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Le roi Léopold II joint à beaucoup d'esprit, de tact et de bonté, le respect le plus scrupuleux du régime représentatif; 'jamais il ne manque une occasion de faire paraître ce respect dans ses paroles et dans ses actes. Ses discours publics sont des chefs-d'œuvre de style et des modèles d'inspiration constitutionnelle. Cette conduite a si admirablement réussi à son père, qu'il s'est fait une loi de suivre son exemple. Si jusqu'à présent on a pu lui faire un reproche, c'est de trop céder aux ministres que la majorité de la Chambre lui désigne, et d'être ainsi un monarque trop parlementaire. Singulier reproche, dira-t-on, et qu'on n'a jamais fait à aucun souverain! Pour bien juger ce cas, il faut se rappeler que, dans le gouvernement représentatif, le principal rôle et la très grande utilité de la royauté est de défendre la minorité contre l'oppression de la majorité et de détendre certaines situations critiques qui, sans une intervention du pouvoir exécutif, seraient sans issue. J'ai parlé d'un certain tiroir très profond où Léopold Ier ne parvenait pas à retrouver les pièces et surtout les nominations qu'il n'aimait pas à signer. On a pu regretter une ou deux fois que le roi Léopold II n'ait pas encore rencontré ce fameux tiroir dans l'héritage paternel. Sous le feu roi, les ministres s'en plaignaient. Rien de plus naturel. Les hommes au pouvoir croient toujours servir les intérêts du pays en servant ceux de leur parti, parce qu'ils sont convaincus que le triomphe de leur opinion peut seul assurer la prospérité de la nation.

Mais précisément parce qu'ils sont hommes de parti, ils peuvent oublier les ménagements dus à des adversaires politiques et vouloir fixer le pouvoir en leurs mains, par des mesures écrasant définitivement la minorité. Il peut être utile et juste que le roi s'y oppose dans les limites qu'autorise la Constitution et que la nation tolère. « Je suis convaincu, disait Léopold Ior en 1857, et je le dis à tout le monde, que toute mesure qui peut être interprêtée comme tendant à fixer la suprématie d'une opinion sur l'autre, qu'une telle mesure est un danger. » En politique, il faut réduire ses adversaires à l'impuissance, en enlevant à leur opinion l'appui qu'une partie de la population leur accorde, non en les écrasant par la force des lois ou des

armes.

A deux reprises, le roi Léopold II, imitant ce qu'avait fait son

père en 1857, a retiré les portefeuilles des mains d'un ministère qui avait une forte majorité dans les Chambres (ministère d'Anethan en 1871 et retrait de portefeuille à MM. Woeste et Jacobs en 1884), parce que l'opinion des grandes villes et surtout celle de la capitale, très surexcitée, réclamait cette satisfaction.

On peut se demander si ces deux rois ont sagement agi en cédant ainsi à des manifestations populaires. Si quelques cris poussés dans la rue suffisent pour renverser un cabinet, le pouvoir abdique et le règne de la populace commence.

Sans doute ce danger est réel et il est grand. Ce qui a perdu la révolution française, ce sont les journées, c'est-à-dire les coups de force du peuple de Paris dictant ses volontés à une Assemblée terrorisée. Le premier devoir des partis est de savoir être minorité, sauf à reconquérir le pouvoir par les moyens légaux. Quand les partis se disputent la suprématie les armes à la main, au moyen d'insurrections populaires ou de pronunciamentos militaires, c'en est fait des institutions libres; elles ne sont plus qu'un vain nom, et elles ne tarderont pas à faire place au despotisme, à moins que la nation vouée à une anarchie intermittente, comme dans certaines républiques hispano-américaines, ne trouve même plus en son sein assez d'éléments consistants pour faire durer une forme quelconque de gouvernement.

On comprend et on admirerait volontiers la conduite plus fière de ces hommes qui, forts de leur raison et soutenus par la conscience de leur droit, adoptent l'orgueilleuse devise: yo contra todos y todos contra yo, et qui, trouvant une âpre jouissance dans leur impopularité même, résistent jusqu'au bout aux clameurs populaires. Seulement l'expérience a prouvé que c'est ainsi qu'on perd les dynasties. Le gouvernement parlementaire est un régime bourgeois d'un tempérament délicat, qui vit de transactions, de concessions et de ménagements. Ni le point d'honneur chevaleresque, ni l'aristocratique orgueil du stoïcien n'y sont de mise. Le point d'honneur, très différent de l'honneur, qui ne devrait être qu'un autre mot pour dire la vertu, oblige à ne point céder devant l'ennemi, dût-on y perdre la vie. Dans un duel, qui recule est déshonoré. Certaines personnes voudraient voir le point d'honneur régler

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la conduite des hommes d'État dans la pratique du régime. constitutionnel; c'est une funeste erreur. Quand on n'expose que sa vie, on peut ne jamais rompre d'un pas; mais, quand la destinée de tout un pays est en jeu, il faut écouter la voix de la raison et les leçons de l'expérience. Monter à cheval et mitrailler des citoyens désarmés, plutôt que de laisser tomber un ministère, peut paraître digne d'un chevalier; mais, certainement, ce n'est pas ainsi qu'on fonde la liberté. Voyez LouisPhilippe, excellent roi et scrupuleux observateur des lois : il conserve le ministère Guizot parce qu'il a la majorité dans les Chambres, il ne tient pas compte de la puissante agitation qui trouble le pays; la chute du ministère entraîne celle du trône. En 1857, Léopold sacrifie un ministère qui a ses sympathies et que soutiennent les Chambres; il achève en paix son long règne, et laisse un trône solidement appuyé sur le respect de tous les citoyens. La liberté a été maintenue illimitée. Son fils l'a imité. On s'est indigné, on a dit que c'en était fait de la Constitution; mais l'agitation s'est calmée, et le régime parlementaire a continué à fonctionner avec autant de régularité qu'auparavant.

Le ministre de Decker, déposant le portefeuille en 1857, à la demande du roi Léopold Ier, motivait sa retraite par des raisons qui prouvaient une parfaite entente des exigences du régime représentatif. « J'ai la majorité dans les Chambres, disait-il, mais je ne suis pas sûr qu'elle s'appuie sur la majorité de la nation. Or c'est une des positions les plus dangereuses que l'on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentiments et les vœux de la nation. » Sage maxime, dictée évidemment par le souvenir des événements de 1848, et que les ministres des pays libres ne devraient jamais oublier.

E. DE LAVELEYE. DÉMOCRATIE. — 1.

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CHAPITRE VIII

PRÉSIDENTS DE RÉPUBLIQUE

§ 1. Washington.

Quand un peuple adopte une forme nouvelle de gouvernement, c'est un bonheur insigne que de rencontrer, pour le placer à la tête de l'État, un homme qui comprend les nécessités du nouveau régime. Cette bonne fortune, les États-Unis l'ont eue, quand ils ont porté deux fois de suite Washington au fauteuil de la présidence. Pendant les huit années consécutives qu'il l'a occupé, la marche des institutions républicaines a été assurée sous une main à la fois prudente et ferme. Le peuple a pu s'attacher au régime qui lui apportait l'ordre et la liberté, et des précédents étaient posés qui, jusqu'à ce jour, servent de règle au fonctionnement des rouages constitutionnels.

J'emprunte à la notice que Guizot a consacrée à Washington l'indication des traits de caractère qui en ont fait le modèle du président de république, comme Léopold Ier de Belgique l'a été du roi constitutionnel.

Son principal mérite a été de s'élever au-dessus des dissidences des partis, pour ne s'occuper que du bien de la nation, dont il était pour ainsi dire la plus haute personnification.

«Dans la lutte des partis, dit Guizot, ce qui se rapportait à l'organisation même de l'État social le préoccupait peu. Ce sont des questions obscures, cachées, qui ne se révèlent clairement qu'aux méditations du philosophe et lorsqu'il a vu passer devant ses yeux les sociétés humaines sous toutes leurs formes et à tous les âges. >>

Fédéraliste, il était décidé à maintenir l'autorité du pouvoir central: << Il s'éleva sous ce drapeau et pour le faire triompher. Pourtant son élévation ne fut point une victoire de parti, et n'en inspira à personne les joies ni les douleurs. Aux yeux, non seulement du public, mais de ses adversaires, il était en dehors et au-dessus des partis : « le seul homme dans les ÉtatsUnis, dit Jefferson, qui possédât la confiance de tous.... il n'y en avait aucun autre qui fût considéré comme quelque chose de plus qu'un chef de parti. » Il s'était constamment appliqué à conquérir ce beau privilège : « Je veux garder mon esprit et mes actions, qui sont le résultat de ma réflexion, aussi libres et indépendants que l'air. Si c'est mon sort inévitable d'administrer les affaires publiques, j'arriverai au fauteuil sans engagement antérieur d'aucun genre, sur quelque objet que ce soit. >> Étranger à toute polémique personnelle, aux passions et aux préventions de ses amis comme de ses adversaires, il mettait à garder cette position toute sa politique; et il donnait à cette politique son vrai nom, il l'appelait « le juste milieu ».

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<< Il ne faisait rien qu'il ne crût avoir raison et droit de faire : en sorte que ses actes, qui n'avaient point un caractère systématique, humiliant pour ses adversaires, avaient néanmoins un caractère moral qui commandait le respect. On avait d'ailleurs, de son entier désintéressement, la conviction la plus profonde: grande lumière à laquelle les hommes se confient volontiers, force immense qui attire les âmes et rassure en même temps les intérêts, certains de n'être pas livrés en sacrifice, ou comme instruments, à des vues personnelles ou ambitieuses.

« Il y a des temps où le génie politique consiste à ne point craindre ce qui est nouveau, en respectant ce qui est éternel. Grand talent d'un chef d'État: il savait conserver dans son ministère des hommes d'opinion très opposée, en invoquant le bien général.

«Il les entretenait et les consultait, chacun à part, sur les affaires qu'ils devaient traiter ensemble, afin d'écarter ou d'atténuer d'avance les dissentiments. Il savait faire tourner le mérite et la popularité de chacun dans son parti au bien général du gouvernement, même à leur profit mutuel. Il saisissait habilement toutes les occasions de les engager dans une responsabilité commune. Et lorsque les dissidences trop pro

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