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Comme être raisonnable et libre, il doit obéir à des lois qu'il n'a pas faites et qui s'imposent à lui.

En toutes circonstances, il doit toujours faire ce qui est le plus favorable à l'ordre général, c'est-à-dire suivre le droit chemin, qui mène au bien, à la perfection.

Si pour ce qui le concerne personnellement, il doit suivre ces règles générales qui constituent le droit, à plus forte raison doit-il le faire quand il s'agit de résolutions qui intéressent les autres, c'est-à-dire de règlements et de lois d'intérêt général.

S'il doit vouloir que ce qui est le plus avantageux à tous soit adopté, comment y arrivera-t-il? Sera-ce en édictant ces lois lui-même, soit directement par un plébiscite, soit par des mandataires qu'il aura nommés, fût-il incapable de les bien choisir? Nullement. Il fera ce qu'il fait quand il veut être bien habillé, bien chaussé, bien éduqué, bien jugé, bien médicamenté. Il choisira les hommes les plus capables dans chaque spécialité et il les priera de lui rendre le service qu'il réclame, d'après les lumières de ces hommes, non d'après les siennes propres.

Évidemment il doit agir de même en fait de lois et de gouvernement. Il doit librement choisir les plus capables de faire de bonnes lois et de bien gouverner parmi ceux qui, d'une façon générale, partagent sa manière de voir, et puis s'en rapporter à eux, sans essayer de leur imposer ses volontés.

LE DROIT DIVIN ET LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE

En 1788, dans un discours célèbre, Pitt s'écrie, aux applaudissements de la Chambre des communes : « Droit divin, pouvoir absolu, idées d'un autre temps, justement réprouvées et presque tombées dans l'oubli! »

Vous prétendez, rois absolus, régner en vertu d'une commission de la divinité. Quand donc vous a-t-elle été donnée? Votre race a été investie de la couronne pendant des siècles, mais la durée d'un fait, s'il n'est pas légitime en lui-même, ne le transforme pas en droit.

Ce que l'on peut dire de mieux en faveur de la royauté de droit divin, c'est que si les peuples l'admettent, l'obéissance leur devient facile et naturelle. La souveraineté acquiert une force et une autorité presque religieuses. Le respect des rois entraîne le respect des lois, ce qui est essentiel en tout régime; mais ce dogme perd tout son avantage quand peuples et souverains ont cessé d'y croire.

Même les théologiens dont l'autorité est la plus reconnue admettent la souveraineté du peuple, seulement ils ajoutent qu'il peut la déléguer à un prince.

Suivant saint Thomas, le peuple est seul souverain originaire, mais il peut transférer le pouvoir à un souverain.

De là, tout souverain n'exerce le pouvoir que du consentement du peuple, lequel peut être tacite.

« Ordonner ce qui importe au bien commun est un droit qui appartient à la multitude entière ou à celui qui remplit la fonction de la multitude. » (De origine juris.)

«Le droit positif étant ôté, il n'y a pas de raison pour que, parmi une foule d'hommes tous égaux, l'un domine plutôt que l'autre; donc le pouvoir appartient à tous. » (Bellarmin, De laic., I, III, 6.)

« Le corps politique des hommes, par cela même qu'il prend naissance de la manière qui lui est propre, a puissance et gouvernement sur soi-même et par conséquent a puissance aussi sur ses membres et exerce sur eux une domination particulière.» (Id. De legib., III, xiv, 79.)

Bossuet exprime la même opinion: Les rois, établis par la force, deviennent légitimes par le consentement du peuple.

Mais ce sont surtout les écrivains protestants qui, dès les débuts de la Réforme en Suisse, en Écosse et en France, ont proclamé la souveraineté du peuple et le droit de s'affranchir de l'autorité tyrannique des rois '.

Bentham prouve la souveraineté du peuple par le raisonnement suivant: Le but à atteindre est « le plus grand bonheur du plus grand nombre.

<«< Celui qui gouverne se sert du pouvoir dans son intérêt. Si tous gouvernent, ils se serviront du pouvoir dans leur intérêt et ce gouvernement procurant ainsi le plus grand bonheur du plus grand nombre sera l'idéal. »

Oui, le peuple veut son bien, mais s'il ignore en quoi il consiste, il agira contrairement à son intérêt. Rousseau lui-même reconnaît que le peuple est « une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon ». (Contrat social, II, 6.)

Rousseau va jusqu'à regretter l'esclavage, qui permettait aux citoyens de l'antiquité de s'occuper des affaires publiques. << Chez les Grecs, les esclaves faisaient tous les travaux du peuple et sa grande affaire était la liberté.

<< Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. »

(1) Voir Franco Gallia, de Hotman; Vindicia contra tyrannos, de Languet; De jure Regni, de Buchanan: Petit traité de droit politique, par Jean Poynet, et surtout de Pierre Jurieu Lettres pastorales adressées aux fidèles de France, etc. (1686-1689) et Soupirs de la France esclave qui soupire après la liberté, et comme contraste, Le cinquième avertissement aux protestants sur les lettres du ministre Jurieu, par Bossuet.

Les anciens pensaient de même. « La vertu, par conséquent, le droit de cité et la liberté ne peuvent appartenir aux travailleurs qui font vivre la cité, ni aux laboureurs, ni aux artisans: ils sont nécessairement esclaves. » (Aristote, Polit., III, 6, 7, 8.) Dans une proclamation au peuple français rédigée par Louis Blanc, au nom des démocrates de Paris, après la Révolution de 1848, on lit ceci : « Un pouvoir démocratique est celui qui a la souveraineté du peuple pour principe, le suffrage universel pour origine et pour but la réalisation de cette formule : Liberté, Egalité, Fraternité.

<< Les gouvernants dans une démocratie bien constituée ne sont que les mandataires du peuple; ils doivent être responsables et révocables. >>

Telle est, parfaitement formulée par l'un de ses plus éloquents apôtres, la doctrine de la souveraineté du peuple. Elle a été consacrée dans les différentes constitutions de la révolution française.

La Constitution de 1791, liv. III, art. 1o, déclare que « la souveraineté est une, indivisible, imprescriptible; elle appartient à la nation. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice. »

La Déclaration des Droits qui précède la Constitution de 1793 porte dans son article 25: « La souveraineté réside dans le peuple; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. »

« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. >>

La Constitution de l'an III dit, dans l'article 17, des Droits : «La souveraineté réside essentiellement dans l'universalité des citoyens. >>

L'article 1 de la Constitution de 1848 porte: « La souveraineté réside dans l'universalité des citoyens français. Elle est inaliénable et imprescriptible. Aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice. »

La Constitution belge formule le même principe en des termes qui soulèvent moins d'objections:

<< Tous les pouvoirs émanent de la nation. »>

E. DE LAVELEYE. DÉMOCRATIE. 1.

2

CHAPITRE VI

DES LIMITES DE LA SOUVERAINETÉ

Si en démocratie on veut sauver la liberté, il faut strictement limiter les limites de l'action du souverain.

Quand le souverain est le peuple tout entier, il est encore plus disposé peut-être qu'un roi à ne pas reconnaître de bornes à son pouvoir et à imposer à tous ses volontés, parce qu'il croira agir conformément au droit et à l'intérêt de la démocratie.

« Quand, dit Rousseau, le corps social tout entier est le souverain, il ne peut nuire, ni à l'ensemble de ses membres ni à chacun d'eux en particulier. Chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous et nul n'a intérêt à la rendre onéreuse aux autres, puisque la même loi lui serait appliquée. Chacun, acquérant sur tous les associés les mêmes droits qu'il leur cède, gagne l'équivalent de tout ce qu'il perd avec plus de force pour conserver tout ce qu'il a. »

Point de théorie plus dangereuse; elle n'admet plus de bornes à l'exercice de la souveraineté; c'est elle qui a perdu la révolution française !

Benjamin Constant a dit le mot juste à ce sujet :

« Il est faux que la société tout entière possède sur ses membres une souveraineté sans bornes... La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. » (BENJAMIN CONSTANT, Princ. de pol., ch. 1.)

Cette vérité avait été reconnue par la Constitution républicaine de 1848, fondée sur la souveraineté du peuple; elle proclame que la République française « reconnait des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives. » (Préambule.)

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