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retrouve chez beaucoup de peuples, surtout parmi ceux de race germanique; et ils y ont toujours été très attachés. En outre, il faut considérer son action « éducative », chose essentielle. Il en est de ceci comme du droit de suffrage. Le citoyen qui vote la loi ou qui élit ceux qui la votent, apprend à s'intéresser aux affaires publiques. Le citoyen qui applique la loi, apprend à la connaître et s'habitue à la respecter. Le peuple se méfiera moins des jugements prononcés par des jurés que par des magistrats; car ceux-ci obéiront peut-être à des préjugés d'hommes de loi; ceux-là s'inspireront plutôt d'un sentiment spontané de justice.

LA JUSTICE GRATUITE

Dans une démocratie, la justice doit être gratuite, ou à bon marché, afin qu'elle soit accessible à tous. Quand les frais judiciaires sont élevés, se faire rendre justice est le privilège des riches, comme en Angleterre. C'est une des choses les plus odieuses que j'aie rencontrées. Je l'ai dénoncée avec véhémence, dans un journal anglais, en un article portant ce titre: Un grand peuple sous de mauvaises lois. J'y citais quelques exemples récents de procès qui avaient coûté des centaines de mille francs et même des millions, comme celui du Times à propos de Parnell (1890)1. Il fut reproduit de divers côtés et jusqu'en Australie; mais on m'écrivit : Il n'y a rien à faire; ces monstrueux abus profitent aux hommes de loi et eux seuls sont capables de présenter au Parlement un bill pour y mettre un terme.

Une poursuite judiciaire, tant au civil qu'au correctionnel, est inabordable pour qui n'a pas de fortune; mieux vaut abandonner ses droits. La difficulté d'atteindre les malhonnêtes gens est pour eux une prime d'encouragement.

Je pourrais citer vingt cas où des innocents, accusés injustement, n'ont pu se défendre que grâce à des souscriptions accordées par des amis ou par des personnes qu'animait l'amour désintéressé de la justice.

Quand le peuple anglais arrivera à faire lui-même les lois, il aura bientôt mis fin à ce système de rapines, trop semblable à celui exercé par les barons féodaux sur les chemins que commandait leur donjon. L'Angleterre a les meilleurs juges et le plus détestable régime judiciaire du monde entier.

(1) J'emprunte les faits suivants à un journal anglais (1889): « Les frais du défendeur dans l'action de la London financial Association V. Kelk, viennent d'étre taxés; ils s'élèvent à £ 29,963 (environ 750,000 fr.) pour vingt-neuf jours d'audience, y compris £. 731 comme rémunération du taxateur. »

CHAPITRE XXI

DANS UNE DÉMOCRATIE LE GOUVERNEMENT NE DOIT PAS RÉSIDER DANS LA CAPITALE

Tant que le prestige de la royauté n'est pas ébranlé, un monarque peut établir sa capitale où il veut. Il est respecté, obéi; il a des soldats; il n'a à craindre que le couteau d'un assassin, qui peut l'atteindre partout.

Mais dans un État démocratique, le siège du gouvernement doit se trouver dans une petite ville. C'est ce qu'ont compris, avec une merveilleuse prévoyance, les fondateurs de la République des États-Unis. Ils ont fixé le siège du gouvernement à Washington, qui n'était qu'un village situé dans un district fédéral, et la police y appartient non au municipe, mais au gouvernement central. La capitale de la plupart des États sont aussi des cités de second ordre.

Dans un temps où les passions politiques fermentent, où le peuple est à la fois mécontent de son sort et instruit de sa force, fixer le gouvernement dans la ville principale du pays, c'est l'exposer aux coups de main et aux insurrections. Si, en 1789, le roi et les Assemblées n'étaient pas venus à Paris, les journées successives qui ont perdu la Révolution n'auraient pas eu lieu. La France aurait conquis la liberté et l'égalité, sans passer par la Terreur et par l'Empire.

Supposez Charles X ou Louis-Philippe transportant le siège du gouvernement à Tours, la Révolution de 1830, d'abord, puis celle de 1848 auraient été impossibles.

On peut répondre qu'il vaut mieux qu'elles l'aient été, puisqu'elles ont renversé la monarchie. Mais pourquoi a-t-on

exposé la République au même péril, en transportant, comme en 1789, le Parlement de Versailles à Paris?

On dit que l'histoire est l'école des peuples et des rois. Il y a eu des souverains et des aventuriers qui y ont appris comment on usurpe le pouvoir et comment on peut le conserver et l'accroître. Mais je ne remarque pas que les peuples sachent y découvrir le moyen de fonder la liberté. Aveuglement inexplicable; l'expérience du passé ne leur sert de rien. Ils sont prêts à commettre les mèmes fautes et à se jeter dans les mêmes abîmes.

Au moment de leur chute, les Girondins ont vu le péril. Il rêvaient une fédération soustraite à la tyrannie de Paris qu'Isnard désirait voir réduit en cendres.

Le peuple dans les grandes capitales a d'ordinaire un esprit très différent de celui du reste de la nation. Cet esprit est à la fois aiguisé par l'action de la culture intellectuelle qui l'entoure et irrité par le contraste, plus poignant qu'ailleurs, de l'extrême opulence et de l'extrême dénuement.

Les capitales sont le produit naturel et l'épanouissement brillant de l'inégalité sociale. Quand la soif ardente de l'égalité agite les masses, il est insensé de fixer le gouvernement dans le lieu où l'inégalité apparaît à tous les yeux et s'étale de la façon la plus provocante.

Cela fait naître l'esprit révolutionnaire. Comme Daniel dans la fosse aux lions, l'Assemblée nationale, qui est en majorité élue par les populations plus calmes des provinces, est placée au milieu d'un centre où s'agite et bouillonne cet esprit de révolution. Le peuple de la capitale, qui s'imagine représenter exclusivement la justice et le progrès, s'indigne d'être gouverné par des « réactionnaires » et par des « ruraux ».

Il essaiera d'imposer à ceux-ci sa volonté par des manifestations, des coups de main ou des insurrections. Après les «< journées » qui ont perdu la première République en France nous avons vu celles de 1848 qui, en effrayant la bourgeoisie, ont perdu la seconde République et ramené le despotisme.

Tant que règne un despote, on peut désirer qu'il se fixe dans la ville principale, afin qu'il puisse y être plus facilement abattu; mais en république les assemblées qui représentent la nation doivent être mises à l'abri des attentats de la capitale.

Sans même recourir à la force, celle-ci peut intimider l'exécutif, rendre la vie imposible aux ministres et fausser la marche du régime représentatif, rien que par des processions, des cris, des chants, des insultes dirigés contre les ministres et contre les membres de la majorité du Parlement. Un cabinet, qui, appuyé sur les campagnes, a contre lui les grandes villes et la capitale, est menacé à chaque instant de devoir en appeler aux baïonnettes. Quand il faut employer les soldats à écraser le peuple, on est sur le chemin qui conduit aux révolutions ou aux coups d'État; aux révolutions, si l'esprit d'opposition a envahi l'armée, comme en 1830; aux coups d'État, si la nation, fatiguée des agitations, est avide de repos, comme au 18 brumaire et en décembre 1831.

Par un aveuglement plus inexplicable encore que celui des peuples, on voit les rois sacrifier les provinces pour embellir leur capitale, y concentrer tous les services, tous les corps savants, tous les plaisirs, y ériger d'immenses monuments, attirant ainsi tout un peuple d'ouvriers, levier toujours prêt pour la Révolution, donnant au pays débilité une tête énorme, où fermentent le mécontentement, les inquiétudes, l'amour des nouveautés et créant ainsi, avec l'imprévoyance la plus persistante, le monstre qui doit les dévorer.

Quand le Parlement siège dans la capitale, il en résulte un autre mal moins visible, mais d'un effet presque aussi nuisible, parce qu'il agit chaque jour. Les députés respirent l'air enfiévré des grandes villes. Ils vont s'échauffer dans les réunions publiques, dans les salons, dans les clubs. Ils transportent cette flamme dans les discussions des assemblées, et il en sort des orages.

Toutes les heures sont tellement prises par les affaires et les plaisirs, qu'il ne reste pas de temps pour le travail et la réflexion. Comment le député se préparera-t-il à remplir ses difficiles fonctions?

Cette habitude de moquerie, de dénigrement, cet esprit vite lassé de tout, qui règne dans les capitales, exerce aussi une fâcheuse influence sur les législateurs.

Oh! qu'ils feraient mieux leur besogne dans une petite ville bien tranquille, sans nulle distraction que leurs livres, l'étude des affaires publiques et les joies simples de la famille, sou

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