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élevé à 33 ans; je parle non seulement de la Prusse, mais des États d'Allemagne où existe une institution semblable: les plus jeunes professeurs ont 25 ans, les plus âgés 44; il est commun d'en trouver qui aient débuté réellement en cette qualité à 39 ans seulement. Actuellement, d'après mes statistiques, la moyenne est de 39 ans environ; c'est dire qu'il y a peu de titulaires nommés avant 30 ans, et qu'il y en a un certain nombre qui dépassent 40 ans et vont jusqu'à 47 ans. Les études qui mènent à l'enseignement commençant en moyenne vers 20 ans, nos collègues allemands restent pendant 19 ans environ à recevoir de l'État rien ou peu de chose. Les plus favorisés sont les professeurs de langues vivantes (les Néophilologues, et les mathématiciens): il est bien rare qu'ils attendent leur titularisation respectivement au delà de la 32 ou de la 33° année. Cela tient, d'abord à ce qu'ils sont relativement moins nombreux que les étudiants qui se destinent, par exemple, à l'enseignement des langues mortes, et ensuite à ce qu'il y a plus de places auxquelles ils puissent prétendre, puisque le français et les mathématiques sont inscrits aux programmes de tous les établissements, Gymnases, Réalgymnases ou Ecoles Réales. Dans tous les cas, c'est beaucoup plus tard que la moyenne des agrégés français.

Une fois installé, pour employer le terme dont on se sert en Prusse, quelles sont les obligations imposées à notre collègue? Il doit à l'État, sans rétribution suppémentaire, un nombre d'heures qui varie suivant les pays, mais qui n'est jamais inférieur à 18, dépasse même 20 dans tous les Etats, sauf en Bavière, et dans les hautes classes seulement, et s'élève à 24 en Prusse, en Saxe et en Wurtemberg pour les professeurs qui débutent naturellement il s'agit uniquement des professeurs qui correspondent à nos agrégés; aux autres on demande jusqu'à 30 heures. Nous voilà loin des 8 heures de service attribuées au professeur de rhétorique de Paris, ou des 16 heures du professeur de quatrième en province. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que ces heures n'ont que cinquante minutes en moyenne, et que, généralement, nos collègues n'atteignent pas leur maximum. J'ai fait une statistique qui porte sur quatorze établissements de tout genre et de tous pays. Il en résulte que sur 100 professeurs, 4 seulement ont 24 heures de classe (2 dépassent ce chiffre et sont payés pour les heures supplémentaires), 10 sont chargés de 23 heures, 20 de 22 heures, 29 de 21 heures et 17 de 20 heures : il y en a 20 qui ne sont obligés qu'à 19 heures; 9 ont le minimum de 18 heures; il y en a même un qui n'en fait que 17. A s'en tenir là, on estimera qu'ils n'ont pas tant à se plaindre et que beaucoup de nos

1. Les Néophilologues enseignent à la fois le français et l'anglais.

collègues français, accablés sous le poids d'heures supplémentaires, payées d'après un tarif dérisoire, ont autant, sinon plus de besogne; on songera aussi que dans un certain nombre d'établissements, les classes n'ont lieu que le matin, l'après-midi étant laissée libre; on n'oubliera pas, inversement, que les professeurs de l'enseignement secondaire allemand ont moins que chez nous la faculté de se reposer, d'augmenter leur capital de connaissances personnelles, dont profitent leurs élèves, et d'entretenir ainsi la fraîcheur de leur esprit, puisqu'ils ne possèdent pas nos bonnes vacances de neuf semaines, moins utiles aux élèves qui oublient, qu'indispensables aux professeurs qui apprennent. En somme, tout pesé, on conclura qu'en Allemagne comme en France, le travail des professeurs est à peu près le même.

En rester à cette conclusion serait une erreur grossière, parce qu'il est un élément dont on ne tient pas compte en la formulant. Si le traitement en Allemagne est plus élevé que chez nous, c'est d'abord que, le maximum des heures exigées étant plus grand, on a besoin d'un moins grand nombre de professeurs; c'est aussi qu'on réduit ce nombre autant que possible. En Prusse1, dans un lycée 2 de 200 élèves, le corps enseignant, professeurs titulaires et auxiliaires, comprend en moyenne 10 personnes 3, abstraction faite du directeur; ce chiffre monte à 14 pour 300 élèves, 17 pour 400, 21 pour 500, 24 pour 600; peu d'établissements dépassent cet effectif. Si l'on poursuivait la proportion, on trouverait que, pour un lycée comme Condorcet, les Allemands se contenteraient de 70 professeurs, un peu moins des trois quarts de ce qu'il y a chez nous. Ce n'est pas tout il n'existe pas de maîtres d'études, puisqu'on peut dire qu'il n'y a pas d'internes, si bien que les récréations sont surveillées par les professeurs eux-mêmes, ou assez rarement, par des élèves de Prima, investis ainsi de fonctions analogues à celle des praepostors anglais. Or il y a des professeurs malades, sans être en congé; d'autres s'absentent pour prendre part à un congrès, pour siéger dans une commission d'études ou d'examens, pour faire un voyage à l'étranger, en France ou en Angleterre, si l'on est néophilologue, en Italie quand on enseigne les langues anciennes; enfin beaucoup de professeurs sont officiers de réserve: ils sont convoqués 1. Statistiques faites d'après l'Almanach de Kunze; voir plus haut.

2. J'appelle lycée, pour abréger, tous les établissements d'enseignement secondaire.

3. Le nombre des professeurs dépend du nombre des classes et de la nature de l'établissement : il y a plus de professeurs dans les gymnases, c'est-à-dire dans l'enseignement classique.

4. Je ne puis guère citer, en toute sûreté, que le cas des deux internats de Saxe. Meissen et Grimma, et du gymnase d'Iéna, l'un des établissements les plus remarquablement dirigés qu'il m'ait été donné de visiter.

5. Les titres qu'ils portent en cette qualité sont assez souvent indiqués sur les programmes.

tous les deux ans pour une période d'exercice de huit semaines, qui coïncide rarement avec les vacances, et qui dans aucun cas, ne coincide complètement avec elles, puisque dans la plus grande partie de l'Allemagne, les plus longues ne dépassent pas cinq semaines. Pendant toutes ces absences, il faut suppléer les professeurs; il faut que leur classe se fasse. C'est le directeur et les collègues qui se partagent la besogne, suivant leurs spécialités et leurs aptitudes, et il arrive que certains professeurs aient, par semaine, jusqu'à 29 heures de service1. Pour cette tâche supplémentaire, ils ne sont pas sûrs de recevoir une rétribution; il y a même des Etats, comme la Saxe, où c'est la règle quand le remplacement ne dépasse pas six semaines.

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Mais ce n'est pas du nombre d'heures de classe que les professeurs se plaignent uniquement ou surtout; ils réclament, aussi ou plus énergiquement, suivant les Etats, contre le fardeau de corrections qui leur est imposé et qui, disent-ils les surmène (Ueberburdung). Il est de fait qu'ils doivent corriger tous les cahiers de leurs élèves; je dis cahiers », parce que les devoirs ne sont pas écrits sur des feuilles volantes, qui s'égarent facilement, si l'élève n'est pas soigneux, de sorte qu'il ne peut retrouver une rectification antérieure qui lui éviterait une faute; ils sont copiés, à la suite, sur des cahiers affectés à chaque matière. Ce fardeau est-il si écrasant que le disent nos collègues d'Allemagne? D'abord, on tient compte parfois, dans la répartition des heures de service, du nombre de devoirs que le professeur devra corriger. En outre, regardons-y de plus près. Voici un professeur de rhétorique (Unterprima). Il a dans cette classe six heures de latin et cinq heures de grec; il fait en outre deux heures de latin et deux de grec en rhétorique supérieure (Oberprima) et trois d'allemand en seconde (Obersekunda). En rhétorique supérieure, ce n'est pas lui qui donnera les devoirs; dans sa classe, il fait faire, année moyenne, une composition latine par mois et un autre devoir tous les quinze jours; en grec, un devoir tous les quinze jours. En seconde, il proposera à ses élèves une composition allemande tous les mois. Comme, dans le lycée où j'ai pris cet exemple car je n'invente rien, il y a 19 élèves en Rhétorique et 15 en Seconde, le professeur en question aura, chaque mois plein, à corriger 34 dissertations et 76 autres devoirs. Un professeur de rhétorique français corrige tous les devoirs : il donne la plupart du temps, chaque semaine, une composition fran

1. Schröder, op. cit., p. 25. Quand il n'y a pas assez de professeurs capables de faire des remplacements, ce qui est le cas des petits lycées, les autres apprennent pour la circonstance ce qu'ils doivent enseigner, ou bien l'on prend, comme auxiliaire, re que l'on trouve sous la main et l'on s'adresse parfois à de jeunes étudiants. Ct. Schroder, Justitia regnorum fundamentum, p. 74.

2. Cf. Pinloche, op. cit., p. 45.

çaise, au moins une version latine, un autre devoir latin (thème ou dissertation) tous les quinze jours, et une version grecque toutes les semaines. Si la classe a 20 élèves, il aura corrigé à la fin du mois 100 dissertations et au moins 180 autres devoirs. Et, avec cela, il est chargé souvent d'un autre enseignement! Et on le rend responsable du succès de ses élèves au baccalauréat! Soit maintenant un professeur allemand de quatrième (Quarta). Il a dans sa classe (18 élèves), trois heures d'allemand, sept heures de latin, quatre d'histoire et de géographie. Il est en outre chargé de deux heures de français en Rhétorique Supérieure (12 élèves), de trois heures d'allemand et d'autant de français en Seconde (19 élèves). Sans refaire les calculs de tout à l'heure, il a, par mois plein, à corriger en moyenne 74 dissertations et 91 autres devoirs. Dans une quatrième française de même importance, le professeur corrigera 18 narrations et 270 autres devoirs, si, dans le beau feu du début, il annote tous les devoirs; il verra encore 12 narrations et 180 autres devoirs, si, plus âgé et mieux averti, il se contente de lire, la plume à la main, les deux tiers des copies1. Or, à côté de sa quatrième, il a encore à s'occuper soit de la quatrième moderne, soit des cours de français pour les candidats à Saint-Cyr ou à Polytechnique. Je veux bien qu'en Allemagne, on corrige avec beaucoup plus de soin tous les devoirs, même ceux qui sont écrits dans la langue maternelle la tàche n'en est pas moins aussi lourde chez nous, pour ne pas dire plus. C'est d'ailleurs, également, l'avis de M. Gendre 2. Enfin, en Allemagne, il n'y a pas de compositions à corriger. Parmi les devoirs, dont je parlais tout à l'heure, on en fait exécuter un en classe, de temps en temps, pour bien juger de la force et des progrès des élèves : mais on ne donne que des notes, comme pour les devoirs ordinaires. Ainsi sont évités les ennuis et les scrupules d'une correction minutieuse, que l'on recommence deux et trois fois pour certaines copies; ainsi est évitée la confection des paperasses qu'il faut remplir en vue des prix (feuilles de place, feuilles de prix, calculs des points, etc.). Il faut faire exception seulement pour les professeurs de langues vivantes, qui, eux, ont raison de réclamer. Dans les Gymnases de Saxe, où ils sont, je crois, le moins chargés, le nombre des devoirs qu'ils doivent corriger et annoter chaque mois, est, d'après mes calculs, de 225 environ, dont une certaine quantité de narrations. Que de travail qui pourrait être plus fructueusement employé!

En résumé, au point de vue matériel, nos collègues allemands sont

1. Je crois pouvoir considérer comme des exceptions les professeurs français dont parle M. Hartmann, et qui corrigent, l'un 6, l'autre seulement 3 devoirs par série. Reiseeindrücke und Beobachtungen, p. 169.

2. Article cité, p. 37.

un peu moins bien partagés que nous au point de vue du nombre d'heures de service; mais la plupart d'entre eux ont plutôt moins de devoirs à corriger que nous; et, dans tous les cas, leurs traitements sont supérieurs aux nôtres, s'ils arrivent plus tard à les toucher. Bref, en toute impartialité, avantages et inconvénients me semblent se compenser.

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En est-il de même pour la situation morale? C'est une question qu'il est assez délicat de trancher; je me risquerai cependant à l'essayer, parce qu'elle est encore plus intéressante que la première, je veux dire moins connue et plus féconde en comparaisons instructives. Je me propose d'étudier rapidement la situation du professeur à l'intérieur de l'établissement auquel il appartient et quand il en est sorti.

Dans ses fonctions, au lycée, il est en rapport avec le directeur, son chef, avec ses collègues, ses égaux, et avec ses élèves, ses subordonnés, si l'on me permet cette expression, qui, tout impropre qu'elle est dans une certaine mesure, est celle qui rend le mieux ma pensée. On s'étonnera peut-être que je passe sous silence les relations des professeurs avec les autorités supérieures: mais c'est un point fort difficile à traiter pour un étranger. J'ai eu cependant l'impression que nos collègues, malgré les constitutions monarchiques des pays auxquels ils appartiennent, avaient plus d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central que nous en République. Un de nos collègues, me racontait M. le professeur Hartmann, disait à ce propos des professeurs allemands qu'ils sont «< une république dans une monarchie ». Conçoit-on, en effet, chez nous, une pétition des professeurs de langues vivantes au ministre, pour lui demander telle ou telle modification dans le service? Imagine-t-on une pétition du corps enseignant, présentée directement au Parlement, pour obtenir telle ou telle augmentation? Ces deux cas se sont présentés dans les États d'Allemagne. Faut-il rappeler aussi cette étonnante floraison d'associations, dont M. Jouffret a tracé le tableau, avec une précision et une ampleur que les lecteurs de cette Revue n'ont pas oubliées, j'en suis sûr1? Avons-nous rien de comparable et pouvons-nous rêver rien de semblable en France? Je crains bien que non, pour mille raisons qu'il serait trop long de développer ici.

Ces associations, dont je viens de parler, comme d'un élément servant à apprécier la situation morale des professeurs de l'enseignement secondaire allemand, sont aussi un contrepoids très puissant

1. Voir la Revue universitaire, 1900, I, p. 143 et suiv. et 225 et suiv.

REVUE UN17. (10° Ann., n° 6).

II.

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