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comme un gourmet un bon dîner, c'est parfait. Mais ce n'est pas à telle fin que l'art a pris naissance.

Quand la démocratie aura définitivement et complètement triomphé, l'art ne survivra que s'il redevient ce qu'il a été jadis, en Égypte et au moyen âge surtout, un enseignement et une jouissance pour les masses. D'ailleurs, quand l'art s'écarte, comme aujourd'hui, de son but et de son essence réels, pour s'attacher à l'exécution, au procédé, à certains effets de couleur ou d'impression, il se perd dans la recherche, dans la bizarrerie, dans l'absurde parfois. Le naturel au vrai sens du mot disparaît; on n'a plus que le naturalisme, ce qui est très différent.

Le procédé n'est pas à dédaigner, il s'en faut; mais à condition qu'il soit moyen, non but. Il doit fournir les meilleurs moyens d'expression; il ne peut tenir lieu de la chose exprimée.

CHAPITRE VIII

LA CORRUPTION DANS LA DÉMOCRATIE

Tant que dans un pays règne une grande égalité de conditions et une grande simplicité de mœurs, comme autrefois dans la Rome primitive, en Suisse et dans les États de la NouvelleAngleterre et aujourd'hui encore en Norvège, la corruption politique n'est pas à craindre. Nul n'est assez pauvre pour désirer se vendre et nul n'est assez riche pour corrompre. Mais au sein de la démocratie égalitaire, s'établit l'inégalité et le luxe; les besoins augmentent; la façon de vivre devient dispendieuse, et alors on cherche à faire rapidement fortune. Les fonctionnaires, peu payés, sont portés à se mettre au service des compagnies puissantes, et des millionnaires qui ont besoin de leur influence ou de leur complicité.

Si cette vénalité devient fréquente, si la foule s'y habitue, la tolère, et y voit une façon normale de s'enrichir, le sentiment moral reçoit une atteinte funeste. Il faut alors un puissant effort des gens de bien pour purifier l'air. Mais si le sentiment religieux s'affaiblit en même temps, le ver pénètre au cœur du fruit et la démocratie est en péril: comme dit Shakespeare, dans Henri VIII:

Like a fine fruit rotten at the cor.

LA DÉMOCRATIE ET LES PLAISIRS PUBLICS

Sa tâche accomplie et le vivre assuré, l'homme a besoin de se distraire, de s'amuser, ou, pour employer le mot juste, de se récréer. De là, chez tous les peuples et à toutes les époques, le chant, la musique, la danse, les jeux, les fêtes, le théâtre. Ces réjouissances seront favorables à la démocratie, si elles maintiennent les bonnes mœurs, trempent les caractères et fortifient les corps; elles lui seront funestes, si elles corrompent et amollissent.

Ici encore la Grèce antique doit être notre modèle. La gymnastique était l'objet des grandes fêtes nationales. Les jeux Olympiques où l'on couronnait, aux applaudissements de la foule transportée, les plus forts, les plus braves, les plus agiles, étaient aux yeux des Grecs d'une telle importance qu'ils servaient de base à la mesure du temps et des époques comme à Rome les consulats, en Angleterre le règne des rois pour la date des lois, chez les chrétiens la naissance du Christ, chez les musulmans l'hégyre de Mahomet. Dans l'éducation de la jeunesse, la musique n'occupait pas une moindre place que les exercices physiques et on lui attribuait une si grande influence que Platon proscrit le mode ionien parce qu'il amollit et effémine. Le théâtre, où se pressaient tous les citoyens, sous le ciel bleu, à l'air libre, en plein soleil éclairant les monuments de la cité, était un instrument de culture morale et une école de patriotisme; il s'inspirait des traditions héroïques et des croyances religieuses qu'il gravait ainsi dans la mémoire et dans le cœur de tous.

Combien différent le théâtre de nos jours il est aussi contraire au règne de la démocratie que celui de la Grèce lui était favorable. Il n'est plus guère, en France surtout, qu'un foyer de mauvaises mœurs et pour ceux qui le fréquentent et pour ceux qui y jouent. Le sujet est toujours l'adultère qui reparaît dans toutes les pièces, avec une monotonie écœurante. Le public s'habitue ainsi à le considérer comme chose naturelle. Plus de révolte du sens moral; l'immoralité s'étale et se détaille dans toute son impudence. Le mot de Tacite reprend toute sa vérité : Corrumpere corrumpi seculum vocatur. A Paris, une salle s'est ouverte exprès pour produire des œuvres si obscènes qu'elles ne seraient pas tolérées ailleurs. Ainsi le ton est donné; nulles bornes à la licence; la pornographie coule à pleins bords dans les romans, dans les poésies, dans les tableaux, dans les photographies, jusque sur les affiches, si immondes que la justice a dû les poursuivre comme constituant le délit d'outrage à la moralité publique. Comment le patriotisme ne met-il pas fin, à tout prix, à ce déluge de lubricités, qui font croire à l'étranger, bien à tort, que c'est là le tableau de la France contemporaine?

Que veulent les auteurs, en peignant ainsi avec les couleurs les plus crues, le vice dans ses formes actuelles? Les faire détester et ainsi nous rendre meilleurs? Qu'ils se riraient de votre naïveté si vous leur attribuiez ce dessein. Ce qu'ils désirent, c'est frapper le public par des situations ou des mots si hasardés qu'on s'en récrie, obtenir du succès en remuant ce fond bestial qui survit en nous tous, se faire un nom qu'on paye, multiplier les éditions et les représentations, et ainsi gagner de l'argent.

Tout ce qui concerne le roman et le théâtre prend une place démesurée dans les journaux, dans les conversations, dans l'esprit et l'estime publics. On s'occupe plus d'un acteur en renom que d'un grand orateur ou d'un homme d'État éminent. Il en était ainsi dans la Rome de la décadence, pour les histrions et à Byzance, pour les cochers.

Dans les pays catholiques, en France, en Italie, en Espagne, le théâtre est chose si importante qu'on lui donne de grands subsides. Beaucoup de personnes y passent la soirée, ce qui éloigne du foyer domestique et fait vivre d'une vie convention

nelle et dissipée. On lui bàtit des salles magnifiques qui obèrent les finances municipales. Comme jadis Versailles pour les potentats, l'Opéra de Paris à notre époque a été le modèle qu'on a voulu imiter partout. C'était, disait-on, un temple élevé à la musique; il l'était, en réalité, à la déesse Luxure, comme le montrent bien les statues qui en ornent la façade et les fresques qui en décorent les plafonds. Il n'en est pas de même dans les pays protestants, en Angleterre, en Amérique. Nul subside pour bâtir les salles ou pour défrayer les directeurs. Ni la commune, ni l'État ne s'occupent d'une entreprise toute privée, que pour en réprimer les écarts. Parcourez les villes américaines : vous y verrez des monuments importants qui sont des églises, des universités, des écoles, des clubs, des hôpitaux, des banques, mais, sauf dans quelques grandes cités, vous aurez peine à découvrir le théâtre. L'homme cultivé n'y va guère; la vie de famille le retient; on dine trop tard; on n'en parle guère; l'esprit puritain en éloigne. L'église catholique le condamne, mais en termes adoucis et avec force ménagements, car elle sait par expérience que même la contrainte exercée par la confession est inefficace. Les femmes comptent sur l'absolution qu'elles obtiennent en effet et les hommes s'en passent. En fait de plaisirs, le christianisme n'exerce vraiment d'empire que quand il agit sur la conscience intime.

Après les églises, les principaux édifices seront, sous un régime autocratique, les palais des princes et les théâtres; sous un régime démocratique, ce devront être les écoles et les instituts scientifiques.

Consacrer des millions à bâtir des théâtres est un impardonnable attentat à la démocratie, car c'est d'abord faire payer par le peuple entier l'agrément de quelques privilégiés, injustice sans excuse; c'est, en second lieu, favoriser les dépenses de luxe, ce qui empêche la formation du capital et, par conséquent, l'accroissement des salaires; c'est, en troisième lieu, créer un enseignement public de mauvaises mœurs, alors que les bonnes mœurs sont le plus sûr fondement des institutions libres. La lettre de Rousseau à d'Alembert à propos du théâtre qu'on voulait ouvrir à Genève est toujours à relire'.

(1) V. mon article de l'utilité du théâtre, dans la Revue de Belgique (janv. 1869, II, p. 13.

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