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CHAPITRE X

DE L'INFLUENCE DES FORMES DE GOUVERNEMENT
SUR LA PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL

<<< Les richesses,» disait J.-B. Say en 1803, « sont absolument indépendantes de l'organisation politique. »><

Erreur profonde, car rien n'est plus favorable à la production de la richesse qu'un bon gouvernement, et rien ne lui est plus funeste qu'un mauvais gouvernement. L'histoire de tous les pays et de tous les siècles en porte témoignage.

Combien Montesquieu en a mieux compris les leçons quand il a dit : « Les pays ne sont pas prospères en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. » Et Tocqueville : « Je ne sais si l'on peut citer un seul exemple d'un peuple manufacturier et commerçant, depuis les Syriens jusqu'aux Anglais, qui n'ait été un peuple libre. Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses liberté et indus

trie. >>

La liberté est fille de la raison et mère de la richesse. La décadence est la suite ordinaire du despotisme.

Jamais cela ne s'est mieux vu qu'à la chute de l'empire romain. « Il y avait dans l'empire, » dit Lactance, « grâce à la multiplicité des fonctionnaires, plus de recevants que de contribuants; aussi l'énormité des taxes épuisait le cultivateur. Les champs étaient désertés, et les jardins jadis cultivés, abandonnés, se couvraient de bois! >> - « Le fisc, » dit Salvien, au vre siècle, «< était un brigandage qui a achevé de ruiner l'empire romain. >>

L'ordre, la sécurité, la liberté, la justice et surtout l'organi

sation de la responsabilité, qui assure à l'homme industrieux les fruits de son travail, sont les conditions nécessaires du développement de la richesse. Un gouvernement le favorisera d'autant plus qu'il garantira mieux ces conditions.

Lorsque, comme sous l'ancien régime, l'impôt met à l'amende celui qui travaille et qui épargne, et n'atteint pas celui qui dévore, à la cour, l'argent arraché au cultivateur, il est sage de ne rien faire et de vivre au jour le jour. Lorsque, comme en Turquie, les exigences arbitraires du fisc croissent en raison des signes extérieurs de l'aisance, être ou paraître pauvre est la seule garantie de sécurité.

Où le Turc a passé, l'herbe ne croit plus; non que le Turc soit pire que bien d'autres, mais c'est le gouvernement turc qui est détestable.

Sous Louis XIV, même cause et mêmes effets. Écoutons le maréchal de Vauban, « le plus honnête homme de son temps, insensé pour l'amour du bien public, » comme dit Saint-Simon : << Si quelqu'un s'en tire, il faut qu'il cache si bien le peu d'aisance où il se trouve, que ses voisins n'en puissent avoir la moindre connaissance. Il faut même qu'il pousse la précaution jusqu'à se priver du nécessaire, pour ne point paraître accommodé. » (La Dime royale.)

La peste, la famine et la guerre, ces trois fléaux dont la litanie demande que le ciel nous délivre, sont des maux passagers; bientôt la fécondité des mariages et celle du travail en réparent les ravages. Mais un mauvais gouvernement est un mal permanent. Tant qu'il dure, les maux qu'il engendre aug

mentent.

Montesquieu s'exprime admirablement à cet égard : « Il y a, dit-il, deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendus tels, et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait partie de leur servitude. Les autres ne sont pauvres que parce qu'ils ont dédaigné, ou parce qu'ils n'ont pas connu les commodités de la vie, et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté. » (Esprit des lois, xx, 3.)

Ailleurs, pour expliquer comment la liberté enrichit les peuples, le même auteur dit : Règle générale, dans une

nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu'à acquérir. Dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver. »

Tocqueville dit : « Si les hommes parvenaient jamais à se contenter des biens matériels, il est à croire qu'ils perdraient peu à peu l'art de les produire et qu'ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès, comme les brutes. » C'est exactement le spectacle que nous offre l'histoire de la Chine. Elle est arrivée de bonne heure à porter tous les arts industriels à un haut degré de perfection; mais une sorte de matérialisme l'a envahie. Le mécontentement du présent, l'inquiétude du mieux, l'aspiration vers l'idéal, ces sentiments que les prophètes d'Israël et le christianisme ont mis dans le cœur des Occidentaux, lui sont restés inconnus. Elle a mis en pratique les préceptes de l'Ecclésiaste : « Il n'y a de bon que boire, manger et jouir; le reste est vanité et fatigue d'esprit. » La décadence de l'empire romain a présenté un tableau semblable.

Tocqueville a montré ailleurs, en traits qui ne s'oublient pas, l'influence de la démocratie sur la production de la richesse : << Toutes les causes, dit-il, qui font prédominer dans le cœur humain l'amour des biens de ce monde, développent le commerce et l'industrie. L'égalité est une de ces causes. Elle favorise le commerce, non point directement, en donnant aux hommes l'amour du négoce, mais indirectement, en fortifiant et généralisant dans les âmes l'amour du bien-être. »

Malgré les agitations inséparables de la liberté, les communes démocratiques de la Grèce, de la Flandre et de l'Italie ont joui d'une rare prospérité et jeté un grand éclat. L'historien florentin Machiavel en donne la raison : « La vertu des citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avaient plus d'effet pour renforcer notre république, que leurs dissensions pour l'affaiblir. Un peu d'agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté. »

La servitude amène la décadence parce qu'elle diminue l'activité. « Quand tout reste écrasé sous le joug, » dit Rousseau, «< c'est alors que tout dépérit et que les chefs détruisent les peuples, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. » (Tacite.)

« Le despotisme ruine les hommes en les empêchant de produire, plus qu'en leur enlevant les fruits de la production; il

tarit la source des richesses et respecte souvent la richesse acquise. La liberté, au contraire, enfante mille fois plus de bien qu'elle n'en détruit, et chez les nations qui la connaissent, les ressources du peuple croissent toujours plus vite que les impôts. » (Tocqueville.)

Guidé par son intérêt, l'homme, s'il a quelque lumière, s'adonnera au travail le plus profitable. Il s'ensuit que plus le travail est libre, plus il est productif. La liberté du travail comprend :

1o La liberté de choisir son métier. Les monopoles et les jurandes en étaient la négation.

2o La liberté de travailler où l'on veut point de privilèges pour certaines localités; liberté dans le choix du domicile. 3o La liberté de s'associer.

4° La liberté d'acheter ou de vendre où il y a le plus d'avantage liberté du commerce.

5o Liberté de prêter son argent abolition des lois contre l'usure.

Toutes ces libertés ont été proclamées par la révolution française et conquises, successivement, dans les pays civilisés, depuis la fin du siècle dernier. Il en résulte un accroissement extraordinaire de l'activité et de la productivité du travail.

Rien ne contribue autant à rendre le travail productif que la libre concurrence entre ceux qui travaillent. C'est une lutte pacifique à qui fera le mieux, afin de vendre le plus et de gagner le plus. Chacun s'agite, s'ingénie, cherche une économie, une amélioration à faire, un nouvel engin à employer. La peine de celui qui échoue est la gêne ou la misère; la récompense de celui qui réussit, le bien-être et la richesse.

C'est le combat pour la vie qui, parmi les animaux, se décide à coups de griffes et de dents; parmi les sauvages, à coups de hache ou de javelot; et parmi les civilisés, par la supériorité du travail, de l'invention et du capital.

CHAPITRE XI

COMMENT LES MAUVAIS GOUVERNEMENTS
RUINENT LES ÉTATS

§ I. La décadence de l'Espagne.

Je ne sais s'il est un chapitre de l'histoire du monde plus tragique que celui de la rapide décadence de l'Espagne 1. Un siècle après la mort de Charles-Quint, l'empire espagnol, qui s'étendait sur les deux hémisphères, sur lequel « le soleil ne se couchait jamais » et que la nature avait doté des avantages les plus enviables, était déchu, ruiné, tombé au rang de puissance de second ordre, en attendant d'être traité comme une quantité négligeable par les autres nations de l'Europe.

Cent années de gouvernement despotique et fanatique suffirent pour dépeupler et réduire à la misère un peuple qui avait commandé au monde. « Cuando se muove en España, toda la tierra tiembla, » quand l'Espagne se meut, toute la terre tremble, disait-on au temps de Philippe II, et Philippe III avait pour devise: « Todos contra nos, y nos contra todos. » A l'époque de Charles II, personne ne tremblait au nom de l'Espagne;

(1) V. Dr M. Philippson. Heinrich IV und Philipp III. Die Begründung der französischen Uebergewichtes in Europa, 1598-1610. 3 Bände. Berlin, 18701876. Mémoires de la Cour d'Espagne sous le règne de Charles II, 16781682, par le marquis de Villars. London, 1861. - Lettres de Madame de Villars à Madame de Coulanges (1679-1681), Nouvelle édition, avec introduction et notes, par Alfred de Courtois. Paris, 1868. — J'ai aussi emprunté beaucoup de détails à deux excellents articles publiés dans la Revue d'Edimbourg en janvier 1869 et en juillet 1881.

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