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CHAPITRE XVI

L'ÉLECTION DES MINISTRES DU CULTE

PAR LE PEUPLE

Rien de plus favorable à l'établissement de la démocratie que l'élection directe des ministres du culte par le peuple.

Elle était d'usage général dans les églises chrétiennes jusqu'au x siècle et même plus tard, dans certains pays. L'abbé Jager (Cours d'histoire ecclésiastique) justifie ainsi une coutume qui a été la conséquence naturelle de l'esprit démocratique du christianisme primitif : « Le peuple a été appelé aux élections pour deux raisons principales. L'Église dit au peuple, qui sera toujours le meilleur juge quand il sera libre de passions intérieures et d'influences étrangères: Choisissez vos guides et vos surveillants, c'est-à-dire vos évêques. Le second motif a été d'obtenir la confiance du peuple en lui donnant la sienne1. »

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(1) Saint Léon (440-461) dit admirablement (Ep. X, c. 6): « Qui præfuturus est omnibus ab omnibus eligatur, tous doivent élire celui qui doit commander à tous » et Hincmar répète après lui (Ep. ad. Hedenulphum Laudunensem Episcopum): « ab omnibus debet eligi, qui ab omnibus debet obidiri, celui à qui tous doivent obéir doit être élu par tous ». Les constitutions apostoliques, reflet fidèle des mœurs et des usages des trois premiers siècles de l'Église, portent que pour ordonner un évêque, il faut d'abord qu'il soit élu par tout le peuple: Sit a cuncto populo et optimis quibusque electus. » Le pape Adrien I écrit à Charlemagne : « Qualis a clero et plebe cunctoque populo electus fuerit canonicè, ordinamus. » Encore en 1049, le Concile de Reims décrète : « Ad ecclesiasticas dignitates evehatur nemo, nisi per cleri populique suffragia. » Les Actes des Apôtres, 1, nous montrent Matthias choisi par les fidèles en remplacement dudas. Saint Cyprien commentant ce passage, dit : « L'histoire de notre Ese nous présente le même mode d'élection (par la communauté entière) établi par le commandement divin. >> Ep. 68. Les papes étaient aussi élus par le clergé, le sénat et le peuple. (V. Hist. de Grégoire VII, par Vogt, traduite par l'abbé

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Dans les communautés réformées qui ont voulu revenir aux coutumes de la primitive Église, l'élection des pasteurs par le peuple a été rétablie; elle l'a même été récemmeut dans l'église protestante nationale des Pays-Bas. Il y a plus, en Suisse, même dans les cantons catholiques, les ministres du culte n'ont jamais cessé d'être choisis par le suffrage universel des fidèles. Les curés catholiques et les pasteurs protestants sont, en général, soumis à réélection après un terme assez court, souvent de six années. C'est un bon moyen de les stimuler à bien remplir leur mission. Ils sont le plus souvent réélus. Les démocraties rurales ont l'esprit très conservateur.

Le suffrage universel exercé dans l'Église, avec réflexion et respect, prépare admirablement le peuple à élire de la même façon ses magistrats civils.

Jager, Bruxelles, I, p. 66). — V. aussi une savante étude de M. Ad. Stappaerts: Réflexions à propos de la nomination de l'évêque de Liège. Anvers, Kornicker, où les principaux témoignages sont discutés, et un admirable livre de Bordas-Demoulin: Les pouvoirs constitutifs de l'Église. Imbart de La Tour (P.), maître de conférences à la Faculté des lettres de Bordeaux: Les élections épiscopales dans l'Église de France du 1xe au XIe siècle. Étude sur la décadence du principe électif (814-1150.) 1 vol. in-8°.

CHAPITRE XVII

LA DÉMOCRATIE ET L'INSTRUCTION DU PEUPLE

L'instruction du peuple prépare l'avènement de la démocratie et seule, à notre époque, elle peut en assurer la durée. L'histoire nous montre en différentes régions des républiques de pâtres et de paysans, qui se sont maintenues pendant une longue suite de siècles, tandis que d'autres démocraties, plus riches et plus brillantes, tombaient sous le joug d'un maitre, après une courte période d'éclat et de succès. Dans ces républiques rurales, les conditions étaient très égales, les mœurs et le genre de vie très simples, les intérêts à règler peu nombreux et, à cet effet, le bon sens et les lumières naturelles suffisaient. Dans nos démocraties modernes, tout est différent : l'inégalité est grande, les intérêts multiples et souvent opposés, les questions à résoudre complexes, le territoire étendu, la population très dense. Faire des lois et gouverner devient donc chaque jour une tâche plus difficile.

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que l'avenir des nations dépend du degré d'instruction qu'elles atteindront. Pour le démontrer, on pourrait invoquer cent raisons; je n'en citerai que trois.

On connait l'admirable mot de Bacon: « Knowledge is power, science est puissance. » Rien n'est plus vrai, dans l'ordre économique principalement. Ce qui rend le travail productif, c'est la connaissance des lois naturelles. L'homme sauvage, avec des sens très aiguisés et un corps endurci à tous les genres de fatigue, vit misérable et meurt souvent de dénuement; les forces de la nature l'accablent et le tuent; il les ignore. L'homme civi

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lisé, après des milliers d'années d'études et de découvertes, en a pénétré le secret; il en fait ses serviteurs, et désormais, avec un travail abrégé, il règne sur la matière asservie, dans l'abondance de tous les biens.

Le rôle de la science appliquée à la production de la richesse grandit chaque jour. A l'avenir, le peuple le plus riche et, par conséquent, le plus puissant, sera celui qui mettra le plus de savoir dans le travail.

Indispensable pour accroître les richesses, l'instruction ne l'est pas moins pour apprendre à en faire bon usage. Presque partout le salaire de l'ouvrier est insuffisant pour lui permettre de satisfaire ses besoins rationnels, et pourtant quelle grande part n'en consacre-t-il pas à des dépenses inutiles ou même nuisibles! Incapable de prévoir, l'esprit borné au présent, il n'apprécie pas la puissante émancipation de l'épargne. Avide d'excitations violentes et sensuelles, trop souvent il ne trouve de plaisir que dans l'ivresse, et s'il gagnait plus, ce ne serait que pour boire davantage. Veut-on qu'une augmentation de salaire soit pour le travailleur un moyen de s'affranchir, qu'on lui donne, par l'instruction, le goût des plaisirs de l'esprit et la prévoyance. Pour qu'un peuple produise beaucoup et dispose sagement de ses produits multipliés, il faut donc qu'il soit. éclairé.

L'historien Macaulay remarque que si, au xvin° siècle, l'Écossais, naguère pauvre et ignorant, l'emportait dans toutes les carrières sur l'Anglais, cette supériorité provenait de ce que le Parlement d'Édimbourg avait donné à l'Écosse un enseignement national qui manquait à l'Angleterre. Aux États-Unis, les fabricants disent que s'ils peuvent soutenir la concurrence de l'Europe, quoiqu'ils aient à payer des salaires deux fois plus élevés, c'est que leurs ouvriers, plus instruits, travaillent plus vite, mieux, et savent tirer meilleur parti des machines.

A cette raison économique s'en joint une seconde, empruntée aux considérations politiques.

La démocratie gagne du terrain, on ne cesse de le répéter, ici avec joie, là avec alarme. L'égalité se fait dans les monarchies comme dans les républiques, en Russie non moins qu'en Suisse. Il en résulte qu'à la suite de révolutions ou de réformes, le nombre de ceux qui, par l'élection, participent au gouver

nement de leur pays augmente sans cesse. Déjà le suffrage universel est établi chez beaucoup de nations. Presque partout les foules impatientes frappent à la porte des salles du scrutin, et l'aristocrate Angleterre elle-même vient de la leur entr'ouvrir.

Ce mouvement démocratique dépend de causes si profondes et si générales qu'aucun souverain, aucun parti, aucune coalition ne réussira à l'arrêter. Ne pouvant l'arrêter, il faut le faire tourner au bien, et, à cet effet, il est nécessaire que chaque extension du suffrage soit la conséquence d'un progrès de la raison publique, et que les hommes n'arrivent à gérer les affaires de la société que quand ils seront en état de bien diriger les leurs.

Qui ne sait distinguer son véritable intérêt est incapable et indigne d'élire ceux qui doivent régler les intérêts de tous.

Donnez le suffrage à un peuple ignorant, et il tombera aujourd'hui dans l'anarchie, demain dans le despotisme. Un peuple éclairé, au contraire, sera bientôt un peuple libre, et sa liberté, il la conservera, car il saura en faire bon usage. Les pouvoirs arbitraires ou usurpateurs ne durent que par la faiblesse de la raison publique, leur seul appui et leur seul prétexte.

L'émancipation véritable, définitive, est celle qu'assure l'instruction pénétrant jusque dans la dernière chaumière du dernier hameau. Précédé ou suivi de près par la diffusion de l'enseignement, le suffrage universel est l'exercice d'un droit et une source certaine de force et de grandeur; accompagné de l'ignorance persistante, il est et sera l'origine de maux incalculables.

J'ajouterai une dernière considération. Un grand danger menace la civilisation moderne. Si, en même temps que le besoin de bien-être se généralise dans le peuple, les lumières et la moralité se répandent dans toutes les classes, de façon à inspirer aux uns la justice et aux autres la patience qu'exigent les réformes pacifiques, le progrès régulier est assuré; mais, si l'on maintient en haut l'instruction, la richesse et l'égoïsme, en bas l'ignorance, la misère et l'envie, il faut s'attendre encore à de sanglants bouleversements.

En résumé, trois redoutables questions jettent le trouble dans les sociétés actuelles : la question sociale, la question poli

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