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L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence;
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s'y connaît mal, chacun s'y fait de mise '
Et vaut communément autant comme il se prise 2:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral?

DORANTE.

Je ne suis point avare.

CLITON.

3

C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter;
Autrement on s'y perd au lieu a en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne,
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne.
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé ;
L'autre oublie un bijou qu'on aurait refusé.
Un lourdaud libéral auprès d'une maîtresse
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait 4,
Que, quand il tâche à plaire, il offense en effet.

DORANTE.

Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames
Et me dis seulement si tu connais ces dames.

CLITON.

Non cette marchandise est de trop bon aloi;

:

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Peut-être cette expression pouvait passer autrefois. (V.)
Vaut autant comme n'est pas français; (V.)

3 Molière n'a point de tirade plus parfaite; Térence n'a rien écrit de plus pur que ce corceau : il n'est point au-dessus d'un valet, et cependant, c'est une des meilleures leçons pour se bien conduire dans le monde. Il me semble que Corneille a donné des modèles de tous les genres. (V.)

4 On ne dit pas faire d'un contre-temps, mais faire à contre-temps. Au reste, cette scène est d'un ton très-supérieur à toutes les comédies qu'on donnait alors: elle peint des mœurs vraies; elle est bien écrite. à l'exception de quelques fautes excusables. (V.)

Ce n'est point là gibier à des gens comme moi;
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.

Penses-tu qu'il t'en die?

DORANTE.

CLITON.

Assez pour en mourir.

Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.

Ay!

SCÈNE II.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.

CLARICE, faisant un faux pas,et comme se laissant choir.

DORANTE, lui donnant la main.

Ce malheur me rend un favorable office',
Puisqu'il me donne lieu de ce petit service 2;
Et c'est pour moi, madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.

CLARICE.

L'occasion ici fort peu vous favorise,

Et ce faible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.

DORANTE.

Il est vrai, je le dois tout entier au hasard;

Mes soins ni vos désirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume

Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisque enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,
A mon peu de mérite eût été refusé.

Si cette Clarice n'avait pas fait un faux pas, il n'y aurait donc pas de pièce? Ce défaut est de l'auteur espagnol. L'esprit est plus content quand l'intrigue est déjà nouée dans l'exposition; on prend bien plus de part à des passions déjà régnantes, à des intérêts déjà établis. Un amour qui commence tout d'un coup dans la pièce, et dont l'origine est si faible, ne fait aucune impression, parce que cet amour n'est pas assez vraisemblable. On tolère la naissance soudaine de cette passion dans quelque jeune homme ardent et impétueux qui s'enflamme au premier objet; encore y faut-il beaucoup de nuances. On croirait presque que ce Dorante, qui aime tant à mentir, exerce ce talent dans sa déclaration d'amour, et que cet amour est un de ses mensonges; cependant il est de bonne foi. (V.)

4 Lieu d'un service n'est pas français: on donne lieu de rendre service. (V.)

CLARICE.

S'il a perdu sitôt ce qui pouvait vous plaire,

Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité

A posséder un bien sans l'avoir mérité.

J'estime plus un don qu'une reconnaissance :
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu '

Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu'on mérite est toujours achetée;

L'heur en croît d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine aurait pu s'obtenir.

DORANTE.

Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande :

J'en sais mieux le haut prix ; et mon cœur amoureux,
Moins il s'en connaît digne, et plus s'en tient heureux.
On me l'a pu toujours dénier sans injure;

Et si la recevant ce cœur même en murmure,

Il se plaint du malheur de ses félicités,

Que le hasard lui donne, et non vos volontés.

Un amant a fort peu de quoi se satisfaire

Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire :
Comme l'intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme.
Je la tiens, je la touche et je la touche, en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main

CLARICE.

Cette flamme, monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre coeur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement;
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertic,
Le temps donnera place à plus de sympathie.

On rend justice au mérite, on ne lui rend pas bonheur (peut-être les premiers imprimeurs ont-ils mis bonheur au lieu d'honneur.) Cette scèze languit par une contestation trop longue. (V.)

Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avais ignorés.

SCÈNE III.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, CLITON.

DORANTE.

C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
C'est-à-dire, du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades;
Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;

Et je n'ai pu trouver que cette occasion

A vous entretenir de mon affection.

CLARICE.

Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?

DORANTE.

Je m'y suis fait, quatre ans, craindre comme un tonnerre.

Que lui va-t-il conter?

CLITON.

DORANTE.

Et durant ces quatre ans Il ne s'est fait combats, ni siéges importants, Nos armes n'ont jamais remporté de victoire, Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire : Et même la gazette a souvent divulgué....

CLITON, le tirant par la basque.

Savez-vous bien, monsieur, que vous extravaguez?

Tais-toi.

DORANTE.

CLITON.

Vous rêvez, dis-je, ou...

DORANTE.

Tais-toi, misérable.

CLITON.

Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;

Vous en revîntes hier.

DORANTE, à Cliton.

Te tairas-tu, maraud?

(à Clarice.)

Mon nom dans nos succès s'était mis assez haut

Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N'était que l'autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée,
Et tous ces nobles soins qui m'avaient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.

ISABELLE, à Clarice, tout bas.
Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage.

CLARICE.

Nous en saurons, monsieur, quelque jour davantage. Adieu.

DORANTE.

Quoi! me priver sitôt de tout mon bien?

CLARICE.

Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et, malgré la douceur de me voir cajolée,
Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.
DORANTE.

Cependant accordez à mes vœux innocents

La licence d'aimer des charmes si puissants.

CLARICE.

Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime, N'en demande jamais licence qu'à soi-même.

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J'en sais ce qu'on en peut savoir.

La langue du cocher a fait tout son devoir.

«La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse;

Elle loge à la place, et son nom est Lucrèce, »

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