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dait avant son affranchissement. Tout en substituant l'autorité d'un président élu à celle du roi d'Angleterre, le changement était insensible, parce que l'influence de l'exécutif dans les affaires des colonies de la Nouvelle-Angleterre était déjà presque nulle et que tous les organes de la démocratie étaient solidement constitués et pleins de vie.

Le peuple romain a vécu d'abord sous la royauté, puis sous la république, enfin sous l'empire; mais ses institutions ne se sont modifiées qu'insensiblement. Le Sénat, les consuls, toutes les magistratures, toutes les institutions de la république ont été conservées; l'esprit qui les animait et qui les appliquait a seul changé.

CHAPITRE V

L'ANARCHIE

L'anarchie est le rêve à la fois de certains fous furieux et des plus pacifiques des utopistes.

C'est Proudhon qui a le premier vanté l'anarchie, entendant par là l'absence de gouvernement. Et en effet, si les hommes étaient parfaits, s'ils voyaient tout ce qu'ils doivent faire et s'ils le faisaient; si spontanément ils accomplissaient leur devoir Neminem lædere, cuique suum tribuere, toute contrainte et par conséquent tout gouvernement serait inutile.

Mais plus les êtres humains sont près de la brute, obéissant à leurs appétits de la proie ou de la femme, plus ils doivent être bridés, pour que le progrès s'accomplisse. Sans l'autorité des lois et du pouvoir, c'est le choc universel des concupiscences déchaînées, la lutte de tous contre tous.

Les anarchistes s'imaginent qu'en abattant les institutions qui écrasent aujourd'hui le peuple, on verrait naître de son instinct affranchi de toute entrave un ordre si parfait que la contrainte ne serait plus nécessaire, les besoins et les désirs de tous étant satisfaits.

C'est au fond l'idée de Rousseau, ou mieux encore celle de Fourier, qui voit naître l'ordre parfait du jeu libre de toutes les passions. Tout le mal social provient, non des hommes qui sont bons, mais des institutions qui sont mauvaises. Il faut revenir à l'état de nature. Ce serait le retour de cet âge d'or chanté par les poètes anciens et qui a hanté l'imagination du moyen âge. Montaigne vante aussi « l'état de nature » et ainsi ont fait la plupart des écrivains du xvir siècle. Mais hélas! on

le rencontre chez les sauvages, ce régime naturel : c'est l'écrasement des faibles qu'on tue et qu'on réduit en esclavage quand on ne les mange pas; c'est la femme, toujours esclave dans la ruche polygame ou dans le ménage monogame, travaillant la terre, portant les fardeaux, exécutant tout le travail, tandis que l'homme chasse, boit, fume et parle.

Nul n'a mieux dépeint ce que serait l'anarchie que Scheakspeare dans la Tempête :

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Gonzalvo.

Si j'avais à coloniser cette ile, monseigneur, et si j'en étais roi, savez-vous ce que je ferais? Dans ma république, je ferais toute chose au rebours: aucune espèce de trafic ne serait permis; nul magistrat; nulle connaissance des lettres; ni richesse, ni pauvreté; nul usage de service; nul contrat; nulle succession; pas de bornes, pas d'enclos, pas de champ labouré, pas de vignoble; nul usage de métal, de blé, de vin, ni d'huile. Nulle occupation : tous les hommes sans rien faire, et pour les femmes de même, mais innocentes et pures. Point de souveraineté; tout en commun. La nature produirait sans sueurs ni efforts humains. Ni trahison, ni félonie; donc ni épée, ni pique, ni coutelas, ni mousquet, ni aucune autre arme. La terre produirait tout en abondance par sa propre fécondité, de quoi nourrir mon peuple innocent.

« Sébastien à Antonio.

Pas de mariage parmi ses sujets.

« Antonio. — Non, mon cher un peuple de flâneurs et tous chenapans et courtisanes. >>

Dans des vers satyriques, où se trahit l'hostilité du pangermanisme et du panslavisme, l'humoriste allemand Haussmann trace ce portrait des anarchistes nihilistes.

Wir wollen unsere Weiber tauschen;
Wir wollen uns mit Schnaps besaufen
Und alles soll gemeinsam sein!
Wir wollen uns mit fett beschmieren
Wir wollen in der Sonne spazieren
Wir wollen freie Russe sein.

Nous voulons échanger nos femmes.
Nous voulons nous enivrer d'eau-de-vie,

Et tout doit être commun à tous.

Nous voulons nous enduire de suif;

Nous voulons nous promener au soleil;
Nous voulons être des Russes libres.

E. DE LAVELEYE.

DÉMOCRATIE. — 1.

14

Tocqueville dépeint les anarchistes de la Révolution française, qui sont semblables à ceux d'aujourd'hui :

<< On vit apparaître des révolutionnaires d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie, qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'aucun dessein. Et il ne faut pas croire que ces abus nouveaux aient été la création isolée et éphémère d'un moment, destinés à passer avec lui; ils ont formé depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties civilisées de la terre; qui partout a conservé la même pysionomie, les mêmes passions, le même caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde en naissant; elle est encore sous nos yeux1. »

Mirabeau, réfutant l'idée de Rousseau que la société se constitue par le sacrifice de la liberté, répond: « Les hommes n'ont rien voulu sacrifier en se réunissant en société. Ils ont voulu et dû étendre leurs jouissances et l'usage de la liberté par les secours et la garantie réciproques. >>

Platon fait également dériver l'État de l'impuissance de l'homme isolé et du besoin qu'il a de la société. (République, II.)

Plus augmentera le nombre de ceux qui veulent établir l'anarchie par l'emploi de la force et la destruction de l'ordre social, plus sera proche la restauration du despotisme et l'emploi de la compression la plus dure et la plus inexorable.

Toutefois l'anarchie, dans le bon sens du mot, est peut-être la meilleure forme de gouvernement. Nulle part je n'ai trouvé un régime qui se rapproche plus de cette « an-archie» rêvée par Proudhon, c'est-à-dire de l'absence de gouvernement, que dans les cantons suisses à Landsgemeinde où s'exerce le gouvernement direct. Je prendrai comme exemple le demi-canton d'Appenzell - ausser-Rhoden, où j'ai pu l'observer par moimême.

Qu'est-ce que la démocratie? C'est le régime politique où la nation se gouverne elle-même, où est appliqué, par conséquent, le principe: Tout par le peuple, tout pour le peuple. Ici, non seulement le peuple est souverain, mais il exerce lui-même la

(1) V. dans mon Socialisme contemporain, le chapitre : l'apôtre de la destruction universelle.

souveraineté. Une fois par an, le dernier dimanche d'avril, il se réunit tout entier, alternativement à Trogen et à Huntwil. Tout citoyen majeur est obligé, sous peine d'une amende de 10 francs, de se rendre, portant un sabre ou une épée, à cette assemblée, qui n'est autre que le champ de mai des Germains et des Francs.

Sont soumis à ses votes, le budget et tous les projets de loi émanant soit du Conseil cantonal, soit de l'initiative d'un certain nombre d'électeurs. La discussion est interdite; on vote à main levée, par oui ou par non; on procède ensuite à l'élection des sept membres du Conseil exécutif (Regierungsrath), et des onze membres de la Cour de justice supérieure (Obergericht). A la fin de la séance, qui ne dure guère qu'une heure et demie, tous les assistants prononcent à haute voix le serment de défendre la patrie et de se dévouer au bien général. Cela produit une impression profonde. Tous les citoyens ont reçu un exemplaire des projets de loi et de leur exposé des motifs. Les communes sont complètement autonomes, dans les limites des lois générales de la Confédération et du canton. Là aussi, les citoyens règlent directement les affaires publiques. Une fois par an, ils se réunissent obligatoirement en assemblée générale, ordinairement dans l'église.

Ils votent le budget, les dépenses, les impôts, les règlements locaux et élisent les membres du Conseil communal, y compris l'Hauptman ou maire, ceux du Conseil cantonal, ainsi que les juges du tribunal communal et du tribunal de district.

Le Conseil communal tient séance une fois par mois, au moins, et chaque fois que l'urgence l'exige.

Ici aussi, se pratique l'an-archie. Le gouvernement n'est pas une institution extérieure au peuple, il est «< immanent » dans le peuple. Il n'y a point de fonctionnaires politiques, judiciaires ou administratifs rétribués. Les fonctions existent, mais elles sont remplies obligatoirement par les citoyens élus, qui, tous, sont soumis à réélection chaque année.

Il n'y a que les instituteurs et les secrétaires du canton et des communes qui reçoivent un traitement.

Le pouvoir exécutif est exercé par le Regierungsrath, qui se réunit tous les dix ou quinze jours. Ses sept membres, y compris le Landamman ou Président de la République, reçoivent

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