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dre dans un État fédératif. Le chef de l'État ne dispose pas des moyens de faire un coup d'État et chaque canton ou État fédéré constituerait un centre de résistance. Maître de la capitale, l'usurpateur ne serait pas maître du pays. On ne s'imagine pas bien le président, en Suisse ou même aux États-Unis, se créant par la force un pouvoir absolu.

Dans un pays centralisé, même constitué en république, il suffit d'un coup de main pour établir l'absolutisme le plus complet à la place des institutions les plus libres : exemple, le 18 brumaire et le 2 décembre. Une émeute victorieuse à Paris suffit pour renverser Charles X, puis Louis-Philippe. Ce danger est toujours plus près qu'on ne l'imagine. Qu'à la tête de la république soit élu un général, qu'il remporte quelque victoire et le pays est à sa merci. L'aigle empaillé de Boulogne n'a pas empêché Napoléon III de fonder le second empire et le cheval noir de Boulanger l'a presque porté à l'Élysée.

Le régime fédératif simplifie les fonctions du pouvoir central, lequel ne s'occupe que d'un petit nombre d'intérêts strictement limités. L'effort des publicistes et des auteurs de constitution a été de dresser des obstacles aux usurpations de l'exécutif, afin de garantir les libertés; de là le vote de l'impôt réservé au Parlement, la division des pouvoirs, la responsabilité des ministres. Mais tout cela n'empêche pas cette pieuvre immense, le pouvoir central, d'enserrer le pays en ses innombrables tentacules. Les Chambres renversent des ministres et le peuple soulevé, des dynasties; mais la liberté des individus et des communes ne cesse de décroitre. Établissez le régime fédératif et le problème est résolu : les libertés sont garanties.

Avec le système fédératif, les ferments révolutionnaires sont moins à craindre, parce que la situation politique et les sentiments populaires diffèrent dans chaque région. Ici c'est la fièvre chaude, là-bas c'est le calme plat. En Suisse, que de mouvements révolutionnaires qui n'ont pas ébranlé, ni mème agité le pays!

J'ai vu à Genève une émeute victorieuse s'emparer de l'hôtel de ville. Mais, dans les autres cantons, tout était paisible, et comme le pacte fédéral stipule que les lois et les constitutions ne peuvent changer par l'emploi de la force, l'armée nationale. convoquée rétablit l'ordre sans effusion de sang. Mèmes faits

récemment (1890) au Tessin. Le système fédératif diminue ou annule ainsi les dangers de la démocratie la plus radicale. Il n'y a pas à redouter, suivant le mot de Danton, que la direction des révolutions arrive toujours aux mains des plus scélérats. Sous ce régime, les réformes les plus hardies peuvent s'essayer, sans craindre de tout ébranler. Un canton les adopte : échouent-elles, même en apportant de graves perturbations, le trouble reste local et bientôt l'ordre se rétablit; réussissentelles, les autres cantons les imitent successivement. C'est ainsi que s'est peu à peu introduit partout l'appel au peuple ou referendum.

Le régime fédératif républicain étouffe l'esprit d'agression et de conquête. Les États fédérés ont des inclinations, des intérêts différents : une annexion que convoitent les uns ne convient pas aux autres. D'ailleurs à quoi leur serviraient des conquêtes, dont la garde leur coûterait cher et ne leur rapporterait rien? Un État centralisé peut être amené à commencer la guerre, quoiqu'il ait des institutions représentatives, parce que le chef de l'Etat peut facilement entraîner une nation unifiée.

Quand les travaux publics se font aux dépens du pouvoir central, chaque province en réclame sans mesure et souvent d'inutiles, parce qu'elle s'imagine que ce sont les autres qui payent. Quand c'est la province ou la ville qui doit faire face à la dépense, celle-ci se vote moins légèrement.

Ce qui fait la force des fédérations, c'est que le citoyen s'y attache par un double motif: en raison de la liberté et de l'autonomie dont il jouit dans sa province et en raison de la puissance et de la gloire de l'État. Ceci est vrai surtout pour l'Américain. L'individu'alors reste attaché à sa localité, parce qu'il y joue un rôle actif: il n'est pas attiré au centre pour s'y perdre dans une masse confuse. Il est animé d'un double patriotisme et l'un fortifie l'autre.

La fédération permet de résoudre ce problème déclaré insoluble par les écrivains politiques anciens et modernes constituer un grand État sous forme de république. C'est ce que démontre l'histoire. La Grèce était couverte de petites républiques; aussitôt que se forma l'empire macédonien, elles y furent annexées. Dans l'Italie primitive existaient partout des

cités indépendantes ou de petites républiques de cultivateurs libres, comme chez les Sabins et chez les Samnites. Rome les vainquit et les conquit. Au moyen âge, sous l'action de la féodalité, on voit se constituer un nombre considérable de souverainetés indépendantes, villes libres, évêchés, duchés, comtes, jusqu'à des villages indépendants, comme en Suisse et dans les Pyrénées. Aussitôt que la royauté s'affermit et prend des forces à partir du xve siècle, par la création des armées permanentes, les grands États se forment et s'annexent les petits. Aujourd'hui, grâce à la facilité des moyens de communication, et par l'adoption du régime fédératif américain, des États libres pourraient s'unir pour résister aux puissants empires, dans la péninsule des Balkans, par exemple.

Les fédérations sont, dit-on, incapables de bien faire la guerre; cela est vrai pour une guerre offensive, mais l'est moins pour une guerre défensive, car ici il peut se rencontrer des centres de résistance dans chaque État fédéré, au lieu que dans un État centralisé, la capitale prise, la résistance est brisée. Les cités grecques alliées ont repoussé le colossal effort des empires centralisés de l'Asie. Rome n'a rencontré d'obstacles sérieux à l'extension de sa puissance que de la part des peuplades fédérées de l'Italie centrale, de la Gaule et de la Germanie, et elle a succombé sous les attaques des clans libres et fédérés de la Germanie. La ligue lombarde résiste à Barberousse, la ligue suisse à l'Autriche et à Charles le Téméraire, la ligue hanséatique, aux souverains du Nord; la ligue de Souabe fait régner l'ordre et met fin au brigandage; la ligue de Smalkalde force Charles Quint à accorder la liberté de conscience; la république fédérative des Provinces-unies se soustrait aujoug de 1 Espagne et, plus tard, tient tête à la France et à l'Angleterre coalisées; en Amérique, des provinces fédérées s'affranchissent ici de l'Angleterre, là de l'Espagne.

Le fédéralisme est le système qui favorise le plus le développement d'un pays neuf, parce qu'il permet à chaque région d'adopter les lois et les arrangements commandés par les circonstances locales. La diversité des régimes dans chaque État ou canton est favorable au progrès, tandis que l'uniformité l'entrave.

Le fédéralisme, poussé jusqu'au respect des autonomies les

moins importantes, permet de résoudre sans peine les difficultés autrement inextricables que soulève l'antagonisme des nationalités. Je prends pour exemple la Transylvanie, où trois nationalités, les Roumains, les Madgyars et les Saxons, vivent entremêlés souvent dans le même district, et la Macédoine où l'on rencontre côte à côte, jusque dans un même village, Bulgares, Turcs, Grecs, Serbes, Arnautes et Koutzo-Valaques. Chaque nationalité prétend qu'elle est en majorité, ou tout au moins que le pays doit lui appartenir. Comment trancher ces différends, engendrant les haines, les persécutions, les attentats de toute sorte? Faut-il attribuer toute la contrée aux uns, sacrifiant les autres, ou la dépecer suivant les limites incertaines des groupes ethniques? Deux solutions également injustes ou impossibles. Nullement, il faut imiter ce que l'histoire a fait en Suisse attribuer à chaque région et puis à chaque village le droit de se gourverner, de veiller à ses intérèts, de choisir ses magistrats et de parler la langue qui convient à chacun. Ainsi l'unité géographique de la province est maintenue, les droits de chaque groupe ethnique sont respectés; nul n'est sacrifié. En Suisse, le village de Gersau; en Dalmatie, la ville de Raguse ont formé des républiques indépendantes. Ce qui peut mettre la fédération en péril, c'est une mesure générale qui blesse un grand intérêt ou une profonde conviction de toute une partie de l'Union, mais il faut distinguer. La législation nationale pourra blesser impunément les intérêts ou les idées d'une classe de personnes, parce que, répandues dans le pays tout entier, quelque irritées qu'elles soient, elles ne pourront s'entendre pour organiser la résistance; mais si elle s'attaque aux intérêts ou aux idées de certaines provinces, une rébellion est à craindre, parce que le noyau de l'opposition et de l'insurrection est tout formé. Ainsi l'ultramontanisme poussé à bout, provoque la guerre de la Vendée en 1793 et, en 1847, la guerre du Sonderbund en Suisse, et l'esclavage menacé, la guerre de la Sécession aux États-Unis. C'est ce qui explique les différentes guerres civiles en Espagne. Si les décrets des Cortès n'avaient atteint que des individus, ceux-ci se seraient résignés, mais ils blessaient des provinces qui se sont souvenues de leur ancienne indépendance et qui se sont défendues.

CHAPITRE VIII

LES PROVINCES AUTONOMES ET LIBRES
DANS L'ÉTAT LIBRE

Lorsque la marche de l'histoire a créé un État unitaire, il est peut-être difficile de le transformer en fédération. Mais ce que l'on peut faire, c'est rendre aux provinces l'autonomie qu'elle ont possédée presque partout, en conservant au pouvoir central les attributions nécessaires pour le maintien de l'ordre général et la défense de l'indépendance nationale.

Sous l'ancien régime, dans la plupart des pays, en France, dans les Pays-Bas, en Allemagne, et aujourd'hui encore en Autriche, chaque province formait un État indépendant ayant son administration, ses finances, ses coutumes, ses juges, son assemblée représentative. L'administration y était bien meilleure que celle qui était dirigée par le pouvoir central. « Plus j'étudie les règlements généraux du Languedoc, dit Tocqueville (L'ancien régime, appendice), plus j'admire la sagesse, l'équité, la douceur qui s'y montrent; plus les procédés du gouvernement local me semblent supérieurs à tout ce que je viens de voir dans les pays que le roi administrait seul. » En finissant sa notice, le même auteur fait cette remarque si juste et si profonde: « Grâce à cette constitution particulière du Languedoc, l'esprit du temps nouveau put pénétrer paisiblement dans les vieilles institutions et y tout modifier, sans y rien détruire. Il eut pu en ètre ainsi partout ailleurs. Une partie de la persévérance et de l'effort que les princes ont mis à abolir ou à déformer les États provinciaux aurait suffi pour les perfectionner de cette façon et pour les adapter tous aux nécessités de la civilisation

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