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autres, plusieurs ont touché de fort près au succès, aucun ne semble en être très éloigné. Il y a donc lieu de terminer ce rapport par un encouragement à leur adresse. Leur échec définitif a tenu à certains défauts de méthode ou à certaines lacunes de préparation qui leur ont été signalés individuellement. Mais, dans un concours aussi sérieux, c'est déjà un honneur que de s'être classé au nombre des admissibles.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'hommage de mon respectueux dévouement,

Le Président du jury,
MAURICE CROISET.

LES RÉALITÉS DANS L'ENSEIGNEMENT
DU GREC

Le brillant << sauvetage » du grec et du latin, au cours de la récente et mémorable discussion du Conseil supérieur de l'Université, a prouvé combien ces moribonds récalcitrants avaient la vie dure: au moment où on les croyait bien morts, on s'est aperçu qu'il était impossible de les tuer. Il se trouvera encore d'excellents esprits pour déplorer cette résurrection, qu'ils n'accepteront jamais sans arrière-pensée. En revanche, nous admettons que latinistes et surtout hellénistes (car ceux-ci ont eu à subir le plus rude assaut) ressentent quelque satisfaction de la déconvenue de leurs adversaires; outre le plaisir très humain qu'ils ont éprouvé à ne pas rester sur le carreau, il est naturellement agréable et réconfortant pour leur conscience de ne plus s'entendre officiellement traités en malfaiteurs publics. Si leur cause a triomphé, c'est apparemment qu'elle était spécieuse et bonne. Mais si vraiment elle était mauvaise, ce succès du moment n'engagerait pas l'avenir. Je ne crois pas qu'il soit prudent de s'endormir sur des positions plutôt défendues à force d'habileté que conquises à titre définitif. Ces victoires sur l'opinion sont aussi précaires que les victoires parlementaires : l'aprèsmidi l'on gagne et le lendemain tout est à recommencer. Pour se maintenir dans les bonnes grâces fragiles d'une majorité instable, en face d'une opposition résolue, l'intransigeance n'est pas la meilleure tactique : il est plus prudent et plus loyal, sinon de consentir des concessions de principe, du moins de ne pas persévérer dans certaines erreurs. Étant donné que tout le monde, en de pareils débats, s'inspire des meilleures intentions et du plus louable souci de l'intérêt général, il est impossible que toutes les critiques de l'adversaire soient dénuées de fondement. Les lendemains de crise doivent être consacrés à la réflexion et à un salutaire examen de conscience. Le succès, pour un parti qui prétend au respect, n'est pas un blanc-seing accordé à tout son passé, mais

une incitation au perfectionnement, un crédit qu'il s'agit de justifier par une action de plus en plus intelligente.

L'enseignement classique nourrirait donc une illusion dangereuse, s'il interprétait le vote favorable qu'il vient d'obtenir comme un bill d'indemnité signifiant ceci : « C'est parfait. Nous sommes contents. Continuez. » Il aurait tort de se fier à l'éternelle efficacité des arguments dont ses apologistes les plus attitrés ont fait feu avec une énergie et une précision merveilleuses. Mais un jour ou l'autre, ces mêmes batteries, pour peu qu'elles soient servies avec moins de talent, pourraient faire long feu. Nous n'aurons donc garde de recourir à un arsenal dont les munitions sont épuisées. Nous considérons comme un fait acquis, comme une réalité actuelle, dont la certitude s'impose aux historiens du présent et aux organisateurs de nos sociétés contemporaines, que la culture gréco-latine est celle de tout le monde civilisé. Sans elle, il n'y a que demi-civilisation ou complète barbarie. En dehors des pays européens, cette culture a gagné le Nouveau-Monde, et, loin de rétrograder, elle y fait chaque jour des progrès. Avec un sens pratique très avisé, les Universités des États-Unis lui font la part de plus en plus large, comme en font foi les fondations de musées archéologiques d'une richesse à faire envie à nos vieilles Universités d'Europe, d'Instituts à Rome et à Athènes, dont les programmes ne connaissent pas les tâtonnements par où les nôtres ont passé, sautant des idées fécondes et pratiques aux chimères stériles, non sans un certain gaspillage des activités et des intelligences qu'ils avaient mission de diriger. Les Universités et les Instituts américains se sont d'emblée approprié notre expérience. avec cette supériorité de n'être pas empêtrés de cet impedimentum à qui nous attribuons un nom respectable et un caractère quasi sacré, sans doute pour nous en dissimuler à nous-mêmes l'encombrante vanité : la tradition. Les publications de philologie classique, éditions et grammaires, nées au delà de l'Atlantique, commencent à compter. L'une des meilleures syntaxes grecques qui existent actuellement vient de voir le jour à New-York; le plus intelligent programme d'initiation à la culture gréco-romaine est celui que publia. il y a deux ans, l'American Journal of archeology; le plus

beau projet de musée d'histoire de l'art ancien, médiéval et moderne est celui qui, sous le titre de Tentative List, fut adressé, il y a une dizaine d'années, aux savants européens avec prière d'y joindre leurs observations et leurs compléments. Evidemment, dans un avenir prochain, ces efforts porteront leurs fruits il se trouvera en Amérique tout un public lettré dont la formation intellectuelle se rapprochera de celle de l'élite des pays européens; alors on se comprendra peut-être mieux les uns les autres. Il y a là, en effet, un élément d'harmonie et d'entente universelles que les pédagogies strictement nationales, de caractère partiel et partial, ne donneront jamais.

Un diplomate japonais bien informé m'assurait que la question de l'enseignement du grec et du latin avait préoccupé le gouvernement du mikado. Les langues classiques du Japon étant le coréen et le chinois, la solution actuellement la plus sensée ne pouvait faire doute. Mais un jour peut-être viendra où les Japonais éprouveront le besoin. d'être comme tout le monde, et feront une part, au moins dans leur enseignement supérieur, à l'étude des antiquités classiques de l'Occident. Après tout, les Arabes n'ont fait bonne figure dans le monde civilisé qu'une fois imprégnés de science hellénique.

Je n'ai voulu que constater un fait, l'extraordinaire diffusion et la force d'expansion « mondiale » de cette culture gréco-latine tant décriée. En dépit des oppositions de races, d'idiomes, de patries et de religions, elle a conquis peu à peu le monde celto-latin, germanique, scandinave, slave, anglo-saxon; elle s'identifie avec l'expansion européenne; elle est le signe distinctif du civilisé. On peut récriminer contre sa toute-puissance, on ne peut la nier. A moins de supposer une aberration générale de tout le genre humain qui pense, il faut bien admettre qu'il y a dans les littératures anciennes une vertu propre où la raison humaine trouve l'aliment qui lui convient. Ceci soit dit pour le réconfort des pauvres humanistes »; d'aucuns pourraient se laisser ébranler dans leurs convictions; on voudrait leur persuader qu'ils sont attelés à une tâche anachronique, qu'ils travaillent contre les idées, les goûts et les intérêts de leur époque, que, ouvriers caducs, ils n'apportent plus à l'édification de la cité

REVUE UNIV.

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moderne que des matériaux vermoulus. Or, à voir les choses d'ensemble, ce n'est pas du tout cette conclusion-là qui s'impose.

Mais de ce que l'utilité des études classiques vient d'être à nouveau reconnue chez nous par le corps le plus compétent, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait plus aucun progrès à faire dans l'enseignement des langues mortes. Le grec et le latin sont, je ne dirai pas respectés, mais maintenus, et, pour beaucoup, simplement tolérés. Voilà le fait. Mais rien ne prouve qu'un jour ou l'autre les consentants d'hier ne viendront pas à récipiscence. Pour les confirmer dans leur bonne volonté, les empêcher de se repentir et en même temps faire taire les clameurs adverses, il s'agit désormais de les convaincre par des résultats positifs.

Victorieux quant au principe, les classiques ont désormais à triompher par la pratique. Pour cela, un perfectionnement est désirable dans les méthodes et dans l'esprit général. Déjà certains critiques, acceptant sans enthousiasme d'ailleurs le maintien des études tant discutées, se sont demandé quelles améliorations on pouvait rechercher dans l'application. Pour eux, le progrès suprême eût été la suppression. Ne l'ayant pas obtenue, ils se contenteront de quelques amendements et feront décidément grâce, si l'on veut bien essayer de tenir compte des exigences modernes.

M. Lanson, dans un article récent de la Revue internationale de l'Enseignement, a exposé son système. A son avis, la réforme capitale consiste dans une orientation différente de l'esprit de l'enseignement classique il ne s'agit pas de changer les outils, mais seulement la manière de s'en servir; c'est un tour nouveau qui n'exige aucune modification ni dans le personnel ni dans les programmes; chacun peut, avec une petite dose de bonne volonté, opérer en soi-même l'évolution salutaire de son concept directeur. Il suffit de substituer à l'ancien concept esthétique le concept scientifique, de se poser comme fin suprême l'idée du vrai plutôt que celle du beau, bref, de faire appel à la raison plutôt qu'à la sensibilité. Cette leçon a son prix, venant d'un esprit aussi vigoureux. Elle sera d'autant mieux comprise que nombre d'universitaires se la sont déjà adressée à euxmêmes. Mais comme la valeur d'une idée générale se mesure

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