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est hérétique; il retranche sa défense. Il écrit pour ou contre, et même pour et contre à prix d'argent, louant par exemple à outrance ou flétrissant les conspirateurs autrichiens de Naples, selon que leur parti est triomphant ou vaincu. Il passe deux ans de sa vie à composer l'éloge de Caraffa, de cet homme qui s'était chargé de tant d'atrocités en Hongrie. Vico louant Antonio Caraffa, pour obtenir dans sa misère quelques deniers, Corneille humiliant son génie devant un M. de Montauron, voilà des spectacles bien affligeants dans l'histoire des lettres et de l'humanité. Il vaut mieux reporter ces honteuses misères sur les temps qui les payaient. Vico mariait sa fille avec les ducats de Caraffa, et ce panégyrique, triste fruit d'un génie méconnu qui se rachetait par une faiblesse, recevait de Clément XI le nom d'histoire immortelle. Le grand Corneille devait à sa dédicace à Montauron le pain que le Cid et Cinna ne lui avaient pas assuré.

Le rôle de Vico est maintenant épuisé. Le dix-neuvième siècle l'eût deviné ou suppléé, s'il ne l'avait réhabilité. Aussi Vico a-t-il plutôt secondé puissamment un mouvement déjà donné qu'il ne l'a imprimé lui-même. Ce n'est que grâce à la dernière publication que nous savons avec précision ce qui lui revient dans les idées du siècle. Que Niebuhr ne soit à beaucoup d'égards que le disciple de sa critique historique; que la philosophie de l'histoire ait reproduit ses principaux points de vue ; que la critique littéraire se soit inspirée de son esprit ; qu'il ait contribué à cette interprétation philosophique de la poésie, à ce goût des chants primitifs dans lesquels se trouve déposée la tradition populaire, à cet

esprit universel de comparaison qui met en rapport les diverses manifestations de la pensée humaine; enfin, à cet amour des formules qui, en bien et en mal, a caractérisé d'une manière si frappante cette première moitié de notre siècle : voilà des points hors de toute contestation et dont il est permis désormais à tout le monde de s'assurer par ses yeux.

Maintenant, pourquoi ne pas le dire? Ce livre de génie est un livre mal fait. Deux tons y choquent par leurs retours mal ménagés.Vico enseigne et discute, établit ses principes et réfute ceux de ses adversaires, passe du point de vue le plus général aux détails les plus minutieux, sans transition ni méthode. Le même homme qui a uni avec une force remarquable la synthèse et l'analyse, et qui, de cette union, a fait sortir la philosophie de l'histoire, donne dans tout l'excès de la synthèse et dans tout l'excès de l'analyse; il est nuageux et subtil. Si Vico eût mieux su marier l'analyse et le procédé synthétique, son livre y gagnerait au point de vue de l'art; c'est la confusion des deux méthodes qui a produit celle de son style. Tel que nous le possédons, l'illustre fondateur de la philosophie de l'histoire nous apparaît comme une des plus puissantes intelligences qui aient honoré l'esprit humain, comme une des plus étonnantes images de la pensée concentrée et repliée sur elle-même, mais non pas, tant s'en faut, comme un esprit sûr, ni, malgré de beaux passages, comme un grand écrivain. Voilà pourquoi on peut dire à la lettre qu'il gagne à l'exposition de son moderne traducteur, bien que cette exposition soit d'une fidélité fort exacte. Voilà pourquoi, après avoir rendu l'hom

mage d'une étude attentive à celui qui a donné à la science tant de pensées hautes et nouvelles, on revient avec joie à ces esprits qui ne se sont pas contentés d'exprimer l'ordre des lois générales, mais qui l'ont, en quelque sorte, fait revivre dans leurs écrits. Pour moi, j'en fais le sincère aveu. Plus étonné que séduit, je quitte Vico avec admiration et pourtant sans regret, pour retourner à ces génies plus simples, plus clairs de notre France qui font payer moins cher l'honneur de les comprendre et le plaisir de les admirer, à Bossuet, à Pascal, à Montesquieu.

DESTUTT DE TRACY

TRAITÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE

M. Destutt de Tracy est du petit nombre des penseurs qui ont envisagé les sciences, et en particulier les sciences morales, comme formant un tout dont les parties se tiennent étroitement, et qui se sont efforcés d'en reproduire l'ensemble. Le caractère dominant de ses écrits, c'est un enchaînement rigoureux : les conséquences ne s'y séparent pas des principes, la politique de la philosophie, l'économie sociale d'une connaissance raisonnée de la nature humaine. Nous aurons donc à caractériser la philosophie de l'éminent publiciste par le côté qui importe à la société et par les applications qu'il en fait à l'économie politique.

Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy naquit le 20 juillet 1754. Sa famille était d'origine étrangère. Quatre frères du nom et du clan de Stutt avaient fait partie de la petite armée écossaise venue sous les ordres de Jean Stuart, comte de Douglas et de Buchan, pour défendre la France contre les Anglais. Fixés sur le sol

qu'ils avaient contribué à délivrer, ils reçurent, sous le roi Louis XI, la seigneurie d'Assay en Berri. M. de Tracy descendait du second de ces frères, dont la postérité acquit par alliance la terre de Tracy, en Nivernais. Fidèle à son origine, cette famille ne cessa pas de suivre la carrière militaire. Le propre père de M. de Tracy commandait, en 1759, la gendarmerie du roi à Minden, contre les troupes du duc de Brunswick. Percé de plusieurs balles dans cette journée désastreuse, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille : découvert par un serviteur au milieu d'un monceau de cadavres, et rappelé à la vie, pendant les deux années qu'il survécut, il ne fit plus que languir. Héroïquement ferme devant la mort, il adressa ces paroles au jeune de Tracy, alors âgé de huit ans : « N'est-ce pas, Antoine, que cela ne te fait pas peur, et ne te dégoûtera pas du métier de ton père?» En effet, après avoir achevé à Paris d'excellentes études et s'être formé à Strasbourg aux différents exercices militaires, M. de Tracy entra dans les mousquetaires de la maison du roi. A 22 ans, il était colonel en second du régiment Royal-Cavalerie. Son alliance avec une proche parente du duc de Penthièvre lui valut, vers 1778, le commandement du régiment de ce nom.

Envoyé aux États-Généraux, M. de Tracy siégea dans la Constituante près du duc de La Rochefoucauld et du général La Fayette, et s'associa par ses votes à toutes les réformes opérées par cette glorieuse assemblée. Nommé maréchal de camp par M. de Narbonne, en 1792, el placé à la tête de toute la cavalerie de l'armée du Nord, il obtint, quand survint le 10 août, de son chef le général La Fayette, lui-même à la veille de quitter la France,

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