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Questions historiques

L'étude de Jules César en Allemagne.

Aucun ouvrage de l'antiquité, pas même l'Iliade et l'Eneide, n'a été étudié par les modernes avec plus de passion que la Guerre des Gaules de Jules César. Tout a concouru à en rendre la lecture populaire dans les milieux les plus différents : le peu d'étendue du livre, la gloire de l'auteur, la facilité relative de la critique des manuscrits, l'âpre précision de la langue, la faveur des héros modernes, les besoins de l'enseignement classique, et ce mélange de goûts oratoires et de passions militaires que le monde moderne a reçu de Rome, et que Rome a partagé avec les Gaulois.

C'est cependant en Allemagne que la vogue de César est demeurée le plus intense. Elle ne l'a jamais été plus que maintenant. Et peut-être la suprématie militaire de l'Empire germanique n'est-elle pas étrangère à cette prééminence des Commentaires dans l'éducation nationale.

César y est l'auteur dont les éditions savantes sont le plus rapprochées. Certes, on ne découvre plus de nouveaux manuscrits. On a achevé de dresser la généalogie et de grouper en familles ceux qui nous sont conservés, sans qu'on puisse prévoir de changements notables dans leurs relations. On a fait de leurs textes des dépouillements variés et nombreux, et je ne pense pas qu'une leçon ait échappé aux regards expérimentés des derniers collationneurs. Cependant, la critique continue à s'acharner avec plaisir sur le texte des Commentaires, et M. Mommsen lui-même, le César de l'érudition allemande, s'est assez récemment attaqué à l'œuvre de son précurseur militaire1. Si l'on veut voir jusqu'à quel point cette œuvre, dans ses moindres replis, est tournée et retournée, triturée et criblée, que l'on

1. Zeitschrift für Gymnasialwesen, t. XLVIII, 1894.

consulte les bulletins périodiques du savant qui connaît le mieux César à cette heure, M. Meusel2.

Le travail qui s'opère sur le texte de César est une sorte de flux et de reflux, et s'explique par la nature de la tradition scripturale. La Guerre des Gaules nous est connue par deux classes de manuscrits, appelées d'ordinaire a et ß. Pour beaucoup de passages, chaque famille donne des leçons entièrement opposées. Les éditeurs, suivant leurs goûts et quelquefois suivant la mode, préfèrent tantôt l'une et tantôt l'autre. Pendant longtemps, au temps où régnaient Nipperdey, son édition et son école 3, la classe des manuscrits a faisait loi. De nos jours, ẞ revient en honneur, grâce surtout à M. Meusel, encore que, selon moi, il ait mis parfois un peu trop de timidité et de modestie à défendre leur cause. Mais il reste encore des adversaires tenaces de la classe ß3, et les deux camps se livrent parfois, en Allemagne, des combats aussi violents que ceux que soulevèrent jadis les manuscrits des Niebelungen ou le Vaticanus de Thucydide.

Voici quelques exemples des divergences de textes sur lesquelles ces controverses ont pris naissance. On verra par eux que la conciliation sera difficile à établir. Dans l'affaire de Litavice a donne multos equites, et ß, omnes equites (VII, 38, 5). Sur Gergovie, les Gaulois s'approchent magno concursu, dit a, magno cursu, suivant ẞ (VII, 48, 1). Dans la bataille d'Alésia, les mss. a disent que les Romains combattirent omissis pilis, et les mss. ß, emissis pilis, ce qui est juste le contraire (VII, 88, 3). Le moyen de s'entendre?

1. Jahresberichte des philologischen Vereins zu Berlin, en dernier lieu, t. XI, 1887, p. 173-204; t. XII, 1886, p. 262-293; t. XXV, p. 214-262, etc., ou bien dans Zeitschrift für das Gymnasialwesen, t. XLVIII, 1894, p. 213-398, etc.

2. Un des rivaux de M. Meusel, M. Kübler, l'a dit lui-même dans la préface de son edition (1893, I, p. 1v): Primum locum obtinet Meusel... Totam hanc quæstionem cum pulvisculo absolvisse videtur. - A cette œuvre de Meusel il faut associer le nom de A. Schneider (cf. Jahresberichte, etc., XI, 1885, p. 151 et s.)

3. L'édition de Nipperdey est de 1847. Voyez cependant les réserves faites par Heller (Philologus, 1858, t. XIII, p. 363 et s.), lequel avait du reste constaté « le chaud » succès de Nipperdey.

4. Il a écrit en 1894 (Jahresberichte, XLVIII, p. 214): « Que la classe 3 possède une valeur indépendante, et ne vient pas par interpolation de la classe a, c'est ce dont tout le monde est d'accord aujourd'hui ». M. Meusel ne dit pas que c'est grâce à lui. - L'édition, très sobre, très nette de Meusel, a paru en 1894. J'aurais voulu seulement qu'elle fût typographiquement moins compacte, avec plus d'alinéas.

5. Il est curieux de remarquer l'abandon progressif que fait Dittenberger des leçons des mss. «. L'édition de Holder (1882), indépendamment des erreurs de doctrine, renferme trop de fautes d'impression. Dosson était très hostile à la classe . (Cf. p. II de la première édition).

6. C'est le mot de Kübler, très favorable à la classe 3 (id. Teubner, 1893).

Mais les difficultés sont parfois plus apparentes que réelles. Pour les résoudre, on doit s'aider d'abord et surtout des énormes lexiques de la langue de César, publiés depuis quinze ans1. On y trouvera accumulés, à la place alphabétique de tous les mots, tous les textes de l'auteur où ces mots sont mentionnés, et même, dans le mieux fait de ces dictionnaires, toutes les variantes de ces mots fournies par les différents manuscrits 2. ll suffira de constater, d'après ces relevés, les usages habituels de la langue de César pour préférer telle variante à telle autre. - Mais l'examen grammatical ne suffit point toujours, et il est bon aussi de recourir à l'étude minutieuse des institutions politiques et militaires, des conditions historiques et géographiques. Nous avons une preuve frappante de l'intérêt qu'il y a à les connaitre en examinant de près le dernier des passages cités plus haut, où on lit d'un côté omissis, et de l'autre emissis pilis. 11 s'agit d'un combat engagé par les Romains contre les Gaulois. Comme la règle était que les légionnaires lançassent, avant de charger à l'épée, le javelot, on est tout de suite tenté d'écrire : emissis pilis gladiis rem gerunt. Mais le premier mouvement de l'éditeur n'est pas le bon. La rencontre sur ce point a lieu sur un terrain en pente, les Romains sont en contre-bas de l'ennemi; or, comme dans une charge ascendante, la salve de javelots est peu utile, les légionnaires y renoncent d'ordinaire, et se hâtent de combattre à l'épée : et c'est omissis gladiis que j'écrirai, d'accord cette fois avec les manuscrits a.

Il est des cas où la solution est beaucoup plus délicate encore: c'est lorsqu'il s'agit de l'orthographe des noms géographiques. En voici un exemple. Au début de la campagne de 52, Vercingétorix assiège une place des Boïens, située sur les bords ou dans la vallée de la Loire nivernaise, que l'on appelle d'ordinaire Gorgobina. Telle est, en effet, la leçon des manuscrits a. Les manuscrits donnent Gortona, ce qui est un nom tout différent, mais le discrédit qui a frappé longtemps cette classe a empêché qu'on fit attention à cette variante, et on a si bien accepté Gorgobina, qu'on a rapproché ce mot de Gergovie, et qu'on a même écrit dans certains livres français « la Gergovie des Boïens ». — Orles documents du moyen âge nous font connaître, sur la rive gauche de la Loire, tout près de Sancerre, dans la région même où se passe cette partie de la campagne, une localité fortifiée appelée

1. Merguet, 1886; Meusel, 1887-93; Menge et Preuss (1890). Qui ne peut recourir à ces lexiques fort chers se servira de la table de l'édition de Holder. Tous ces ouvrages ont paru en Allemagne.

2. Meusel's great Lexicon I have found absolutely invaluable, dit avec raison M. Rice Holmes (Cæsar's conquest of Gaul, 1899, p. 166).

Cortonis ou Gordonis, c'est-à-dire du même nom que la place des Boïens1. Aucune raison philologique ou militaire ne s'oppose à les identifier l'une à l'autre, et, au premier examen, on est vraiment tenté de le faire. J'hésite cependant encore, parce que, à Sancerre, nous sommes trop loin de Nevers, et en dehors de la région Nivernaise, où habitaient les Boïens; et puis, j'ai la crainte que le copiste de l'archétype des manuscrits ẞ n'ait luimême substitué Cortonis, nom qui était fort connu dans le pays biturige, à Gergobina, qui était un nom oublié.

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Mais, quelle que soit l'opinion que l'on professe sur la valeur respective des manuscrits a et 3, j'estime qu'il faut les respecter le plus possible les uns ou les autres, et ne corriger leur texte que le moins possible 2. Certains critiques vont trop loin, dans les traitements qu'ils font subir à César, et, entre autres, M. Paul, qui, malgré son intelligence et sa souplesse, est vraiment trop destructeur de la tradition. C'est sous l'influence de ce dernier que d'excellents éditeurs allemands ont mis entre crochets plus de passages que je n'aurais désiré3. - César écrit que les Gaulois étaient campés generatim in civitates (VII, 19): on supprime d'ordinaire in civitates, comme faisant double emploi. Mais il n'y a pas là deux expressions semblables: in civitates, ce sont les nations, Arvernes ou Carnutes; generatim, ce sont les tribus ou les clans (genera) que renfermait chaque nation gauloise; il est tout naturel de penser que les Celtes étaient groupés dans leurs camps par cités et au-dedans par tribus. Dans le même passage, on lit que les Gaulois, défendus par un marécage, en gardaient vada ac saltus : les éditeurs suppriment saltus3, qui éveille l'idée de bois, et semble contradictoire avec celles de palus. Mais il doit s'agir ici de ces fourrés marécageux, qui étaient si fréquents en Gaule à l'époque de la conquête.

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Ce n'est pas seulement l'établissement du texte qui est l'objet en Allemagne de recherches pénétrantes et de controverses parfois passionnées. Les éditions purement scolaires abondent. Il en parait au moins une par an, en premier ou en nouveau tirage.

1. Le château Gourdon existe encore au bourg de Saint-Satur près de Sancerre. Voyez sur cette localité de Cortonis, dont Sancerre est la véritable héritière, Chavandret, Mémoires de la Commission historique du Cher, t. II, 1861, pp. 16 et s.

2. De là le grand tort de Nipperley, lorsque VII, 88, 2, la corrigé hostes en nostri, sans y être autorisé par aucune variante. De là encore l'erreur de certains écrivains militaires qui ont changé (VII, 49, 3) progressus en regressus.

3. Cf. W. Paul, Zeitschrift für des Gymnasialwesen, XXXV, p. 268, etc.

4. Meusel, Kraner-Dittenberger, Kübler, etc.

5. Kübler corrige en aditus (conjecture de B. Müller, cf. p. LXXI).

La plus populaire, et populaire même en France, est celle de Kraner-Dittenberger, qui est vraiment excellente1, et dont certains éditeurs d'autres pays ont abusé avec trop peu de sans-gêne2. Pour aider élèves et public à comprendre le texte de César, les maitres allemands ont eu recours aux moyens les plus ingénieux. Telle est une brochure, signée de M. Hodermann, Oberlehrer au gymnase de Wernigerode qui est intitulée « Notre langue militaire au service de la traduction de César3. » A propos de chaque expression latine, l'auteur donne l'expression allemande correspondante, technique et contemporaine, qu'il emprunte d'ordinaire aux manuels de théorie en usage dans l'armée prussienne. Et, pour un grand nombre de passages des Commentaires, il apporte, comme termes de comparaison, des renvois au livre de de Moltke sur la guerre de 1870-71. On ne saurait pousser plus loin la « modernisation » de César. Je me hâte d'ajouter que le travail de M. Hodermann est fait sans exagération, avec intelligence et finesse, et peut rendre des services même à des Français.

1. Seizième édition corrigée, 1898. Il y a à la fin un apparatus critique qui met rapidement au courant des controverses actuelles. Cette édition renferme, par malheur, d'assez nombreuses inadvertances typographiques. P. 46 à la fin, César fit le trajet non en 16 mais en 24 ou 26 heures. P. 217, 1. 3, perturbati au lieu de pertubati. P. 414, 4 av. d. 1., 5,7 au lieu de 6,7, P. 417, 5o av. d. 1., 44, 1 au lieu de ebend., etc. Sur la carte d'Alésia, lire M. Pévenel au lieu de Pennevelle, et sur celle de Gergovie, remplacer par ce dernier nom celui de Merdogne, auquel l'autre a été glorieuse ment substitué.

2. Je dois dire, en ce qui concerne la France, que notre édition Dosson-BenoistLejay, tout en devant beaucoup à Kraner, en est indépendante par plus d'un côté, et n'est pas, à coup sûr, par la correction du texte, le nombre des notes, la clarté de l'introduction, l'abondance du lexique, inférieure à aucune autre d'aucun pays. C'est ce que les Allemands reconnaissent eux-mêmes (cf. Jahresberichte, t. XXV, p. 219). J'ai sous les yeux le 4 tirage, 1899, Hachette. Il porte a revu », mais le clichage stéréotypé de ce volume est un grand obstacle aux améliorations projetées par M. Lejay et rendues nécessaires. En particulier, il faut renoncer à distinguer Cenabum de Genabum, et il est de plus en plus probable que cette ville est Orléans et non Gien. Comme preuve ordinairement omise et pour moi très importante, on peut alléguer que Gien s'appelait au moyen áge Giemum, Giemense castrum, et doit venir du radical celtique fort connu giam ou giem.

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3. Unsere Armesprache im Dienste der Cæsar-Uebersetzung, Leipzig, Dürr, 1899. 4. Il y a, à la fin de cette tres curieuse brochure, un passage trop à l'honneur de la France et de M. Hodermaun pour que je ne le cite pas intégralement (p. 43): « N'oublions pas que nos voisins de l'Ouest conçoivent l'enseignement, dans sa portée nationale, beaucoup plus sérieusement que nous (viel ernster als wir). Dès l'école primaire, l'enfant reçoit systématiquement (ce mot n'a pas ici un sens défavorable] le goût d'une émulation politique: elle pénètre au cœur comme force vitale et portera ses fruits dans la vie. Grâce à l'Instruction civique de Paul Bert, vrai chef d'œuvre d'éducation dans un sens patriotique, les adultes, même ceux qui n'ont pas servi, ont le respect des choses militaires : si le drapeau est pour le soldat ce qu'il y a de plus beau, l'enfant lui-même est habitué, en le contemplant, à songer à ses devoirs futurs. Il salue Jui aussi, le drapeau tricolore, et avec respect, et comme le symbole de la patrie [ces mots sont en français]. Marche ainsi, jeunesse allemande, et fais de même : so gehe Ain, deutsche Jugend, und thue desgleichen ». Et c'est ainsi que finit ce travail, œuvre d'un maître de collège dans une petite ville de la Saxe prussienne.

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