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est sortie des mains de son Créateur. La créature peut bien connaître et admirer l'effet de sa toute-puissance en se voyant et se regardant quand elle est, mais elle n'a pu connaître, avant qu'elle fût, la manière dont il s'est servi pour la faire être ; de même aussi l'ame peut bien connaître et admirer l'effet de son union avec le corps, et le pouvoir réciproque qu'ils ont l'un sur l'autre, mais elle ne peut pas rendre raison de son union, ni de ses effets : car n'y ayant aucun rapport ou affinité entre les propriétés de l'un et de l'autre, c'est-à-dire entre les mouvemens du corps et les pensées de l'ame, l'union qui est entre les uns et les autres ne peut avoir d'autre cause que la volonté de celui qui les a joints et unis ensemble, et il n'y a que la seule expérience qui nous puisse apprendre quelle est cette union. Je suis, etc.

RECUEIL

DE QUELQUES PIÈCES CURIEUSES

CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DE M. DESCARTES.

Ce recueil a été publié par Bayle (Amsterdam, Henri Desbordes, 1684, in-12). Il comprend.

1o Avis au lecteur, par Bayle';

2o Le Concordat entre les Jésuites et les pères de l'Oratoire, et des Remarques sur le Concordat, par le même 2;

3o Éclaircissement sur le livre de M. de La Ville (c'est-àdire le P. de Valois, jésuite), intitulé: Sentimens de M. Descartes touchant l'essence et les propriétés du corps, etc., par Fr. Bernier 3;

4o Réponse de Malebranche à une lettre d'un de ses amis sur le même ouvrage 4;

5o Une Dissertation et des Thèses philosophiques, par Bayle, à propos du même livre 5;

6° Méditations de métaphysique, par l'abbé de Lanion, sous le pseudonyme Guillaume Wander 6.

AVIS AU LECTEUR.

(Par Bayle.)

On donne ici un recueil de quelques pièces qui méritaient bien ne pas demeurer ensevelies dans l'obscurité où on les a

1 Voyez Vie de Bayle, par Desmaiseaux, tome I, page 94; Niceron, Mémoires, etc., tome X, seconde partie, page 211.

2 Voyez ibid.

3 Voyez l'Avis suivant.

4 Voyez ibid.

5 Voyez Vie de Bayle et Niceron, aux lieux indiqués.'

6 Voyez Réponse aux questions d'un Provincial ( par Bayle), tome I, p. 220, et le Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier.

laissées jusqu'à présent. La plupart ont été déjà imprimées, mais de telle sorte, qu'elles n'ont presque pas vu le jour, tant on a redouté le crédit de ceux qui pouvaient s'en scandaliser. Un de nos poètes remarque très ingénieusement qu'il y a des ouvrages qui ne deviennent point publics quoiqu'ils soient exposés en vente :

Le Jonas imprimé n'a point vu la lumière.

Il est arrivé à ceux-ci la même chose qu'à ce Jonas, quoique par une différente raison; car s'ils sont demeurés cachés, on peut que ce n'est que propter metum judæorum.

Ce serait un grand malheur pour toute la république des lettres si on était partout aussi formaliste et aussi pointilleux, à légard de l'impression des livres, qu'on l'est en France depuis quelque temps, où l'inquisition qui s'y établit à grands pas empêche de paraître plusieurs beaux ouvrages et rebute les plus célèbres auteurs. Et qui ne serait rebuté de voir que ceux qui sont établis pour l'approbation des livres gardent un manuscrit des trois ou quatre ans sans y regarder, et qu'ils en désapprouvent tout ce qui sent une ame élevée au-dessus de la servitude et des opinions populaires? Quelle mortification pour un auteur, qui ne trouve jamais que les presses roulent assez vite sur ses ouvrages, de voir qu'après un délai de trois ou quatre ans on lui ordonne de supprimer ce qu'il estime le plus dans ses écrits, s'il n'aime mieux les voir condamnés à une éternelle prison, par le refus qu'on lui fera d'un privilége du roi!

M. Le Fèvre, docteur en théologie de la faculté de Paris, n'a pu s'empêcher de se plaindre de cette dure servitude, et de ce qu'on n'accorde promptement des approbations et des priviléges qu'à certains livres de menue dévotion, et généralement à tous ceux qui vont selon le tran tran du petit monde. C'est dans une lettre qu'il écrivit à M. Arnauld au mois de juillet dernier, et qu'il a rendue publique, qu'il fait cette judicieuse remarque, faisant connaître de plus que son manuscrit ne traîne si longtemps entre les mains des censeurs de livres, que parce qu'il accuse M. Arnauld d'avoir imputé aux Calvinistes des choses qu'ils ne croient pas sur le sujet de la justification. Cette bonne foi, qui est d'une ame généreuse, ne plaît pas parce qu'on prévoit que les protestans de France s'en prévaudront; ainsi on n'ose plus dire les vérités que l'on découvre, à moins qu'elles ne soient de la portée des esprits vulgaires.

Pour ceux qui se hasardent de faire imprimer quelque chose

en ce pays-là sans privilége du roi, ils se cachent si exactement, et ils distribuent leur livre avec tant de précautions et à si peu de personnes, que c'est presque la même chose que si on ne l'imprimait pas. Encore un coup, c'est dommage que la France, qui pourrait si fort contribuer aux progrès des belles-lettres et à l'éclaircissement de la vérité, tienne une conduite qui décourage les grands hommes, et qui laisse les presses en proie aux petits auteurs. Encore si on avait la même sévérité pour les romans et pour les ouvrages de galanterie, qui ne peuvent que corrompre les bonnes mœurs des jeunes gens, pourrait-on se consoler; mais on n'en veut qu'aux bons livres, qui se donnent la liberté d'examiner les opinions généralement reçues, qui sont bien souvent les plus fausses.

Pour remédier à ce désordre, autant qu'il serait possible, il faudrait que tous les curieux ramassassent avec soin les pièces qui ne se débitent que sous le manteau, et qu'ils les envoyassent en pays de liberté pour les y rendre publiques. C'est ce qu'on a fait à l'égard des cinq ou six petits ouvrages qui composent ce Recueil.

Le premier est une espèce de concordat passé entre les pères de l'Oratoire et les Jésuites, par lequel ceux-là s'engagent à certaines manières d'enseigner qui soient agréables à ceux-ci. Entre autres choses, ils s'engagent à renoncer à la philosophie de Descartes, dont ils commençaient à être les partisans. Cela déplaisait fort aux Jésuites, soit qu'ils craignissent que les colléges de philosophie où les pères de l'Oratoire régenteraient n'attirassent toute la jeunesse, qui trouve cent fois plus de goût à la nouvelle philosophie qu'à la vieille, soit qu'ils craignissent que les principes de Descartes ne fissent brèche à la religion. Il y avait apparemment de l'un et de l'autre dans leur crainte, mais beaucoup plus du premier que du dernier.

Le second contient plusieurs réflexions sur cette conduite des pères de l'Oratoire. Je pense qu'il n'a jamais été imprimé. L'auteur dit franchement sa pensée, et paraît fort habile homme.

Pour entendre mieux l'histoire des autres pièces, il faut savoir qu'en l'année 1680, un Jésuite de Caen, nommé le père de Valois, se déguisant sous le nom feint de Louis de La Ville, fit imprimer un traité qui s'intitule: Sentimens de M. Descartes touchant l'essence et les propriétés du corps opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs de Calvin sur le sujet đe l'Eucharistie. Il le dédia au clergé de France, et exhorta MM. les prélats de remédier promptement au grand mal dont

DESCARTES. T. IV.

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l'Église était menacée par les Cartésiens. Il les conjure au nom de toute la France de prononcer sentence de condamnation contre le cartesianisme; et pour les y engager par une raison qu'il savait être toute puissante sur leur esprit, il leur parla d'un arrêt du conseil d'état qui bannissait de l'université de Paris la philosophie de M. Descartes, et d'une lettre de cachet qui avait interdit un professeur Cartésien. Ce livre alarma toute la secte de ce philosophe. M. Regis, célèbre Cartésien qui tenait des conférences à Paris, fut obligé de les rompre, et de joindre cette disgrace à celle de n'avoir jamais pu obtenir un privilége pour faire imprimer un Cours de philosophie qu'il avait tout prêt depuis long-temps. Chacun craignait de se voir obligé à la signature d'un formulaire ou d'être excommunié comme hérétique.

Sur cela M. Bernier, si connu par ses voyages, par l'estime que le célèbre M. de Gassendi avait pour lui, et par les témoignages publics qu'il a donnés de sa vénération et de sa reconnaissance pour un si grand maître, craignant les malignes influences du zèle de ces messieurs, fit imprimer sourdement un petit écrit (c'est la troisième pièce de ce Recueil) dont il distribua quelques exemplaires en secret à ses amis, et même à quelques prélats. Il consent qu'on fasse des Cartésiens tout ce qu'on voudra, et se déclare fort vertement contre quelquesunes de leurs doctrines pour mieux faire sa paix ; du reste ayant autant de raisons qu'eux de craindre qu'on ne l'accusât d'hérésie au sujet de la transsubstantiation, il fait ce qu'il peut pour

faire connaître son innocence.

On vit à la dérobée, environ le même temps, quelques exemplaires de la quatrième pièce de ce Recueil. De tous les Cartésiens que le père de Valois avait pris à partie dans son livre, il n'y en a point contre qui il ait paru plus animé que contre le P. M.', si célèbre, et avec tant de raison, par ses beaux ouvrages de la Recherche de la Vérité. Le Jésuite fait tout ce qu'il peut pour faire douter de l'orthodoxie de cet auteur, ce qui était l'attaquer par l'endroit le plus sensible, comme on l'a pu connaître par un petit écrit imprimé depuis deux ans, où le P. M. repousse avec beaucoup de modération et de modestie les insultes de son adversaire. Mais laissant à part cet écrit, dont il n'est point ici question, je reviens à l'autre, et je dis qu'il fut d'autant plus suspect et plus observé, qu'il explique l'Eucharistie ro

Mallebranche.

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