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DE LA LIBERTÉ DANS SES RAPPORTS AVEC LES CLIMATS

Montesquieu, ayant remarqué que le froid contractait un cœur de veau, en conclut que le climat du Nord est favorable à la liberté, parce qu'il durcit les fibres et les muscles, tandis qu'un climat chaud, qui les relâche, favorise la servitude. C'est attribuer trop d'influence à une action toute physique. La Grèce, pays chaud, nous a offert le modèle de la démocratie et de la liberté. Aujourd'hui, sous la même latitude, on trouve la liberté aux États-Unis et au Canada, et la servitude en Russie.

Aux États-Unis, les mêmes institutions démocratiques et libres sont en vigueur aux bords du golfe du Mexique, sous les tropiques et dans la région des grands lacs, aux approches du cercle boréal. En Australie, les habitants du Queensland ne sont moins libres que ceux de la Tasmanie.

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Au début des civilisations, le climat exerce quelque influence. La douceur trop égale de la température peut endormir l'énergie et conduire à l'inertie, tandis que la variété des saisons excite l'attention, aiguise l'intelligence et nécessite la prévoyance. Quand les besoins sont peu nombreux et que la nature offre spontanément de quoi les satisfaire, le travail est presque superflu. Enervé par la mollesse et l'oisiveté, l'homme est plus prêt à se courber sous un maître. Mais à mesure que la civilisation se développe, l'action du climat disparaît: ce sont des causes morales que décident des destinées des nations.

CHAPITRE XII

DE LA LIBERTÉ DANS SES RAPPORTS AVEC LE SOL

Généralisant le mot de Montesquieu, on peut dire que les pays sont prospères, non en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté.

La liberté favorise la production de la richesse et l'accumulation de la richesse fait désirer la liberté, ce qui ne veut pas dire que tous les pays riches ont été libres. L'Assyrie et l'Égypte anciennes étaient à la fois très riches et soumises au despotisme.

Montesquieu dit encore: « Le gouvernement d'un seul se trouve plus souvent dans les pays fertiles, et le gouvernement de plusieurs dans les pays qui ne le sont pas, ce qui est quelquefois un dédommagement. »

Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi, car l'Angleterre et les États-Unis sont en même temps des pays fertiles et des pays libres. Mais voici en quelle mesure la remarque de Montesquieu me paraît fondée.

La fertilité du sol n'ôte aux hommes ni la force, ni le courage, ni l'amour de la liberté; mais elle leur permet d'accumuler plus de richesses; ces richesses sont inégalement répar ties; l'inégalité donne aux puissants les moyens d'asservir les faibles; il en résulte des dissensions de classes, et l'ordre étant une nécessité absolue, on le demande au pouvoir absolu.

Plus augmentent les moyens de production, plus s'accroissent les chances d'inégalité. Si donc on veut maintenir la liberté, il faut que les lois mettent, autant que possible, obstacle au progrès de l'inégalité. Ce point est capital.

DE L'INFLUENCE DE LA RACE SUR L'EXERCICE DE LA LIBERTÉ

De nos jours, quand il s'agit de ce qui favorise l'établissement de la liberté, on parle beaucoup de la race et très peu de l'influence des idées, de la religion, des grands hommes, de l'histoire, en un mot.

Si les institutions libres sont solidement établies en Angleterre et en Amérique, c'est que ces pays sont habités par des Anglo-Saxons. Si en Italie, en Espagne et en France, la liberté subit parfois des échecs et des éclipses, c'est parce que ce sont des pays latins. Explication superficielle, démentie par les faits. Voyez les Hongrois : ils sont de même race que les Turcs, et cependant aucun peuple n'a été plus attaché à la liberté et n'a su mieux la défendre. L'Espagne a eu des institutions représentatives et libres bien avant l'Angleterre. Anglais et Français sont, au fond, de même race; leurs origines ethniques, - en partie celtiques, en partie germaniques sont les mêmes.

On ne peut nier que la plupart des peuples ont chacun des traits, des caractères particuliers, physiques et moraux, qui constituent des types connus, mis en relief par la caricature et la charge, mais ce caractère national qui se communique de l'un à l'autre et de génération en génération, par l'éduca

(1) Ainsi l'Anglais, John Bull, l'Américain, le Yankee, la vivacité du Français, le phlegme du Hollandais, la raideur du Prussien, la légèreté du Polonais, slavus saltans, l'esprit chevaleresque du Madgyare. Un

tion, par les habitudes, vient non du sang, mais des influences historiques; il s'acquiert et peut se perdre.

Les Français en Europe sont devenus un peuple révolutionnaire,par suite des traditions de 1789 et de 1793. Sous l'ancien régime, ils ont été très conservateurs, très dociles, très respectueux de toute autorité, et aujourd'hui au Canada, ils le sont encore !

Les traits distinctifs du Yankee: âpreté au travail, activité dévorante, simplicité d'allures, finesse en affaires, sentiment religieux, dévouement à la chose publique, sont évidemment l'héritage des Pilgrim-Fathers, des puritains.

Le caractère prussien, - très différent de celui de l'Allemand du Sud, esprit de discipline, d'ordre et d'économie, obéissance aux supérieurs, pratiques méthodiques, raideur automatique, le Preussenthum et le Kaporalismus, dont Heine se moquait si volontiers, a été formé pas ses rois, par Frédéric II et plus encore par son père.

Pourquoi l'Angleterre a-t-elle joui de la liberté plus tôt et d'une façon plus régulière que la France? Influence de la race? Nullement. C'est parce que les rois de France sont parvenus à supprimer l'assemblée nationale, au lieu que les rois d'Angleterre ont été forcés de s'y soumettre.

Mais, dira-t-on, d'où vient cette différence? Je réponds: de la tradition romaine et de la religion catholique, dominant en France, de la tradition germanique et de la religion protestante dominant en Angleterre, comme j'essaierai de le montrer dans le chapitre consacré à l'histoire des libertés dans ce pays.

A l'origine, nous voyons en Grèce, dans l'Italie primitive, exactement comme en Germanie, des groupes d'hommes libres, des « nations » formées de l'association des familles en communautés, les révot, les gentes, les propinquitates (Tacite. les cognationes hominum (César), les geschlechten; mais plus tard, la notion de l'État se développe et domine tout, d'abord en Grèce, puis à Rome, sous l'empire. Les républiques

opérateur habile enlève le cerveau à un fonctionnaire prussien: il reste un bureaucrate modèle. Deux Hollandais quittent La Haye pour se rendre à Paris. Le premier dit : Quelles belles vaches dans cette prairie. En arrivant à Paris, le second répond: Oui, elles sont bien belles.

grecques sont « instituées », c'est-à-dire dotées d'institutions civiles et politiques par des législateurs Minos, Solon, Lycurgue et tous ceux que nomme Aristote. Les tribus germaniques ont des guerriers, mais pas de législateurs elles font leurs lois, ou plutôt elles n'en ont pas; elles sont régies par des coutumes qu'elles appliquent elles-mêmes et qui ne sont rédigées que plus tard sous l'influence romaine (lois barbares).

Les anciens pensaient que l'État possédait les individus et qu'il pouvait les plier à l'accomplissement de son but. Les Germains voyaient avant tout l'individu et connaissaient peu l'État.. Les premiers avaient cette haute idée qu'il est un droit et une justice, dont l'observation est d'intérêt général et que le pouvoir public doit imposer à tous; les seconds ne voyaient dans le crime et le délit que le tort fait à l'individu, dont seul il a à poursuivre la réparation; d'où la vendetta et la composition. Mėme aujourd'hui, en Angleterre, il n'y a point de ministèrepublic poursuivant la répression, au nom et dans l'intérêt de la société. Les premiers veulent l'ordre, même au risque de sacrifier la liberté; les seconds la liberté ou plutôt l'indépendance, au risque du désordre ou de la lutte. C'est sous l'empire romain et par l'élaboration séculaire des jurisconsultes que la notion. de l'État omnipotent prend sa forme suprême, surtout quand elle se personnifie dans la personne divinisée de l'Empereur. « Le bon plaisir du prince a force de loi, dit Ulpien, puisque, en vertu de la loi royale qui est la source de son autorité, le peuple lui a conféré et a incorporé en lui tout l'ensemble de ses droits et de ses pouvoirs. » (L. I, Dig., tit. IV, p. 1, Ulp.) Au pouvoir du souverain, point de limites; sa volonté fait loi; sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.

Dans toute l'Europe, les rois, aidés par les juristes animés de l'esprit de la loi romaine, essayèrent de restaurer peu à peu l'État ancien. Charlemagne commence, mais la tentative échoue; la féodalité triomphe et avec elle l'individualisme. La féodalité, c'est la bande germanique assise sur un terrain conquis et dont chaque membre, maître de terres cultivées par des serfs, est presque un souverain indépendant, car il est devenu propriétaire absolu du fief, qu'il avait reçu d'abord viagèrement et comme rémunération d'un service rendu (fee).

Tant que dure la féodalité, l'État existe à peine; la puissance

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