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lande, parce que la main-d'œuvre à la campagne est moins chère qu'en ville.

Créer du capital, c'est toujours faire travailler, et c'est, en même temps, augmenter le salaire, parce que la mise en œuvre d'un nouveau capital réclame de nouveaux bras, qui, plus demandés, seront mieux payés.

Prétendre que le luxe entretient le travail, c'est dire que détruire des biens, c'est accroître le bien-être.

J.-B. Say raconte qu'étant au collège, il sortait le dimanche chez un oncle bon vivant et philanthrope. Au dessert, après avoir vidé gaiement une bonne bouteille, l'oncle cassait les verres en disant : « Il faut bien que tout le monde vive. » Ici, l'erreur est saisie sur le vif; si l'oncle avait brisé toute sa vaisselle et saccagé sa maison, il aurait fait vivre encore bien plus de monde. A ce compte, Néron brûlant Rome est un bienfaiteur de l'humanité, et l'incendie, une source de richesse.

Voici la vérité: si avec l'argent employé à remplacer ses verres cassés, l'oncle de Say avait planté quelques arbres, il aurait rétribué autant d'heures de travail. Mais, tout en conservant ses verres, il aurait eu, en plus, ses arbres qui, devenus grands, abattus, sciés, et convertis en meubles, lui auraient procuré, à lui, un revenu; à d'autres, des meubles, et aux ouvriers, un surcroît de besogne.

Les historiens et les moralistes s'accordent à dire que le luxe accompagne la décadence des empires. C'est vrai, mais c'est parce qu'il viole l'ordre social, plus encore que l'ordre moral. Les excès du luxe sont les conséquences d'une inégalité excessive, d'où résultent les dissensions civiles, le despotisme et la chute des États.

Voltaire dit avec raison : « Le luxe est la suite, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les bonnes lois qui peuvent le détruire. » C'est ce que fera, avec le temps, le partage égal des héritages, établi en principe par nos Codes. «Si, dit Montesquieu, les richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe; car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par le travail des autres. »

S'il n'y avait point de luxe, dit Rousseau, il n'y aurait point de pauvres. » Visitez les cantons alpestres ds la Suisse ou les

vallées de la Norwège, et vous verrez que Montesquieu et Rousseau n'avaient pas tort.

Citons encore cet autre passage de Rousseau : « Le luxe est l'effet des richesses ou il les rend nécessaires. Il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité : il ôte à l'État tous ses citoyens, pour les asservir les uns aux autres et tous à l'opinion. » (Contrat social, III, 4.)

Conclusion. La démocratie doit en tout et partout être l'ennemie du luxe et favoriser la simplicité des mœurs.

CHAPITRE VII

LA DÉMOCRATIE ET LE LUXE PUBLIC

Il n'y a, à mon avis, qu'un seul genre de luxe qui soit justifiable, c'est le luxe public, à la condition toutefois qu'il soit bien entendu. Athènes, du temps de Périclès, sera toujours un modèle à suivre.

M. Baudrillart a dit, à ce sujet, dans son livre Histoire du luxe: «Tantôt il invite la masse à jouir de certains agréments, comme les jardins publics, les fontaines ou le théâtre. Tantôt il ouvre les trésors du beau aux multitudes sevrées de la possession des œuvres de la statuaire et de la peinture. Il a, pour l'art, des musées, comme il a des bibliothèques pour les sciences et les lettres, et des expositions pour l'industrie. Sous toutes les formes, enfin, ce luxe collectif, s'il est bien dirigé, profite à tous. Il élève le niveau et féconde le génie de l'industrie. Ce luxe, en outre, a un mérite éminent : il ôte au faste ce qu'il a, chez les simples particuliers, d'égoïste et de solitaire. Il met à la portée de la foule des biens dont le riche seul jouit habituellement ou ne fait jouir momentanément qu'un petit nombre de personnes. »

Plus la société devient démocratique, plus l'État est justifié d'intervenir dans l'encouragement accordé au grand art, ce qui est le seul luxe qu'il peut se permettre. A Athènes, sous Périclès, les deux tiers du revenu étaient consacrés aux monuments publics. Pindare dit, dans la septième olympiade: « Le jour où les Rhodiens élevèrent un autel à Minerve, il tomba sur l'île une pluie d'or. » La pluie d'or qui tombe sur le peuple quand

on encourage, comme il le faut, les lettres et les beaux-arts, c'est celle des jouissances pures et désintéressées.

M. Félix Ravaison dit très bien, quand il parle de l'Art dans École (Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire) : «Si l'éducation doit d'abord procéder par réalités et images, c'est pour s'en servir comme de véhicules, afin de s'élever à ce que l'intellectuel a de plus sublime. » Le mauvais superflu et les consommations grossières et dégradantes tiendraient-ils autant de place, si les masses « étaient instruites, fût-ce dans une faible mesure, à se plaire dans cette sorte de divine et salutaire ivresse que procurent, par l'ouïe ou par la vue, les proportions et les harmonies ? L'homme du peuple, sur lequel pèse d'un poids si lourd la fatalité matérielle, ne trouverait-il pas le meilleur allègement à sa dure condition, si ses yeux étaient ouverts à ce que Léonard de Vinci appelle la bellezza del mondo, s'il était préparé ainsi à jouir, lui aussi, de ces splendeurs que l'ont voit répandues sur tout ce vaste monde, et qui, devenues sensibles au cœur, comme s'exprime Pascal, adoucissent ses tristesses et lui donnent le pressentiment et l'avant-goût de meilleures destinées. » Il y aurait un livre à faire sur cette question qui touche à tant d'intérêts différents. Le luxe public. ne doit jamais être prélevé sur le nécessaire du peuple, ni encourager chez les riches le goût de l'ostentation et de la sensualité. Il doit toujours servir à fortifier des sentiments élevés: l'amour de la patrie, de l'humanité, du bien et de la justice.

Si cela est vrai, l'Opéra de Paris avec ses peintures et ses statues imprégnées de sensualisme païen, ses dorures et ses raffinements faits pour les riches, est un attentat à la morale égalitaire et à la démocratie chrétienne.

L'art qui convient à la démocratie est celui qui offre au peuple, sous la forme du beau, l'image de ses traditions, de ses croyances et des espérances de la nation'.

Voyez aux expositions les jours où la foule est admise: ce

(1) Pour m'excuser de parler d'art, m'est-il permis de rappeler que je m'en suis occupé d'abord, avant d'étudier l'économie politique ou la politique; que j'ai visité à cet effet tous les Musées de l'Europe, avant d'aller étudier sur place les conditions sociales; que j'ai deux fois, aux Expositions internationales de Paris de 1867 et de 1878, représenté la Belgique dans la section de peinture et que, les deux fois, mes collègues m'ont nommé secrétaire du jury?

qui l'arrête et la charme, ce sont les toiles qui représentent des scènes tragiques ou des épisodes d'histoire. Elle semble ne goûter nullement ce qui plaît aux connaisseurs ou ravit les raffinés, « le morceau » bien peint, « la tache », le rendu subtil d'une impression de la nature.

Ce qui la touche, c'est la chose représentée, non le mérite de l'exécution.

Le meilleur paysage la laisse indifférente; une bataille, un meurtre, une fête de village, un épisode comique, voilà ce qui la frappe et la retient. Plus j'y réfléchis, plus je trouve que le public a raison.

Pourquoi et comment l'art est-il né? Pourquoi occupe-t-il une place si importante dans l'histoire des civilisations? A quelles conditions mérite-t-il que la société s'en occupe comme d'un objet d'intérêt général? N'est-ce pas parce que, à toutes les grandes époques, il offrait au peuple la représentation, tantôt sous la forme des réalités, tantôt sous la forme des symboles, des principales idées qui faisaient le fonds de la vie religieuse ou de la conscience nationale?

Dans l'Inde, en Égypte, l'art montre aux foules l'histoire de leurs divinités, le drame de leurs mythes, l'image de leurs croyances et de la vie d'outre-tombe qu'elles attendent.

En Grèce, puis à Rome, l'art n'est plus exclusivement religieux; il devient en partie laïque. Mais, là encore, c'est aux masses qu'il s'adresse, quand il élève les merveilleuses statues des dieux dans les temples, et celles des grands hommes sur les places publiques.

Pendant le moyen âge et même encore à la Renaissance, l'art est populaire. Dans les cathédrales gothiques, puis dans les églises et les palais, il représente les scènes et les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, ou bien, remontant à l'antiquité, l'histoire des divinités du paganisme. Mais toujours l'art parle au peuple de ce qui l'intéresse, de ce qui le touche. Ce qui importe, c'est la chose représentée; le procédé ne vient qu'en seconde ligne.

Si les œuvres d'art ne sont faites que pour charmer quelques oisifs ou quelques rares amateurs, si l'art ne doit être, comme on l'a dit, que la gastronomie de l'œil, de quel intérêt social peut-il être? Que le collectionneur se paye une jolie toile,

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