, ni pour le noble, ni pour le pauvre, ni pour le riche, mais une égale tyrannie pour tous, et je prévois que si l'on ne réussit point, avec le temps, à établir parmi nous l'empire paisible du plus grand nombre, nous arriverons, tôt ou tard, au pouvoir illimité d'un seul. »

Le raisonnement et l'histoire nous apprennent que, pour fonder des institutions à la fois démocratiques et libres, deux

conditions sont nécessaires : la concorde entre les classes et des mœurs; or ces deux conditions semblent devoir faire de plus en plus défaut.

D'une part, l'antagonisme entre les capitalistes et les travailleurs s'aggrave et s'exaspère, au point que, comme dans les républiques antiques, on dirait deux armées ennemies en présence sur le même sol.

D'autre part, ce que l'on appelle « la Science », c'est-à-dire l'étude de la matière, affaiblit ou détruit le sentiment religieux, sans lequel la morale manque de base. Et ce mal est grand surtout dans les pays catholiques, parce que, la papauté ayant condamné dogmatiquement certaines libertés inscrites dans les constitutions modernes, ceux qui les défendent ont cru devoir déclarer la guerre au clergé et aux sacrements, qui sont son arme, dans la lutte des partis.

On a vu des républiques aristocratiques se maintenir longtemps et traverser des siècles avec éclat; mais les seules démocraties dont l'existence n'a pas été de courte durée ont été constituées par des pâtres ou par des agriculteurs, c'est-à-dire par des hommes dont les conditions étaient très égales.

Quand on se rappelle ces faits, ainsi que les prévisions des esprits les plus clairvoyants, on ne peut considérer l'avenir sans inquiétude. Nous sommes sous ce rapport très différents de nos aïeux de la fin du siècle dernier. Convaincus de la bonté native de l'humanité, ils abordaient les réformes et les révolutions avec une sereine confiance. Aujourd'hui, la plupart d'entre nous sont tristes et presque découragés. C'est que nous voyons tout ce qu'ont d'ardu les problèmes à résoudre.

Il ne suffit pas de remplacer un roi par un président et le gouvernement des castes par le suffrage universel. Il s'agit de faire régner la justice dans les relations économiques et, par conséquent, de faire en sorte que chacun soit rémunéré en raison de ses efforts utiles et jouisse du produit intégral de son travail.

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