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LES FOUILLES DE DELPHES ET L'HISTOIRE DE L'ART GREC1

Au sommet de l'escalier Daru, tout près de la Victoire de Samothrace, on vient d'installer au Louvre les moulages des œuvres d'art les plus remarquables qu'a rendues au jour l'exploration de Delphes. Les originaux, conformément à la convention de 1891, sont restés en Grèce, entassés pour le moment dans le petit musée provisoire, hangar plutôt que musée, mais que remplacera bientôt, il faut l'espérer, le bel édifice bien aménagé qu'a promis à l'École française la libéralité d'un riche banquier grec, M. Syngros, celui-là même qui a fait élever le beau musée d'Olympie. En attendant que les découvertes delphiques trouvent là un asile définitif et digne d'elles, on peut dès maintenant en marquer toute l'importance et la haute valeur: par les statues isolées aussi bien que par les grands ensembles décoratifs qu'elles ont remis au jour, elles éclairent d'une lumière nouvelle toute l'histoire de l'art grec, elles en ont presque renouvelé certains chapitres tout entiers.

Comme à Délos, comme à Olympie, comme dans les récentes fouilles de l'Acropole d'Athènes, c'est la sculpture archaïque qui a le plus gagné à l'exploration de Delphes; et la chose n'est point pour surprendre, si l'on songe que le VIe siècle et les premières années du ve furent peut-être l'époque de la plus grande splendeur du sanctuaire. C'est au début même de cette période que nous reportent ces rustiques Apollons, d'une rude et colossale carrure, proches parents des Apollons de Théra, du Ptoïon ou d'Orchomène, et comme eux fort intéressants pour l'histoire de la formation du type masculin et pour celle de l'école de sculpture

1. Cet article est emprunté à l'un des chapitres du volume En Méditerranée (Promenades d'histoire et d'art), qui paraîtra prochainement à la Librairie Armand Colin.

péloponnésienne, à laquelle les attribue l'inscription gravée sur une de leurs bases. C'est du même temps environ le milieu du vre siècle que date le grand sphinx ailé, aujourd'hui complètement reconstitué, qui surmontait la colonne. des Naxiens, ouvrage doublement remarquable et par les influences orientales qu'il atteste, et par l'art vigoureux et savant avec lequel est traitée son anatomie. C'est à la fin du VIe siècle enfin qu'appartiennent les frontons du grand temple, ces figures de femmes surtout, aux longs ajustements ioniens soigneusement gaufrés et plissés, où revit quelque chose de la grâce raffinée, de la coquette élégance des statues de l'Acropole, et qui, peintes comme elles de couleurs éclatantes, comme elles prouvent la maîtrise des artistes attiques de ce temps. Mais trois monuments surtout, dont on a retrouvé presque complète la décoration sculpturale, méritent d'être étudiés avec quelque détail: ce sont les trois trésors de Sicyone, de Cnide et d'Athènes.

Le trésor de Sicyone est le plus ancien des trois. Les sept métopes en tuf qui en proviennent peuvent être datées avec certitude du second quart du vre siècle, de l'époque où, entre 570 et 550, Sicyone atteignait, sous le gouvernement du tyran Clisthène, l'apogée de son expansion extérieure et de sa magnificence intérieure. Les sujets représentés sur ces plaques se rapportent pour la plupart, comme le marquent les noms peints à côté des personnages, à la légende des Dioscures c'est Castor et Pollux ramenant les bœufs qu'ils ont enlevés, c'est le navire des Argonautes prêt à mettre à la voile, c'est la chasse de Calydon et l'enlèvement d'Europe. Toutes ces figures sont complètement peintes, en rouge, en noir, en bistre, et par là l'aspect de ces sculptures n'est point sans analogie, on l'a remarqué, avec les scènes qui se déroulent sur les vases à figures noires. Et assurément l'art y est gauche encore et naïf: mais déjà, dans les représentations d'animaux, dans ce sanglier si vigoureusement traité, qui fonce tête baissée sur l'ennemi, dans ce taureau qui enlève Europe, on observe de remarquables qualités d'animalier. « Pour l'étude de l'ancien art péloponnésien, dit M. Collignon, les sculptures du trésor des Sicyoniens apportent des documents très précieux, et, dans l'histoire de l'art grec primitif, elles tiendront une place importante, à côté

des mélopes de Sélinonte, des bas-reliefs d'Assos et des frontons de tuf de l'Acropole d'Athènes 1. »

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Le trésor de Cnide est d'époque plus récente il date du dernier quart du vre siècle et l'art qui s'y révèle est tout autre, tout autrement savant, élégant et délicat. Par son architecture, la chapelle de marbre dédiée par les Cnidiens à Apollon était assurément un des plus beaux édifices du sanctuaire la richesse des ornements, oves, rais de cœur, rinceaux et palmettes, qui encadrent la porte, couvrent les corniches et, les frises, est prodigieuse, presque surabondante; et, par une remarquable et originale disposition, au lieu de colonnes, deux cariatides soutenaient le fronton. « Coiffées, dit M. Homolle, en longs bandeaux crêpés et ondulés, que surmontait un diadème paré d'ornements métalliques », ces figurent portent par-dessus une sorte de tiare ou polos, dont le contour est décoré de légers bas-reliefs et qui formait le coussinet sur lequel reposait l'entablement; drapées de fines étoffes, qu'elles relèvent d'une main et qui serrent étroitement le buste, non seulement elles font, dans leur grâce charmante, dans leur souriante gravité, penser aux statues archaïques de l'Acropole, mais elles offrent comme un premier essai, comme un lointain modèle des cariatides de l'Erecthéion. « Ce n'est point, comme l'observe M. Homolle, une nouveauté insignifiante que cette apparition de la cariatide au vre siècle3»; ce type architectural, importé d'Asie en Grèce, devait y rencontrer un prompt succès et une longue fortune. Dès le vie siècle, à Delphes même, le trésor de Siphnos, voisin de celui de Cnide, offrait, semble-t-il, la même disposition, et on a retrouvé les figures, différentes par le détail, toutes semblables par le type et le style, que les gens de Siphnos avaient copiées sur le magnifique monument des Cnidiens.

Au haut de la façade du trésor de Cnide, un fronton, d'un style assez sec, représentait la dispute du trépied entre Héraklès et Apollon. L'œuvre est embarrassée et maladroite encore; les proportions sont lourdes, les contours anguleux, les attitudes gauches; par une particularité assez

1. Comptes rendus de l'Acad. des inscr., 1894, 308.

2. Comptes rendus, 1894, 207.

3. Bull de corr. hell., 1898, 593.

curieuse, la partie inférieure des figures est en bas-relief tandis que le haut, traité en ronde bosse, se détache sur le fond du tympan : « C'est, dit M. Homolle, comme une tentative intermédiaire entre le fronton en bas-relief, tel qu'il apparait à l'Acropole et le fronton à figures détachées'. » Il semble bien que de cet essai l'artiste ait éprouvé quelque gêne, et il n'y a point lieu d'insister longuement sur cette œuvre. Tout au contraire, la décoration de la frise est proprement admirable. Dans cette longue bande de bas-reliefs, haute de 0, 65, et dont on a retrouvé une vingtaine de mètres, les scènes les plus variées se déroulent, épisodes de la lutte épique livrée par les dieux contre les géants, combats furieux engagés sous Troie autour du cadavre de Patrocle, et dont les dieux assis dans l'Olympe suivent avec attention les péripéties; ici, l'apothéose d'Hercule, là, l'enlèvement des filles de Leucippe. « Les sujets, dit M. Homolle, se groupent et s'opposent deux à deux, scènes pacifiques et presque religieuses, scènes guerrières et tumultueuses; ici la calme ordonnance d'une marche triomphale, là les mêlées furieuses des héros et des dieux 2. » L'exécution n'est guère moins remarquable, malgré d'incontestables inégalités certains groupes de la Gigantomachie, Athéna luttant contre Encelade, Cybèle déchaînant sur les géants son attelage de lions, Héra se précipitant sur l'ennemi terrassé, ont une fougue, un mouvement dramatique et pittoresque, une intensité de vie et de réalisme qui forcent l'admiration ; et je ne sais rien de plus charmant déjà que ce morceau représentant trois déesses assises, d'une grâce si aimable et si naïve, d'une facture si précise et si serrée. Ajoutez la polychromie, qui, sur le fond bleu, faisait ressortir en rouge ou en vert les costumes et les armes, les chars et les animaux : on ne saurait nier qu'il n'y ait là un ensemble de sculptures vraiment unique. A quelle école d'art appartiennent-elles? il n'est point aisé de le dire. La signature inscrite sur le bouclier de l'un des géants décèle un artiste d'origine argienne; par les procédés, la composition et les formes, la sculpture, comme l'architecture, porte la marque de l'Ionie. Dans ce monument d'un caractère un peu ambigu,

1. Bull, de corr. hell., 1894, 193.

2. Homolle, Les fouilles de Delphes (Comptes rendus, 1894, 589).

deux courants se confondent; le sculpteur péloponnésien a fortement subi l'influence des enseignements et des traditions asiatiques, et il y a là un curieux exemple, qui n'est point unique, de cette sorte de « syncrétisme artistique », résultant «< du commerce incessant des hommes, de la collaboration des artistes, de la communication réciproque des procédés, de l'échange constant des œuvres d'art1. » En tous cas, le trésor de Cnide paraît avoir fait époque dans l'histoire de l'art grec, et Phidias lui-même ne semble point avoir dédaigné d'y chercher des inspirations pour la frise du Parthénon.

Les métopes du trésor des Athéniens, bâti au commencement du ve siècle en souvenir de Marathon, appartiennent incontestablement à l'art attique. Sur ces plaques, dont une trentaine ont été retrouvées en entier ou par fragments, les Athéniens avaient, en de symboliques représentations, montré le triomphe de la force réglée et consciente sur la fougue désordonnée et barbare. Héraklès destructeur des monstres, dompteur du lion de Némée ou du taureau de Marathon ; Thésée vainqueur du Minotaure ou triomphant des brigands; les épisodes de la lutte contre Géryon, le géant au triple corps les batailles contre les amazones, tout était destiné à rappeler la victoire des Grecs sur les soldats de Darius, et l'allusion se complétait par ces amazones au galop qui couronnaient les angles du fronton, « monument éternel de la terreur inspirée par la cavalerie perse, et de sa déroute 2. » Sans doute, l'exécution est inégale dans ces œuvres ; mais dans certains morceaux déjà accomplis, l'art attique se révèle dans sa grâce un peu sèche et sa technique savante, et parfois même avec une souplesse de modelé qui surprend et charme. Mais surtout ces bas-reliefs, datés avec une rigoureuse précision, nous fournissent pour l'histoire de la sculpture attique un point de repère inappréciable: elles constituent, comme on l'a dit, « une pierre angulaire » dans l'histoire de l'art grec.

Ce sont là de belles découvertes. Mais ce qui passe tout, ce qui est la merveille de Delphes comme l'Hermès est la merveille d'Olympie, c'est l'admirable statue en bronze de

1. Homolle, Bull, de corr, hell., 1896, 601-602.

2. Homolle, Comptes rendus, 1894, 588.

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