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LA LIBERTÉ DU TESTAMENT DANS SES RAPPORTS AVEC LA DÉMOCRATIE

Dans toutes les sociétés primitives comme chez les Germains, le testament est inconnu apud eos nullum testamentum, dit Tacite. C'est que l'occupation et la transmission des biens et le régime de la propriété sont considérés d'intérêt social plutôt encore que d'intérêt individuel et partant réglés par la coutume ou par la loi, non par la volonté arbitraire de l'homme.

Partout aussi, même sous le régime féodal, la propriété foncière est la rémunération, le fee, d'un service rendu. Celui qui est capable de rendre ce service reçoit l'investiture ou hérite seul. Nulle place pour le testament qui est d'origine toute romaine.

M. Le Play et son école voient dans le partage égal imposé par le Code civil la source de la plupart des maux qui affligent nos sociétés, et pour y porter remède ils réclament avec la persistance la plus méritoire et une très curieuse abondance d'arguments, la liberté du testament, dans l'intérêt de la famille et dans celui de la prospérité nationale.

Deux considérations me frappent et décident mon choix.

Le partage égal correspond si bien aux sentiments naturels, que dans tous les pays où le Code civil français est en vigueur, les pères et les mères ne font usage de la quotité disponible, que pour rétablir l'égalité entre les enfants lorsque l'un d'eux a été favorisé par un parent ou un ami. La liberté du testament serait donc de nul effet.

La seconde considération, qui me paraît décisive, est celle-ci: comme je l'ai montré ailleurs, le danger qui menace les démocraties modernes est l'égalité des droits politiques à côté de l'inégalité des conditions sociales. Pour parer à ce péril, il est désirable que qui dispose d'un vote ait aussi quelque bien. Il faut donc adopter les lois qui ont pour résultat de répartir la propriété entre le plus grand nombre de familles possible. C'est là le motif qui a décidé le législateur français à décréter le partage égal.

Ce qui prouve qu'il n'avait pas tort, c'est qu'en Angleterre, où la législation favorisait, au contraire, la constitution et la conservation des grandes propriétés, on s'efforce aujourd'hui de reconstituer une classe de petits propriétaires, même par des lois agraires presque violentes et par l'intervention de l'État, comme on l'a fait récemment en Irlande. (V. mes articles sur la réforme agraire en Irlande, Revue des Deux Mondes, 15 juin et 15 juillet 1870.)

LA DÉMOCRATIE DOIT CONSERVER SES BONS SERVITEURS

La bonne démocratie conserve ses serviteurs et ses guides; la mauvaise démocratie, ingrate, remuante, imprévoyante, en change souvent.

Il en résulte deux maux.

Premièrement, ceux qui ont à diriger et à administrer les affaires n'ont pas le temps d'acquérir l'expérience nécessaire pour le faire bien,et l'esprit de suite, si indispensable, fait partout défaut.

Secondement, les hommes de bien et de capacité, irrités des caprices populaires, se retirent les intrigants, les gens avides de place et d'argent prennent leur place.

La chose publique est mal conduite. Le peuple en est la victime.

Un propriétaire ne change point d'intendant quand il est satisfait de celui qui administre ses affaires.

A la règle énoncée, il n'y a qu'une exception à faire. Le chef de l'État, quand il est électif, ne doit pas être maintenu indéfiniment au pouvoir, parce que, dans ce cas, il pourrait tellement se rendre maître de tous les ressorts de la machine gouvernementale et s'attacher les fonctionnaires, l'armée surtout, qu'il lui deviendrait facile d'établir une dictature à vie et bientôt héréditaire, comme l'a fait Cromwell et comme n'a pas voulu le faire Washington.

CHAPITRE XIV

L'INTRANSIGEANCE

Mot nouveau pour désigner une chose ancienne : elle consiste à vouloir imposer, en politique, une solution ou une idée dans son intégrité, sans en rien rabattre et sans s'inquiéter des résistances.

Certes, il faut dire ce que l'on croit la vérité et faire ce que l'on croit son devoir, sans ambage, sans concession. Mais quand il s'agit d'appliquer ce que l'on croit bon, il faut tenir compte de l'opposition qu'offrent toujours les hommes et les faits. La transaction s'impose. Ce n'est que lentement et par degrés que l'on peut transformer ce qui est en ce qui doit être.

Les hommes de la révolution française, les jacobins surtout, étaient des intransigeants: ils ont échoué. Les ministres anglais ont toujours su transiger: ils ont ordinairement réussi.

Napoléon 1er a voulu tout plier à sa volonté : il a conduit son pays et sa dynastie aux abimes.

L'homme d'État le plus puissant de notre temps, au milieu de ses triomphes, a su s'arrêter à temps, louvoyer, transiger, céder: Bismarck n'a pas subi un seul échec. La politique qu'il a toujours pratiquée a été celle que l'on a appelé « l'opportunisme» et qui consiste à faire les choses au moment opportun, quand les circonstances sont favorables.

En politique, l'intransigeance est une folie et l'opportunisme une nécessité.

Washington écrit en 1798 à Jefferson, alors envoyé des ÉtatsUnis à Paris: « Tenez-vous en garde contre l'entraînement révo

lutionnaire. Le jacobinisme français est le plus grand ennemi de la liberté, l'obstacle le plus direct au progrès. Lui seul retardera de plusieurs siècles peut-être l'avènement de la république universelle, qui doit être le gouvernement du genre humain. »

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