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justice « réparative ». La situation actuelle des individus n'est nullement le résultat de leur mérite ou de leur démérite. Elle est la conséquence d'une longue série de faits historiques, des spoliations anciennes, du servage féodal, des privilèges héréditaires, de nombre de lois iniques qui toutes n'ont pas été réformées. Quand done l'État intervient en faveur des déshérités et des faibles, comme le prescrivent toutes les religions dignes de ce nom, il ne fait que « réparer » le mal commis autrefois.

Le seul non-interventioniste, absolument logique, a été Fourier, au nom de son principe: « Les passions viennent de Dieu, les lois viennent des hommes. » Les crimes et les délits qui troublent la société soi-disant civilisée ne sont, prétendaitil, que l'insurrection légitime contre des règlements répressifs absurdes. Au lieu de comprimer les passions et les appétits, il faut en faire des ressorts et des rouages de la machine sociale, de façon que chacun, en poursuivant la satisfaction de ses goûts, agisse au profit de tous. Mettez en œuvre l'attraction passionnelle, et elle produira l'harmonie dans la société, comme le fait la gravitation dans l'univers physique. Une fois la machine sociale bien ordonnée, elle marchera toute seule en vertu des lois divines, et tout gouvernement deviendra superflu.

CHAPITRE XII

COMMENT S'ACCROISSENT LES ATTRIBUTIONS DE L'ÉTAT

Quand les conditions sociales deviennent plus égales et que s'établit la démocratie, plusieurs causes favorisent l'accroissement des attributions du pouvoir. Les hommes étant individuellement peu puissants, et par conséquent incapables de faire de grandes choses, à moins qu'il ne s'agisse d'entreprises industrielles, s'adressent à l'État pour qu'il agisse en leur place. Ils sont avides d'améliorations de toute espèce et ils veulent qu'elles soient faites partout en même temps. La vue d'une commune en retard les irrite. Qui peut faire marcher en avant, du même pas, toutes les parties d'un pays, si ce n'est l'État?

Le spectacle des iniquités sociales, résultat de longs siècles d'asservissement, n'est plus toléré. On veut que les hommes ne soient plus forcés de se loger dans des quartiers infects, que le travail trouve une rémunération équitable, que chacun reçoive une instruction suffisante, que la durée du travail ne soit pas excessive, même que les enfants et les femmes, en certains cas, n'y soient pas astreints, que les travailleurs âgés ou malades obtiennent une pension, que les indigents et les malades soient secourus, que ceux qui ne trouvent pas à s'occuper ou qui s'y refusent reçoivent néanmoins leur subsistance (le workhouse, en Angleterre), etc. Qui encore peut entreprendre d'accomplir cette ceuvre immense de justice. réparative, si ce n'est l'État?

Tout gouvernement tend à étendre la sphère de son action, d'abord parce que ceux qui gouvernent accroissent ainsi leur

importance, et ensuite, parce que, afin d'atteindre le but que les lois ont en vue, il faut sans cesse et logiquement perfectionner le mécanisme gouvernemental.

Comme le remarque si bien Tocqueville, ceux-là même qui, en principe, sont opposés à l'intervention de l'État, ont souvent un intérêt particulier qui les pousse à la réclamer: construction d'une route, d'une école, d'un hôpital, règlements plus minutieux et plus précis qui les protègent; et ainsi ils travaillent, en fait, à accroître les attributions de l'autorité qu'ils condamnent en paroles.

Voyez ce que font les révolutions qui triomphent elles sont faites contre les abus du pouvoir; mais à peine l'ancien gouvernement est-il renversé, que ceux qui le remplacent se servent des moyens de coercition qu'il avait créés et ils les font plus forts, plus violents, afin de combattre et de contenir les partisans du souverain renversé.

La révolution française nous montre ceci dans tout son jour. Elle est faite contre la centralisation, qui asservit la nation et au nom de la liberté; mais cette centralisation paraît le moyen nécessaire d'établir la liberté et l'égalité qui sont le but suprême. Ainsi donc on l'emploie pour extirper par la violence tout vestige de l'ancien régime. Le peuple demande à l'État qui émane de lui d'agir, afin que l'action publique, disséminée dans le pays, ne reste pas ou ne tombe pas aux mains de l'aristocratie et du clergé.

«La concentration des pouvoirs et la servitude indivuelle, dit encore Tocqueville, croîtront donc chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l'égalité, mais en raison de l'ignorance.

D'autre part, plus le peuple est apte à faire lui-même ses affaires, plus il veut les prendre en mains directement. Voyez en Suisse le referendum. (V. Liv. X, chap. iv.)

Considérez les pays les plus libres de notre continent : la France en république, l'Italie, la Belgique, la Hollande, sous un régime qui permet effectivement à la nation de se gouverner elle-même le pouvoir central y est tout-puissant, parce que pour tous les services: levée des impôts, conscription, application de la justice, police, charité publique, crédit, dans chaque province, dans chaque commune, existe un agent

investi de toute la force de l'État à qui nul, quelque puissant qu'il soit, ne songe à résister.

Jadis, seigneurs et villes, en leur propre nom, battaient monnaie, levaient et entretenaient des troupes, rendaient la justice haute et basse et étaient en fait autant de souverains subordonnés. La Révolution a assis le pouvoir de l'État sur les ruines de ces multiples souverainetés, et on n'est point parvenu à créer d'autres pouvoirs locaux doués d'une vie propre et réelle.

Le pouvoir de l'État est immense, non seulement par le nombre croissant de fonctionnaires qui agissent par ses ordres, mais indirectement, par les convoitises qu'excitent les places dont il dispose et les faveurs dont il est le dispensateur.

Partout, on veut de plus en plus soumettre les actions des individus à des règles fixes, à mesure qu'on aperçoit, ce qu'on n'avait pas vu auparavant, le rapport qui existe entre ces actions et le bien général.

L'État tient tous ceux qui ont des économies placées, soit dans les emprunts publics, soit dans les caisses d'épargne, et ils sont innombrables. L'État seul inspire confiance à tous.

Le goût du bien-être fait qu'on préfère le repos à la liberté et qu'on acclame l'usurpateur, dont le coup d'État fait monter la rente.

Si dans les luttes que provoque le progrès de la démocratie, le parti conservateur arrive à son tour au pouvoir, loin de diminuer les attributions de l'Etat, il les augmente et lui donne le moyen d'agir avec plus de promptitude et moins d'entraves, parce qu'il y voit le seul moyen de maintenir l'ordre et de prévenir l'anarchie.

Plus les luttes de classe sont violentes, plus il est difficile de faire fonctionner des institutions autonomes, parce que les deux classes antagonistes les craignent. Elles ne se croient en sécurité que quand elles détiennent le pouvoir et que celui-ci est sans limites et partout omnipotent.

Le pouvoir central, même dans un pays libre et sous le régime représentatif, est aujourd'hui infiniment plus puissant et plus absolu que la royauté au moyen âge, parce que jadis le mécanisme du gouvernement était si imparfait qu'il ne pouvait arriver à faire exécuter ses volontés. Il n'avait point partout

des fonctionnaires à lui, disposant de sa toute-puissance, pour imposer l'obéissance jusque dans les moindres hameaux. Partout elle rencontrait devant elle les privilèges des familles féodales et les franchises des villes, capables, derrière leurs murailles, de se défendre par la force contre les entreprises du souverain. Cet organe essentiel du despotisme, une armée permanente, lui faisait défaut.

Aujourd'hui encore dans les pays musulmans, en Turquie par exemple, le pouvoir du sultan est absolu et sans bornes, mais il ne dispose pas d'un régime administratif qui lui permette de faire arriver parlout ses volontés et d'agir sur tous ses sujets. C'est comme une force très grande et illimitée, qui, faute de rouages, n'exerce au loin qu'une action parfois violente mais toujours intermittente. L'homme est bien plus dans la main de l'État dans notre Occident qu'en Orient. Seulement ici il agit dans l'intérêt général et là-bas dans celui du despote.

La façon dont s'accomplit le travail industriel, les agglomérations d'ouvriers qu'elle nécessite, les dangers et les causes d'insalubrité dans les ateliers, les grèves, les crises industrielles, l'agiotage, les fraudes commerciales, etc., réclament et justifient tout un ordre nouveau de réglementation et une intervention plus active de l'État par voie de législation, d'inspection, de répression.

L'amollissement général des caractères, l'ébranlement ou la mort des croyances religieuses, la théorie que la force fait le droit et constitue le meilleur titre au triomphe définitif, la poursuite avide des plaisirs, préparent un état social où il n'y aura plus guère d'hommes disposés à tout sacrifier pour conserver la liberté, et je vois clairement se préparer des peuples prêts à accepter le despotisme, pourvu qu'il assure sécurité complète à qui ne songe qu'à jouir.

« Je redoute, dit Tocqueville, qu'au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu'ils ne l'ont été. »

Le droit d'élire les représentants n'éloigne pas ce danger, parce que cet emploi si rare et si court du libre arbitre ne suffit pas pour entretenir le goût de la liberté. Après les luttes violentes et même sanglantes des classes, un despotisme doux,

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