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de transactions. Il n'est pas jusqu'à la table modestement servie du plus simple bourgeois de Paris qui n'atteste elle-même la solidarité, en étant de plus en plus tributaire des deux mondes. Jamais les intérêts ne se sont à ce point mêlés. Ils peuvent parfois encore contester théoriquement la solidarité qui les unit, pratiquement ils la sentent. Ils s'ébranlent et se rassurent tous ensemble. La paix est devenue l'état normal du monde, comme était autrefois la guerre. L'intérêt arrache des hommes ce que la religion elle-même n'a pu obtenir d'eux que fort rarement, de ne recourir qu'à la dernière extrémité à l'emploi des armes. Dans les temps anciens, la solidarité a fait verser le sang de victimes innocentes; elle a maintenant horreur de tout sang humain, à ce point qu'elle répugne à verser même celui du coupable. Grâce à la solidarité, les classes se sont confondues, les nations se rapprochent. Grâce à elle, les générations, au lieu de se remplacer matériellement sur le sol, comme de vils troupeaux destinés à naître et à mourir, se tiennent étroitement unies, justifiant de plus en plus, quant à leur vie morale, par la transmission de leurs idées, de leurs connaissances, de leurs découvertes, ce que le poëte Lucrèce dit magnifiquement de la transmission de leur existence physique :

Et quasi cusores vitai lampada tradunt.

On a vu si l'économie politique méconnaît cette idée si élevée tout ensemble et si pratique; si elle ne lui assigne pas, au contraire, un rôle des plus importants. C'est son honneur, c'est sa conclusion la plus générale d'établir que cette solidarité bienfaisante se manifeste non

seulement, ce qu'on savait, dans les idées, dans les croyances, mais aussi, ce qui était moins facile à apercevoir, et ce qui est encore le plus souvent contesté, qu'elle se cache sous la lutte des intérêts en apparence les plus grossièrement matériels.

DES RAPPORTS

DU TRAVAIL ET DU CAPITAL1

1

En présence des préoccupations sociales qui agitent notre temps et du mouvement industriel qui l'emporte, nous ne comprendrions pas que la philosophie de notre temps se montrât hostile ou dédaigneuse. Hostile, pourquoi le serait-elle? Ne tient-elle pas à honneur de se distinguer de l'idéalisme ascétique qui, à d'autres époques, a pesé comme une loi de fer sur l'intelligence et sur la conscience humaine? Sans doute, elle ne forme pas pour l'âme, comme certains théoriciens absolus, ce rêve de la paix perpétuelle, plus difficile à réaliser au sein du cœur humain qu'entre les races diverses qui se partagent le globe; elle ne ferme pas les yeux sur ce qu'il a plu à Dieu de déposer au fond de la condition mortelle de troubles inévitables et de désirs à jamais inassouvis; mais si la lutte ne lui paraît

1 Nous posons cette question dans les termes où le langage de la polémique l'a posé. Elle signifie ainsi : rapports qui règlent naturelle.. ment les relations des entrepreneurs et des ouvriers. Ce langage, rapporté aux définitions rigoureuses du capital et du travail, telles que les formule l'économie politique, manquerait d'exactitude. Nous le reconnaissons volontiers.

pas pouvoir être supprimée, si elle l'accepte même. comme nécessaire et comme bonne, c'est aussi sa conviction la plus ferme et sa plus douce espérance que cette lutte si difficile, souvent même si terrible, peut et doit être adoucie. Elle ne pousse pas le respect du mal et de la douleur jusqu'à ce degré de fanatisme où l'homme, sous l'influence d'une sombre doctrine, en vient à s'imaginer qu'il ne peut y toucher sans porter atteinte à l'œuvre de Dieu. Développer l'humanité sous tous les points de vue, dans le sens du vrai, du beau, du bien, voilà, s'il est permis de le dire, son seul programme; il est aussi vaste que la création, et ne reconnait d'autres limites que celles de nos facultés.

C'est en cela même que consiste ce qu'on pourrait nommer l'originalité de la philosophie de notre temps. Elle maintient la prééminence de l'âme, mais non pas son despotisme. A égale distance des excès héroïques du solitaire qui met la destinée de l'homme à martyriser, à insulter son corps, et des folies moins nobles du matérialiste qui nie l'âme pour diviniser la chair, elle ne peut croire que la nature ait été placée en face de l'homme pour être l'objet de sa haine implacable et stérile; et loin de lui paraître un instrument de corruption que la volonté doit briser avec mépris, le corps lui est bien plutôt un instrument qu'il faut perfectionner, discipliner, traiter avec égards, bien que sans complaisance molle, comme un allié quelquefois peu commode, mais toujours indispensable dans l'œuvre du perfectionnement. Les progrès matériels sont en ce sens et dans ces limites les bienvenus du spiritualisme; et il y a beaucoup de vide dans les déclamations dont l'industrie est l'objet de la part de la

fausse philosophie comme de la fausse poésie. La vraie philosophie ne peut oublier que la civilisation s'est montrée pour la première fois à la jeune humanité, un épi de blé à la main; elle sait que la liberté est contemporaine du mouvement industriel dont chaque pas marque un degré nouveau dans l'affranchissement de l'homme tout entier; enfin, elle est profondément convaincue que toute victoire remportée sur la misère, cette conseillère du mal, est une victoire de la morale, un triomphe de l'esprit qui signifie, en dernière analyse, un nombre plus ou moins grand d'hommes arrachés aux ténèbres primitives, à l'abaissement de l'ignorance, aux tentations du crime, à l'abrutissement, pour être rendus à la lumière, au sentiment de la dignité, à l'idée et au goût du bien, besoins supérieurs de notre nature presque nuls partout où la vie du corps est misérable et précaire.

Qu'on cesse donc d'accuser la philosophie de voir d'un œil malveillant le développement de l'industrie.Comment, à moins de renier ce qui fait l'objet habituel de ses études, la nature et la grandeur de l'homme, ne serait-elle pas touchée des merveilles du génie inventif, des miracles de l'activité humaine? Comment ne comprendrait-elle pas que nulle autre plus qu'elle ne peut gagner à cette diffusion des lumières, suite nécessaire de tout accroissement de bien-être et de loisir? Moins que jamais, la philosophie ne doit être une aristocratie exclusive mettant toute la pensée d'un siècle entre les mains d'un petit nombre de privilégiés. La lumière ne brille en haut que pour éclairer ce qui est en bas, et la science ne concentre la sagesse universelle que pour la renvoyer plus pure et plus vive à l'humanité de qui primitivement

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