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politiques ont souvent ce résultat, qu'il se fait des choses inutiles, ou que les choses utiles sont mal faites.

3° L'action de l'État, habituant les individus à compter sur lui, les rend inertes.

L'historien Bunsen voit à Rome une maison qui brûle. La foule crie; mais personne ne bouge. Pourquoi? Tocca al governo « c'est l'affaire du gouvernement », lui répond-on.

Aux États-Unis, quand un incendie éclate, de toutes parts accourent des pompes admirablement organisées par les particuliers. L'initiative individuelle est cultivée et active.

Jules Simon dit : « L'État doit travailler à se rendre inutile et préparer sa démission. » C'est vrai, mais à condition qu'il ne la donne pas trop tôt.

Sous l'ancien régime, la police était faite, en Espagne, par une société privée. Elle portait un très beau nom : la Santa Hermandad « la Sainte Fraternité »; mais elle faisait parfois de très vilaines choses.

Si les hommes voyaient clairement ce qui est leur intérêt, leur droit et leur devoir, ils feraient spontanément tout ce qu'ils doivent faire et rien que ce qu'ils doivent faire. Toute contrainte deviendrait inutile. L'État cesserait d'être nécessaire. Ce serait le règne absolu de la vraie liberté qui consiste à faire ce qui est bien.

A mesure que la société progresse, le rôle de l'État doit donc diminuer. Mais ce progrès même est, en grande partie, l'œuvre de l'État.

La fonction essentielle et permanente de l'État est la proclamation et le maintien du droit. L'État est, comme l'a bien dit Quesnay, LA FORCE MISE AU SERVICE DE LA JUSTICE. Sa fonction transitoire, mais non moins importante, est de favoriser l'avancement de la civilisation.

Il est, avant tout, le juge et le gendarme. Mais il est aussi le constructeur de routes et le maître d'école.

LA SOCIÉTÉ N'EST PAS UN ORGANISME

Beaucoup d'écrivains politiques et des plus éminents, Herbert Spencer, Bluntschli, Schæffle, Fouillée, Espinas prétendent que la société est un organisme doué d'une vie et d'une individualité propre, comme ceux qu'étudie la biologie. M. Albert Callier a développé cette idée avec une force qui entraîne presque l'adhésion. « La société, dit-il, possède une personnalité véritable. Elle n'est pas plus une collection d'hommes que le corps n'est une collection de cellules. C'est un être collectif composé de parties vivantes, qui sont les hommes travaillant d'après un plan déterminé, en vue d'un but commun, la vie sociale; c'est la définition que Virchow donne de l'individu. » (La Souveraineté nationale, p. 21.)

Cette façon de concevoir la société n'est pas neuve; elle s'explique par cette tendance qu'a l'esprit humain de personnifier les idées et aussi par l'emploi si naturel du mot «<le corps social ».

Saint Paul a dit : « Nous ne sommes qu'un seul corps en Jésus-Christ et comme les membres les uns des autres. » (Rom., XIII, 5; I, Cor., XII, 12.)

Rousseau a exposé la théorie de l'organisme social en des termes plus précis qu'aucun des auteurs contemporains : « Le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir souverain représente la tête; les lois et les coutumes sont le cerveau; les juges et les magistrats sont les organes de la volonté et des sens; le commerce, l'agriculture et l'industrie sont la bouche

et l'estomac qui préparent la substance commune; les finances publiques sont le sang qu'une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, distribue par tout l'organisme. Les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre et travailler la machine. On ne saurait blesser aucune partie, sans qu'aussitôt une sensation douloureuse ne s'en porte au cerveau, si l'animal est dans un état de santé. » (Encycl., vo Economie.)

Rossi dit : « L'État est un tout doué d'une vie propre. >>

De Bonald : « La société est un être, car si elle n'était pas un être, elle n'existerait pas. » (Theor. du Pouv. pol. et rel., ch. II.)

De Maistre « Les nations ont une âme générale et une véritable unité morale qui les constitue ce qu'elles sont. » (Études sur la Souveraineté, ch. IV.)

Charles Perin: « La société est un être moral, indépendant des individus qui la composent, doué d'une vie propre. » (Les lois de la Soc. chrét., liv. I, ch. 1.)

A mon avis, cette façon de parler n'est qu'une métaphore, et c'est surtout en fait de sciences sociales, qu'il faut répéter avec Paul-Louis Courier: « De la métaphore et du Malin, préserveznous, Seigneur. »

Ces analogies, empruntées à la biologie, séduisent et trompent. Elles trompent d'abord, parce que les économistes et les politiques, en faisant des emprunts aux sciences naturelles, parlent de choses qu'ils connaissent imparfaitement et, ensuite, parce que ces analogies sont nécessairement fausses.

Une personne a une volonté, une initiative propres et les parties qui la composent n'en ont pas. La société, comme telle, n'a pas de volonté, et les individus qui la composent en ont

une.

Dans un organisme réel, chaque cellule est enchaînée en sa fonction et suit forcément les mouvements du tout. Dans la société, chaque homme agit à sa guise.

La société n'est que l'ensemble des rapports existant entre les individus qui la constituent. Des rapports ne sont pas une personne.

De Maistre disait parfaitement : « La France ! quelle est cette femme? »

Par « société » entend-on l'espèce humaine tout entière?

Mais les nègres de l'Afrique centrale, les Chinois et les Européens constituent-ils une personnalité réelle? Si l'on veut parler seulement d'une nation, d'un État, l'expression est moins choquante, mais elle ne répond pas mieux à la réalité. Il y a, sans doute, le sentiment de la nationalité et l'amour de la patrie, mais il est d'origine assez récente. D'ailleurs pour les croyants, il y a une société plus intime, plus vraie, c'est celle que forment tous ceux qui ont la même foi. Aux ouvriers, déjà maintenant, la solidarité entre salariés paraît plus réelle que la solidarité entre concitoyens leurs frères, disent-ils, sont les travailleurs de tous les pays et non les capitalistes de leur propre nation.

Herbert Spencer, lui-même, semble faire bon marché de ces similitudes biologiques dans la phrase suivante : « Il n'existe point d'analogie entre les corps politiques et les corps vivants, sauf celle que nécessite la dépendance mutuelle des parties qui constituent ces deux sortes de corps. >>

Ces analogies, dont on abuse tant aujourd'hui, font l'obscurité et non la lumière, et elles sont dangereuses, car elles portent à sacrifier les individus à ce que l'on croit le bien du « corps social ». C'est ce qu'a fait Platon dans la République, où il embrigade les hommes dans des castes fixes, méconnaissant leurs instincts, leurs intérêts, leurs sentiments naturels, les traitant en matériaux inertes et privés d'une destinée propre, pour construire, en toute sa splendeur, la cité idéale.

CHAPITRE X

LA MISSION DE L'ÉTAT SE RESTREINT-ELLE
A MESURE QUE LA CIVILISATION PROGRESSE?

La doctrine de ceux qui soutiennent que l'intervention de l'État se restreint à mesure que la civilisation progresse peut se résumer ainsi : si les hommes voyaient clairement que leur intérêt se confond avec l'intérêt général; s'ils savaient ce qu'ils doivent faire en toute circonstance, la contrainte que l'État est appelé à exercer sur eux pourrait disparaître. Parmi des êtres parfaits, tout gouvernement serait superflu. L'« an-archie >> régnerait. Il s'ensuit que plus la civilisation progresse et plus les hommes s'améliorent, plus doit se réduire le rôle de l'autorité. « C'est aujourd'hui une remarque vulgaire, dit Guizot, qu'à mesure que la civilisation et la raison font des progrès, cette classe de faits sociaux qui sont étrangers à toute nécessité extérieure, à l'action de tout pouvoir public, devient de jour en jour plus large et plus riche. La société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l'intelligence et de la volonté humaine va toujours s'étendant à mesure que l'homme se perfectionne. Elle devient de plus en plus le fond social. » Cette thèse de l'école libérale « anti-interventioniste »> a été combattue avec une merveilleuse vigueur par DupontWhite, qui invoque tour à tour l'histoire, les tendances permanentes de notre espèce et les faits contemporains 1.

(1) L'œuvre capitale de Dupont-White, l'Individu et l'État, est à lire et à relire. La thèse de l'accroissement nécessaire de la mission de l'État en proportion des progrès de la civilisation y est exposée avec une force de

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