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du souverain est presque nulle; point de centralisation; c'est un régime d'indépendance complète, quand on considère les hommes libres transformés en seigneurs.

Mais la royauté ne cesse pas de travailler à reprendre les prérogatives de la souveraineté. En France, elle réussit complètement, tandis qu'en Angleterre elle finit par échouer devant les résistances de la noblesse d'abord, puis des communes. Philippe-Auguste, Saint Louis, Charles VII, Louis XI, Richelieu et enfin Louis XIV font triompher définitivement la notion impériale de l'État. Le roi-soleil arrive, comme le dit Lemontey, à reproduire le type du satrape oriental. En reconquérant pour la souveraineté ses droits nécessaires, les juristes rendirent service au peuple et au progrès général. Mais en affranchissant les hommes du joug féodal, ils les pliaient à devenir les sujets d'un monarque absolu et en préparant le triomphe de l'égalité et de la démocratie, ils affaiblissaient les sentiments qui assurent l'exercice régulier de la liberté.

Il en fut autrement en Angleterre. La féodalité y perdit ses privilèges plus complètement qu'en France, mais ce fut au profit du peuple, qui, par ses représentants, prit part au gouvernement, non au profit exclusif de la royauté s'élevant maitresse absolue au-dessus de l'aristocratie et des communes également asservies. En outre, la noblesse n'y fut jamais une caste fermée.Leurs cadets se confondent avec le reste de la nation, tandis que des hommes d'élite sont élevés à la pairie. Elle fut respectée par le peuple, au lieu d'en être détestée, comme en France. Ainsi que le dit Macaulay, << une dignité à laquelle ses enfants peuvent être appelés n'excite pas la jalousie de l'homme libre; une classe dans laquelle ses enfants vont rentrer ne peut être méprisée par le grand seigneur.» En perdant ses privilèges, la noblesse anglaise conserva ses droits et elle en fit usage pour défendre la liberté. En France, elle perdit ses droits, mais conserva ses privilèges et ne montra d'autre souci que de prendre rang dans la domesticité de Versailles. Tandis que les nobles anglais faisaient des lois et imposaient à leurs souverains le respect des libertés populaires, les nobles français se ruaient dans la servitude et ne se disputaient que l'honneur de présenter au roi, à son petit lever, la chemise ou la serviette.

Une autre cause a amené l'échec de la tradition absolutiste de la Rome impériale en Angleterre et son triomphe en France, c'est la Réforme acceptée là, repoussée, exterminée ici. Le christianisme, à l'origine, était une démocratie libre et égalitaire. La Réforme était un retour vers le christianisme primitif. Ceux qui l'embrassaient se trouvaient ainsi préparés à se gouverner eux-mêmes et à vivre libres. Le catholicisme, au contraire, était devenu, surtout à partir du concile de Trente, un régime parfaitement absolu et la première vertu inculquée à ses fidèles était l'obéissance. Les peuples qui lui restaient fidèles étaient donc préparés à servir.

C'est à l'ombre du temple que les peuples réformés achevèrent leur éducation politique; ils y apprirent à élire leurs pasteurs, à gérer leurs affaires, à délibérer, à discuter, à se faire leur foi et leurs lois. Les peuples catholiques devaient se soumettre à des prêtres choisis par les évêques, que nommait le pape ou le prince, et recevoir tout faits les articles de leur Credo, auquel ils ne pouvaient rien changer. Il leur fallait donc tout croire et obéir en tout, ou tout rejeter à la fois l'incrédule devenait ainsi un révolté. Ceci explique pourquoi les nations catholiques avancent par voie de révolutions et les peuples protestants par voie de réformes.

Tous les peuples réformés ne jouissent pas du même degré de liberté; mais tous se sont montrés capables de la pratiquer dès qu'ils l'ont obtenue. En tout pays, même là où ils ont été définitivement écrasés, en Pologne, en Bohême, en Hongrie, en France, en Belgique, ils ont réclamé les libertés politiques, et pour elles ils ont combattu et donné leur vie.

Ce qui précède suffit, je crois, pour démontrer que si certains peuples sont arrivés, plutôt que d'autres, à établir des institutions libres, les vicissitudes de l'histoire et spécialement l'influence des croyances religieuses, en sont la cause, bien plus que la race.

CHAPITRE XIV

DU DROIT D'INSURRECTION

L'insurrection, l'emploi de la force contre le souverain, recours suprême d'un peuple opprimé contre la tyrannie, est un droit redoutable et nécessaire qu'il est aussi dangereux de nier que de proclamer.

Si on n'admet pas qu'une nation est un troupeau qu'un roi peut tondre et égorger à sa fantaisie, on reconnaîtra qu'il est un comble de mauvais gouvernement que ses victimes ne sont' pas tenues de respecter.

La non-responsabilité et l'inviolabilité du roi est une fiction. indispensable pour maintenir l'hérédité de la couronne. Mais si le roi viole la constitution, en vertu de laquelle il règne, et foule aux pieds les droits des citoyens qu'il a pour mission de garantir, la fiction disparaît: c'est l'état de guerre. Il ne reste qu'à souhaiter que la victoire reste à celui qui défend le droit.

C'est ce que Guizot lui-même reconnaît, dans sa notice sur Washington, en parlant de la guerre de l'indépendance du pays qui est aujourd'hui la grande République américaine : << Si jamais cause fut juste et eut droit au succès, c'est celle des colonies anglaises insurgées pour devenir les États-Unis d'Amérique. La résistance précéda pour elles l'insurrection. Leur résistance était fondée en droit historique et sur des faits, en droit rationnel et sur des idées. »

Et il ajoute plus loin:

« Évidemment ce jour était venu où le pouvoir perd son droit à la fidélité, où naît pour les peuples celui de se protéger

eux-mêmes par la force, ne trouvant plus dans l'ordre établi ni sûreté, ni recours, jour redoutable et inconnu, que nulle science humaine ne saurait prévoir, que nulle constitution humaine ne peut régler, qui pourtant se lève quelquefois, marqué par la main divine. Si l'épreuve qui commence alors était absolument interdite, si du point mystérieux où il réside, ce grand droit social ne pesait pas sur la tête des pouvoirs mêmes qui le nient, depuis longtemps le genre humain, tombé sous le joug, aurait perdu toute dignité, comme tout bonheur. >>

<< Il est impossible, dit Macaulay, de tracer la limite qui sépare la résistance légitime de la résistance illégitime; mais cette impossibilité résulte de la nature même du droit et elle se rencontre dans toutes les sciences morales et politiques. Le droit qu'a un peuple de résister à un mauvais gouvernement est tout à fait semblable à celui qu'a l'individu, à défaut de protection légale, de tuer un injuste agresseur. Dans les deux cas, avant de recourir à la force, il faut avoir épuisé tous les moyens réguliers et pacifiques. Mais dans l'un et dans l'autre cas, on ne peut nier l'existence du droit. Un homme assailli par des assassins n'est pas obligé de se laisser égorger, parce que personne n'a pu encore définir exactement quel est le degré du péril qui justifie l'homicide. De même une nation n'est pas obligée de souffrir passivement tous les maux que la tyrannie peut lui infliger, parce que nul n'est parvenu à déterminer exactement quel excès de mauvais gouvernement justifie l'insurrection. » (History of England, IX, 212.)

Lorsque les Anglais ont chassé Jacques II, les Belges le roi de Hollande, les Napolitains le roi Bomba, quand les Hollandais se sont affranchis du joug de l'Espagne et les colonies de l'Amérique du Nord de la domination de l'Angleterre, l'applaudissement des peuples a salué ces actes de patriotisme.

Une insurrection, quand elle réussit, est une révolution; mais quand elle échoue, elle n'est qu'une rébellion ou une émeute.

C'est qu'en effet pour qu'un appel aux armes contre le gouvernement établi soit légitime, il faut, premièrement, des griefs graves, nombreux et persistants, auxquels on ne peut porter remède par les voies légales, et, secondement, que le mouve

ment insurrectionnel entraîne la masse du peuple et soit, pour ainsi dire, l'explosion d'un sentiment national.

Il ne peut être permis à un groupe d'enragés ou d'enthousiastes d'attaquer l'autorité souveraine, fut-ce même au nom d'une cause juste. Sinon, il faudrait amnistier les brigands qui résistent à la gendarmerie parce qu'elle représente un ordre social inique. Le Karl Moor de Schiller mériterait une statue. Toutefois, quand un régime est complètement contraire au droit, il est difficile de condamner ceux qui s'insurgent, fussentils même trop peu nombreux et trop peu appuyés par le peuple pour réussir. Les conjurations et les soulèvements qui ont eu lieu en Italie depuis 1815 jusqu'en 1848, ont certainement eu pour effet d'entretenir la flamme du patriotisme et les aspirations vers l'unité nationale. On ne s'étonnera pas si ceux qui ont succombé dans ces tentatives sont considérés comme les glorieux martyrs d'une juste cause.

L'insurrection ne triomphe que quand la puissance de résistance de l'État a été désarmée ou affaiblie par la force d'une idée généralement répandue ou d'un droit reconnu. Tel a été le cas des révolutions du xvre siècle et de la révolution française. Celle-ci a été faite d'abord dans les esprits et elle a eu pour alliés, à l'origine, la noblesse et tout le bas clergé. La philosophie » du XVIIIe siècle avait miné l'ancien régime : un coup de bélier suffisait pour l'abattre.

Les insurrections d'esclaves n'ont jamais réussi, ni dans les guerres serviles à Rome, ni dans les Jacqueries en France, ni dans les soulèvements de paysans en Angleterre et en Allemagne. La Normandie s'insurge contre Richelieu, la Vendée contre la Convention, en même temps que Lyon et Toulon: le pouvoir central écrase tout. C'est l'idée de l'unité nationale qui l'emporte.

Aujourd'hui, c'est dans les capitales qu'éclatent les insurrections qui réussissent. C'est pourquoi Dupont-White, dans un chapitre étincelant de verve de son beau livre L'Individu et l'État, voit dans une capitale le meilleur correctif à l'omnipotence des souverains et la plus sérieuse garantie de la liberté. Elle est, dit-il, une force en dehors et au-dessus des pouvoirs constitués. On l'a vue ôter toute force réelle aux puissances officielles. C'est ainsi qu'elle a mis fin à l'ancien régime. Son procédé est

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