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concordent entre eux beaucoup plus que ne le croient leurs auteurs et que ne le répètent leurs adversaires; si ces origines diverses pouvaient être ramenées à l'unité et n'étaient que les degrés divers d'un même principe, l'objection perdrait toute sa valeur et le droit acquerrait un nouveau degré de certitude scientifique. Or, c'est ce que je crois aisé d'établir. Qu'on veuille suivre, en effet, l'exposé rapide de ce que disent sur le droit de propriété les philosophes, les jurisconsultes, les économistes. Écoutons d'abord la philosophie moderne par l'organe d'un de ses plus illustres interprètes'.- L'homme, si faible et si petit matériellement en face de la nature, se sent et se sait grand par l'intelligence et la liberté. Il est essentiellement une force libre et raisonnable, disposant d'elle-même, jetée au milieu d'un système de forces aveugles et fatales. Relevé à ses propres yeux par ce sentiment, l'homme se juge supérieur aux choses qui l'environnent; il estime qu'elles n'ont d'autre prix que celui qu'il leur donne, parce qu'elles ne s'appartiennent pas à elles-mêmes. Il se reconnaît le droit de les occuper, de les appliquer à son usage, de changer leur forme, d'altérer leur arrangement naturel, d'en faire, en un mot, ce qu'il lui plaît, sans qu'aucun remords pénètre dans son âme. Ainsi, d'après cette explication, le besoin n'est pas le principe du droit. Sans doute l'homme s'empare des choses, parce qu'il a besoin de se les approprier pour vivre. Mais autre chose est le mobile qui pousse l'homme à l'appropriation, autre chose est le principe qui la consacre. Il ne suffit pas que j'aie besoin

1 M. Cousin, dans Justice et Charité et dans la VIIe leçon de l'Histoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle.

d'une chose pour avoir droit sur elle. Ce qui constitue le droit primitif, c'est la supériorité naturelle de ce qui est libre sur ce qui est fatal, de ce qui est intelligent, raisonnable, sur ce qui ne l'est pas. De là le droit de tout homme sur toute chose non appropriée antérieurement. — Considérée dans le rapport d'homme à l'homme, la propriété a également sa base dans le caractère sacré de la personnalité humaine, constituée éminemment par la liberté. Enlever à un homme ce qu'il s'est assimilé par l'application de son intelligence et de sa libre activité, c'est attenter à l'inviolabilité de la personne, inviolabilité que nos codes reconnaissent et garantissent, et qui, loin d'être elle-même un effet des lois, est, au contraire, leur raison d'être.

La plupart des jurisconsultes et de célèbres publicistes', tels que Montesquieu, Mirabeau, Bentham, donnent à la propriété, pour origine, la loi civile; mais comme il faut nécessairement à la loi quelque chose de préexistant à quoi elle s'applique, généralement ils invoquent le droit du premier occupant. Or, ce droit de premier occupant pris en lui-même ne signifie rien, il ne mérite le nom de droit que grâce à l'une ou l'autre des conditions suivantes, et le plus ordinairement, que grâce à leur réunion; la première c'est la liberté et le respect qu'elle implique; la seconde, c'est le travail. La liberté d'abord: c'est ce qui donne à Diogène le droit de garder sa place au soleil; c'est ce qui constitue le droit du sauvage sur le morceau de bois qu'il a ramassé et pris à l'arbre.

1 Une partie de cette démonstration du principe de propriété a passé dans notre Manuel d'Économie polit. Nous la reproduisons ici à cause des développements nouveaux qui s'y trouvent joints dans cette étude.

L'instinct parle ici avant toute réflexion; il parle à l'enfant lui-même. Mais la liberté qui se borne à une simple prise de possession ne fonde souvent qu'un droit vague et insuffisant. D'après la théorie qui fonde uniquement la propriété sur la première occupation, celui qui le premier arriverait dans une contrée encore inoccupée aurait donc le droit de se l'approprier tout entière, et ceux qui viendraient ensuite seraient tenus de reconnaître en lui le légitime possesseur de toute l'étendue de terrain qu'il lui plairait de donner comme son domaine. A ce compte les sauvages de l'Amérique auraient eu le droit de s'attribuer à tout jamais la propriété des forêts vierges qu'ils occupaient. La liberté et le droit du premier occupant ont donc besoin d'une sanction nouvelle qui réalise le droit d'une manière moins méconnaissable: c'est le travail qui la leur donne.

Ce sera la gloire immortelle des économistes du dernier siècle, non-seulement d'avoir assigné le travail pour origine à la propriété, ce que Locke avait déjà fait avant eux, mais d'avoir fondé sur ce grand principe l'économie politique tout entière. Les erreurs de l'école physiocratique ont disparu, mais le principe de cette généreuse école, qui mit au monde tant de vérités nouvelles, vivra autant que la science elle-même. En face du système despotique, quand l'État prétendait à la souveraineté de droit divin sur les personnes et sur la terre même du royaume, en face des rêveries niveleuses et tout aussi despotiques de Rousseau et de Mably, Quesnay et ses disciples, Mercier, Baudeau, Letrosne, Dupont de Nemours, enfin Turgot, le plus grand de tous, posèrent avec fermeté la théorie véritablement démo

cratique du travail comme source de la propriété. Ils allèrent plus loin non-seulement ils rapportèrent la propriété des choses au travail, mais ils rattachèrent le travail lui-même à la propriété éminente que l'homme a de ses facultés et de ses organes, c'est-à-dire à la liberté. Tout récemment, quand la propriété était si violemment attaquée par le socialisme, nous avons vu entrer en lice des publicistes illustres à plusieurs titres, qui sont accourus pour la défendre. Eh bien! parmi tous les arguments de fonds qu'ils invoquent, et dont ils savent tirer un parti d'ailleurs si heureux, quelquefois si neuf, il en est bien peu qui ne se retrouvent dans l'arsenal des physiocrates, lesquels avaient écrit, non pour le besoin de la lutte, mais les yeux fixés, dans leurs calmes méditations, sur la vérité et sur le droit qui sont de tous les temps.

Je crois inutile maintenant de montrer l'accord parfait des trois théories sur le droit de propriété, pour peu qu'on prenne la peine de les comparer et de les rapprocher, en s'attachant au fonds plus qu'à la forme. La liberté occupe les choses; mais cette appropriation ne se réalise pleinement que par le travail. Le travail n'est lui-même qu'une application suivie et régulière de la liberté humaine, c'est-à-dire de la force active et volontaire qui nous constitue; il n'est qu'une occupation prolongée. Le travail rend la propriété sacrée ; mais c'est le respect dû à la personne qui rend sacré le travail luimême. Il s'ensuit que les trois théories sur l'origine de la propriété ne sont en réalité que diverses faces d'un

1 « Le principe du droit de propriété, dit M. Cousin (Hist. de la philosophie morale au dix-huitième siècle, VIIa leç.), est la volonté efficace et persévérante, le travail, sous la condition de l'occupation première, »

même principe, à savoir, la force active, prenant possession d'abord de ses facultés et de ses organes corporels, ce qui est le premier mode de son exercice et la première appropriation concevable; puis s'imposant aux choses par l'occupation, ce qui est le second mode de son activité et la première forme visible de la propriété; puis enfin, les faisant plus réellement siennes par le travail, ce qui est le troisième degré du même développement, degré infiniment plus énergique, plus appréciable dans ses effets, et d'une évidence pour ainsi dire palpable, qui fait prendre corps au droit, placé jusque-là dans une sphère trop métaphysique pour ne pas donner lieu à des contestations nombreuses, soit théoriques, soit pratiques.

Ce caractère pour ainsi dire consubstantiel de la liberté, de la propriété et du travail, bien qu'il s'emprunte à des sources philosophiques, n'est au fond qu'une vérité de sens commun. La corrélation de ces idées est facile à saisir. Étre propriétaire dans toute la force du terme, c'est être libre de posséder les choses et d'en disposer, de les échanger, de les donner et de les transmettre par héritage. Être libre, c'est avoir la propriété de soi-même et de ses facultés et de leur emploi, dės lors le libre choix et le libre exercice de son industrie. Liberté civile, propriété, liberté de l'industrie et du commerce, sont autant d'idées qui s'appellent et se supposent les unes les autres; leur solidarité est partout écrite. Tous les défenseurs de la propriété, dans ces derniers temps, l'ont mise en lumière. La propriété et la liberté sont si étroitement unies entre elles, qu'elles ont toujours été reconnues et sacrifiées ensemble et dans les mêmes proportions. Ainsi, dans la plupart des États de

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