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salubres, et que la stérilité couvre des paysentiers de l'Asie Mineure. Plaçons ici une remarque essentielle et d'un intérêt tout à fait décisif. L'influence des circonstances locales qui, d'une façon précisément inverse à ce qu'en a dit Cabanis, devient moins absolue, à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, est aussi moins impérieuse, à mesure que l'homme s'élève lui-même dans l'échelle de la civilisation. Des difficultés qui feraient succomber, du premier coup, le sauvage, et qui pesaient lourdement sur l'homme barbare, n'arrêtent pas même l'Européen civilisé. En un clin d'œil, la sape et la mine changent en riches campagnes, en emplacements où s'élèvent des cités bientôt riches et puissantes, les immenses étendues livrées naguère aux reptiles, et où régnaient de mortelles exhalaisons. La jeune Amérique sort, comme par enchantement, du sein du désert. Il a suffi d'un souffle venu d'Europe, apportant sur ces plages le puritanisme et nos sciences, pour créer la civilisation et changer en partie le climat.

L'homme peut donc, dans une mesure toujours croissante, vaincre les influences locales au dehors; il peut aussi les vaincre en lui-même. C'est ce que Montesquieu a reconnu en écrivant que les mauvais législateurs sont ceux qui favorisent les vices du climat, et que les bons sont ceux qui s'y opposent. C'est le divin honneur du christianisme, c'est-à-dire de la religion de l'esprit, d'avoir appris à l'homme à se soustraire à l'oppression des influences climatériques, en leur opposant une

1 Voir le remarquable livre III de l'ouvrage de M. Dunoyer sur la Liberté du travail.

puissante résistance morale. Aussi, voyez les effets produits. Quelque part que vous alliez, au sein même de l'empire du mahométisme ou du brahminisme, partout où vous trouvez des chrétiens, de quelque secte qu'ils soient, et quelque grossière que soit cette secte, vous retrouvez le caractère de la civilisation européenne. Les climats, les races d'hommes ne peuvent pas effacer cette identité profonde, quoique la surface, les formes, la couleur, si je puis parler ainsi, en soient affectées. Haïti, peuplée de noirs et placée sous la ligne, est entraînée dans notre système de civilisation. Les catholiques grecs de Russie, les protestants de Prusse, les nestoriens d'Asie, les quakers de l'Amérique, et les catholiques romains de France, marchent dans les mêmes voies. Voilà pourquoi l'économiste doit applaudir aux conquêtes du christianisme, et dès lors aux succès des missions. Certes, c'est pour une cause tout autre qu'une augmentation de richesse et de bien-être à donner aux populations que des martyrs sacrifient leur vie; mais s'il est vrai de dire que les sociétés bibliques protestantes, comme nos missions catholiques, se proposent exclusivement de sauver des âmes, elles ne contribuent pas moins à les racheter immédiatement de l'ignorance, de l'abrutissement, des misères de l'état sauvage, ou du joug plus ou moins énervant des religions de l'Orient. Elles font pénétrer chez ces peuples des besoins plus délicats, plus élevés et plus nombreux; elles modifient l'homme en un mot, ce qui est la condition indispensable pour qu'ensuite il modifie le monde à l'image de ses idées et en raison de l'énergie qui lui a été communiquée. Le christianisme preche le travail. Il inspire à l'homme, quoi qu'on en ait

dit, un sentiment fier de son droit, de sa valeur, en même temps que le respect et l'amour d'autrui. Il recommande d'éviter en haut l'ostentation des dépenses folles; il n'est pas venu dire au riche: « Jette tes biens à la mer; il lui a dit : Fais servir la fortune non à la satisfaction de tes passions, de tes caprices coupables, mais au bien de tous. Il ne défend pas à l'homme que les besoins accablent de s'élever jusqu'au bien-être ; il ne lui interdit pour cela que l'emploi des moyens criminels. Il prêche enfin l'union des classes, l'union des peuples, au nom de la justice et de la charité. L'économie politique, du point de vue et avec les arguments qui lui sont propres, n'a pas d'autres enseignements; et toutes les fois que ces enseignements se sont fait entendre au nom de la religion, et qu'ils ont été fidèlement respectés, l'industrie et le bien-être des populations se sont accrus avec l'esprit de réflexion et de prévoyance, avec l'ordre des sociétés et avec la paix du monde.

Résumons-nous sur une question qu'un volume n'épuiserait pas et que nous avons prétendu seulement éclaircir à l'aide de quelques faits saillants et de réflexions exactes. L'influence des climats sur les faits économiques est incontestable, mais limitée. Elle est d'autant plus grande que l'homme est moins développé comme être moral, et qu'il possède une industrie moins puissante. Les climats sont appelés à se niveler pour ainsi dire de plus en plus devant l'action humaine, à mesure que la civilisation se répandra et deviendra commune aux différentes branches de la famille humaine; non assurément qu'ils puissent jamais se confondre, pas plus que les nationalités ne sont destinées à disparaître; mais

leurs effets fâcheux pourront être de plus en plus atténués; et le phénomène qui a fait acclimater en Europe les productions végétales et animales de presque toutes les latitudes se généralisera et s'étendra, au moins dans une très-forte mesure, à tous les points de vue que peut embrasser le génie de la découverte. Les pays d'où nous sont venues la lumière et les premières découvertes de l'industrie recevront de nous avec usure le prix de ces dons immortels qui se sont comme flétris entre leurs mains. Les branches desséchées de l'humanité reverdiront. Cette loi physique en vertu de laquelle le soleil n'éclaire qu'une moitié du monde, tandis que l'autre est plongée dans les ténèbres, n'aura eu dans le monde de la civilisation son analogue que pour un temps. L'économie politique aura un compte croissant à tenir dans son application aux intérêts de ces vérités morales, dont la portée est universelle, la liberté, la justice, vérités qui forment son inspiration permanente, et un compte décroissant sans cesse des circonstances physiques qui ont retardé ou trop limité jusqu'ici l'action de ces principes. Cette franche reconnaissance de la supériorité de l'élément moral est le meilleur exemple qui puisse venir, comme elle est la meilleure leçon qui ressorte d'une science à laquelle on a fait trop souvent le tort de la croire exclusivement matérielle.

DE LA SOLIDARITÉ

A PROPOS

DU REPROCHE D'INDIVIDUALISME

ADRESSÉ A L'ÉCONOMIE POLITIQUE1.

Pour peu que l'on jette un regard attentif sur la société, telle qu'elle a existé de tout temps, deux spectacles très-différents et propres à faire naître des réflexions d'une nature toute diverse s'offrent à l'observateur. Ils sont tellement communs que je crois tout au plus nécessaire de les rappeler par quelques exemples, pris pour ainsi dire au hasard, et parmi les faits qui nous sont le plus familiers. Voici un homme, le cas malheureusement n'est pas rare, qui semble n'avoir reçu le don du libre arbitre que pour en abuser. Il est malheureux. Nous disons: C'est sa faute, et nous passons outre. Celui-ci fait de sa liberté un meilleur usage. Il accepte franchement la condition de la vie humaine, le travail. Il est honnête. On le voit réussir, vivre du moins en paix avec luimême et avec autrui. Voilà un premier ordre de faits. Il a pour trait distinctif de présenter aux regards la peine suivant la faute, la récompense s'attachant au mérite.

1 Discours d'ouverture du cours d'Économie politique fait au Collége de France.

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