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CHAPITRE XV

LA DÉMOCRATIE DANS SES RAPPORTS
AVEC LE SENTIMENT RELIGIEUX

Plus les institutions d'un peuple deviennent démocratiques, plus il est nécessaire qu'elles aient pour base un sentiment religieux, sincère, profond et éclairé.

Ce n'est qu'à cette condition qu'elles s'affermiront et dureront. Le ressort habituel des actions de l'homme, l'égoïsme, le pousse à poursuivre son bien-être et son plaisir, sans tenir compte de la justice et des droits d'autrui. Pour qu'il remplisse ses devoirs envers autrui et envers la patrie, il faut qu'il dompte ses passions et au besoin se sacrifie. Il ne le fera que s'il reconnaît une loi morale qui l'y oblige et s'il y a en lui un mobile qui le détermine à y conformer ses actes. D'où peuvent lui venir cette connaissance et ce mobile?

Dans les sociétés primitives, certaines coutumes s'établissent, dictées en partie par les nécessités. Les hommes s'y soumettent passivement comme à un instinct naturel. C'est là le frein et la règle souvent méconnus, il est vrai, qui, toutefois, maintiennent un certain ordre aux époques de barbarie.

Dans les temps de foi, l'enseignement religieux donne cette règle des actions; il l'imprime profondément dans les cœurs et ainsi, quand ils ne sont pas sous l'influence de passions trop violentes, les hommes obéissent à ces prescriptions. En outre, le souverain et les grands sont armés d'un grand pouvoir de contrainte, dont ils usent et trop souvent abusent.

Mais dans nos démocraties modernes, les coutumes ont perdu leur empire; la foi est chancelante et effacée en bien des âmes;

l'autorité n'a plus de prestige; le pouvoir de coaction s'est affaibli. L'homme est libre et dégagé des lisières qui le retenaient dans la ligne droite. La notion du devoir doit donc tenir lieu des entraves et des contraintes qui ont disparu. Plus la liberté est complète, plus le sentiment moral doit être actif, afin que le citoyen fasse spontanément ce qu'il faisait autrefois forcément.

Mais qui lui fera connaître la loi morale, qui surtout mettra en lui le ressort qui en assure le respect? On ne dit plus comme au dix-huitième siècle, que l'homme est naturellement bon et que, sans les mauvaises lois, la société serait parfaite. Au contraire, on le dépeint comme une espèce particulière de quadrumane, plus féroce, plus dévoré de luxure que les autres. Seulement on croit que la science et la morale sans religion suffisent à assurer la bonne conduite de ces bêtes déchaînées, parce que leur intérêt, dit-on, les y pousse.

Quelle illusion!

Avec l'idée religieuse, la morale même disparaît elle n'a plus de fondement et à coup sûr plus de prise sur les âmes. La science, réduite à l'observation matérielle, ne peut connaître que ce qui est, non ce qui doit être. S'il n'existe pas, en dehors du réel tangible, un idéal de justice et de bien, comment puis-je être tenu de m'y conformer? Si l'homme n'est autre chose qu'un peu de matière constituée d'une façon particulière, on ne conçoit pas que cet assemblage de molécules de carbone, d'azote, d'oxygène, puisse avoir des devoirs à remplir. Quel est le devoir du lion, du mollusque ou de l'algue, de la pierre qui tombe ou du vent qui souffle? Jamais le matérialisme ne pourra fournir une base à la loi morale. Je comprends la morale indépendante de tel ou tel culte, mais non indépendante de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme. Sans ces deux idées, il n'y a plus aucun motif raisonnable pour ne pas poursuivre mon bien-être et mon plaisir, même aux dépens d'autrui. Sans hésiter je sacrifierai les autres, si j'y trouve mon profit; mais me sacrifier aux autres, pourquoi et dans quel but?

Si tout finit avec cette existence, quelle raison valable me donnerez-vous pour que je m'expose à la perdre, au service de mes semblables ou de la patrie? Que me donnerez-vous en

échange? L'estime, la gloire, la reconnaissance de la postérité, tout cela m'importe peu, puisque je n'en saurai rien. Ces idées peuvent entrainer des hommes formés par des religions ou des philosophies spiritualistes, qui, malgré tout, sont encore attachés aux choses de l'esprit; mais parlez-en à un matérialiste logique et pratique, il haussera les épaules et, à son point de vue, il n'aura pas tort.

Voici ce que dit, dans l'Ecclésiaste, celui qui ne croit pas en la vie à venir : « Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Certainement, les vivants savent qu'ils mourront; mais les morts ne savent rien et ne gagnent plus rien; car leur mémoire est mise en oubli... C'est pourquoi j'ai prisé la joie, parce qu'il n'y a rien sous le soleil de meilleur à l'homme que de manger, de boire et de se réjouir. » Horace, le disciple d'Épicure, parle le même langage: « Jouissons, goûtons le plaisir, avant que viennent la vieillesse et la mort. >>

L'athée qui raisonne juste n'exposera sa vie ni pour dé fendre son pays, ni pour sauver son semblable, car si tout meurt avec le corps, pourquoi sacrifierait-il ce par quoi il jouit de tout le reste. Le dévouement, en ce cas, est une sottise et le sacrifice une duperie.

La négation de la spiritualité de l'àme déracine les motifs raisonnables d'être juste et honnête. Si je puis m'enrichir en échappant au Code pénal, pourquoi ne le ferais-je pas? L'éclat des millions fait tout pardonner! Je ne vois aucune bonne raison de m'abstenir d'une indélicatesse, d'un abus de confiance, d'un vol même, s'il doit être à la fois impuni et profitable.

Le devoir sans Dieu et sans vie future est un très beau mot, mais il est vide de sens. Faire de l'attachement désintéressé au bien, le mobile des actions humaines et, par conséquent, le fondement des sociétés, c'est revenir à l'erreur du quiétisme, qui exigeait que l'amour de Dieu fût complètement pur de tout retour sur soi-même. On relira toujours avec fruit la grande discussion de Bossuet et de Fénelon à ce sujet. Fénelon fut condamné et avec raison; il rêvait un homme qui n'existe pas. L'étude du réel ne laisse ici aucun doute. L'homme, comme tous les êtres organisés, même la plante, poursuit son bien. L'amour du moi est le principe de conservation des

espèces; sans cet instinct, qui domine tous les autres, elles périraient. Espérer que l'homme, pour faire son devoir, renoncera au plus léger agrément sans intérêt et même contrairement à son intérêt, c'est une illusion naïve. Dans l'homme, il y a toujours la bête avec tous les appétits de l'animalité; pour qu'il les dompte, il faut qu'une religion ou une philosophie spiritualiste l'arrache aux sens et lui donne l'intérêt spirituel comme mobile de ses actions. L'homme cherche son bonheur, comme la pierre tombe, par une loi de nature; il est donc inutile de lui prêcher le devoir complètement désintéressé et l'amour «< quiétiste » du bien. Ce qui est possible, c'est par la foi, d'ouvrir des perspectives éternelles, qui font que l'on considère avec mépris tous les biens terrestres et que l'on y sacrifie avec joie tout, même la vie.

On cite nombre d'athées qu'on compte parmi les hommes les meilleurs de leur temps: Helvétius, par exemple, si humain, si bienfaisant, et James Mill, ce type admirable de moralité, stoïque, froid et pur comme un marbre antique; mais ces hommes exceptionnels sont des philosophes déjà dégagés de toute tentation des sens et d'ailleurs formés par une éducation chrétienne, au sein d'une société chrétienne. Dans chacun de nos actes, la part d'influence exercée par les idées et les sentiments de nos contemporains est plus grande que celle de nos idées propres. Mais supposez un peuple d'où toute idée religieuse soit complètement bannie, la moralité et jusqu'à l'idée même du sacrifice et du devoir disparaîtraient en même temps. Le darwinisme enseigne que, dans la lutte pour l'existence, les plus forts et les plus habiles doivent l'emporter et se nourrir aux dépens des autres; que telle est la loi du monde animal, et qu'il est bon qu'il en soit ainsi; car de cette façon s'opère la sélection naturelle. Dès lors, tâchons par tous les moyens d'être les plus forts et de prendre la place des autres; nous aurons accompli notre devoir, car nous aurons fait triompher la loi naturelle qui produit le perfectionnement des espèces.

La destruction de l'idée religieuse donnerait aux revendications des classes inférieures une âpreté sans merci. Ils sont bien inspirés, les chefs du communisme révolutionnaire qui, en tête de leur manifeste de guerre contre la société, inscrivent la négation de la Divinité. Plus vous jetterez l'homme

dans les sens, en lui enlevant tout espoir de compensations célestes, moins patiemment il supportera les inégalités sociales, qui le privent de sa part de bien-être dans ce monde qui pour lui est le seul réel. S'il voit qu'il ne peut l'obtenir, il sera pris contre les institutions dont il se croit la victime d'une haine diabolique et d'une fureur de destruction effroyable. C'est sous l'empire de ce sentiment que la Commune a mis le feu aux monuments de Paris, qui étaient les symboles des pouvoirs établis. Maxime Du Camp, en finissant son remarquable livre sur Paris et ses organes, se sent pris d'une grande tristesse à l'idée que cette ville splendide, cette merveille de la civilisation, qu'il vient de décrire dans tous ses détails, deviendra un jour la proie des flammes. Il est certain que c'est l'athéisme qui allumera la torche, avec laquelle le communisme révolutionnaire voudra tout anéantir, le jour où, vaincu, il ne croira plus pouvoir réaliser ses rêves de rénovation sociale.

Quand tout est ébranlé à la fois, les institutions et les traditions, quand, sous l'empire de la démocratie, l'ordre social se transforme chaque jour et que les dépositaires du pouvoir changent sans cesse, les hommes ne se sentent plus contenus ni par le respect de l'autorité politique, ni par celui de l'autorité religieuse et alors les chances de désordre augmentent.

L'absence de toute contrainte déchaine les uns, épouvante les autres. Les travailleurs, n'espérant plus en un autre monde et ne cherchant plus le bonheur qu'en celui-ci, veulent à tout prix et même par la violence établir un ordre meilleur qu'ils sont encore incapables d'organiser et de faire marcher. Tous ceux qui ont à perdre appelleront un maître, et, même les révoltés, désespérés de ne pouvoir réaliser leur idéal, l'accepteront, croyant qu'il le leur assurera.

En tout cas, morale indépendante, morale agnostique ou morale religieuse, il faut qu'elle soit enseignée au peuple. Qui s'en chargera? Jusqu'à présent, en tout pays, c'est le ministre du culte qui l'a fait. Dorénavant seront-ce les philosophes? Évidemment non. Si donc l'enseignement de la morale est nécessaire comme fondement à la pratique de la liberté, l'enseignement d'une religion ne l'est pas moins à celle de la morale.

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