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corruption de la cour des empereurs du même pinceau dont il avait peint les vertus de la république.

En ce temps-là des pièces d'un caractère fort différent des siennes parurent avec éclat sur le théâtre elles étaient pleines de tendresse et de sentiments aimables. Si elles n'allaient pas jusqu'aux beautés sublimes, elles étaient bien éloignées de tomber dans des défauts choquants. Une élévation qui n'était pas du premier degré, beaucoup d'amour, un style très-agréable et d'une élégance qui ne se démentait point, une infinité de traits vifs et naturels, un jeune auteur : voilà ce qu'il fallait aux femmes, dont le jugement a tant d'autorité au théâtre français. Aussi furent-elles charmées, et Corneille ne fut plus chez elles que le vieux Corneille. J'en excepte quelques femmes qui valaient des hommes.

Le goût du siècle se tourna donc entièrement du côté d'un genre de tendresse moins noble, et dont le modèle se retrouvait plus aisément dans la plupart des cœurs. Mais Corneille dédaigna fièrement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût. Peut-être croira-t-on que son âge ne lui permettait pas d'en avoir : ce soupçon serait très-légitime, si l'on ne voyait ce qu'il a fait dans la Psyché de Molière, où, étant à l'ombre du nom d'autrui, il s'est abandonné à un excès de tendresse dont il n'aurait pas voulu déshonorer son

nom.

Il ne pouvait mieux braver son siècle qu'en lui donnant Attila, digne roi des Huns. Il règne dans cette pièce une férocité noble que lui seul pouvait attraper. La scène où Attila délibère s'il se doit allier à l'empire qui tombe, ou à la France qui s'élève, est une des belles choses qu'il ait faites.

Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse, fort touchée des choses d'esprit, et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d'adresse pour faire

trouver les deux combattants sur le champ de bataille sans qu'ils sussent où on les menait. Mais à qui demeura la victoire? au plus jeune.

Il ne reste plus que Pulchérie et Suréna, tous deux sans comparaison meilleurs que Bérénice, tous deux dignes de la vieillesse d'un grand homme. Le caractère de Pulehérie est de ceux que lui seul savait faire, et il s'est dépeint lui-même avec bien de la force dans Martian, qui est un vieillard amoureux. Le cinquième acte de cette pièce est tout à fait beau. On voit dans Suréna une belle peinture d'un homme que son trop de mérite et de trop grands services rendent criminel auprès de son maître ; et ce fut par ce dernier effort que Corneille termina sa carrière.'

La suite de ses pièces représente ce qui doit naturellement arriver à un grand homme qui pousse le travail jusqu'à la fin de sa vie. Ses commencements sont faibles et imparfaits, mais déjà dignes d'admiration par rapport à son siècle; ensuite il va aussi haut que son art peut atteindre; à la fin il s'affaiblit, s'éteint peu à peu, et n'est plus semblable à lui-même que par intervalles.

Après Suréna, qui fut joué en 1675, Corneille renonça tout de bon au théâtre, et ne pensa plus qu'à mourir chrétiennement. Il ne fut pas même en état d'y penser beaucoup la dernière année de sa vie.

Je n'ai pas cru devoir interrompre la suite de ses grands ouvrages pour parler de quelques autres beaucoup moins considérables qu'il a donnés de temps en temps. Il a fait, étant jeune, quelques petites pièces de galanterie, qui sont répandues dans des recueils. On a encore de lui quelques petites pièces de cent ou de deux cents vers au roi, soit pour le féliciter de ses victoires, soit pour lui demander des grâces, soit pour le remercier de celles qu'il en avait reçues. Il a traduit deux ouvrages latins du père de la Rue, tous deux d'assez longue haleine; et plusieurs autres petites pièces de

M. de Santeuil. Il estimait extremement ces deux poëtes. Lui-même faisait fort bien des vers latins; et il en fit sur la campagne de Flandre en 1667, qui parurent si beaux, que non-seulement plusieurs personnes les mirent en français, mais que les meilleurs poëtes latins en prirent l'idée, et les mirent encore en latin. Il avait traduit sa première scène de Pompée en vers du style de Sénèque le tragique, pour lequel il n'avait pas d'aversion, non plus que pour Lucain. Il fallait aussi qu'il n'en eût pas pour Stace, fort inférieur à Lucain, puisqu'il en a traduit en vers et publié les deux premiers livres de la Thébaïde. Ils ont échappé à toutes les recherches qu'on a faites depuis un temps pour en retrouver quelques exemplaires:

Corneille était assez grand et assez plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu curieux de son extérieur. Il avait le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physionomie vive, des traits fort marqués, et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'était pas tout à fait nette; il lisait ses vers avec force, mais sans grâce.

Il savait les belles-lettres, l'histoire, la politique; mais il les prenait principalement du côté qu'elles ont rapport au théâtre. Il n'avait pour toutes les autres connaissances ni loisir, ni curiosité, ni beaucoup d'estime. Il parlait peu, même sur la matière qu'il entendait si parfaitement. Il n'ornait pas ce qu'il disait; et pour trouver le grand Corneille, il le fallait lire.

Il était mélancolique; il lui fallait des sujets plus solides pour espérer et pour se réjouir que pour se chagriner ou pour craindre. Il avait l'humeur brusque, et quelquefois rude en apparence au fond il était très-aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre, et plein d'amitié. Son tempérament le portait assez à l'amour, mais jamais au libertinage, et rarement aux grands attachements. Il avait l'âme fière et indépendante; nulte

souplesse, nul manége : ce qui l'a rendu très-propre à peindre la vertu romaine, et très-peu propre à faire sa fortune. Il n'aimait point la cour; il y apportait un visage presque inconnu, un grand nom qui ne s'attirait que des louanges, et un mérite qui n'était point de ce pays-là. Rien n'était égal à son incapacité pour ses affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas, et par des soins qu'il ne pouvait prendre. Il ne s'était point trop endurci aux louanges à force d'en recevoir mais, s'il était sensible à la gloire, il était fort éloigné de la vanité. Quelquefois il se confiait trop peu à son rare mérite, et croyait trop facilement qu'il pût avoir des ri

vaux.

A beaucoup de probité naturelle, il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion, et plus de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur de la pureté qu'il avait établie sur la scène, des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.

SUPPLÉMENT

A LA VIE DE CORNEILLE.

A voir M. de Corneille, on ne l'aurait pas cru capable de faire si bien parler les Grecs et les Romains, et de donner un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n'a

vait rien qui parlât pour son esprit ; et sa conversation était si pesante, qu'elle devenait à charge dès qu'elle durait un peu. Une grande princesse qui avait désiré le voir et l'entretenir, disait qu'il ne fallait point l'écouter ailleurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Certainement M. de Corneille se négligeait trop, ou, pour mieux dire, la nature, qui lui avait été si libérale en des choses extraordinaires, l'avait comme oublié dans les plus communes. Quand ses familiers amis, qui auraient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisaient remarquer ses légers défauts, il souriait, et disait : Je n'en suis pas moins pour cela Pierre Corneille. Il n'a jamais parlé bien correctement la langue française; peut-être ne se mettait-il pas en peine de cette exactitude.

Quand il avait composé un ouvrage, il le lisait à madame de Fontenelle, sa sœur, qui en pouvait bien juger. Cette dame avait l'esprit fort juste ; et si la nature s'était avisée d'en faire un troisième Corneille, ce dernier n'aurait pas moins brillé que les deux autres mais elle devait être ce qu'elle a été pour donner à ses frères un neveu, digne héritier de leur mérite et de leur gloire.

Les premières pièces de théâtre de M. de Corneille ont été plus heureuses que parfaites; les dernières ont été plus parfaites qu'heureuses; et celles du milieu ont mérité l'approbation et les louanges que le public a données aux premières, moins par lumière que par sentiment. (VIGNEUL DE MARVILLE.)

Simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, il (Corneille) prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la composition, il n'est pas au-dessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Héraclius; il est roi et un grand roi, il est politique, il est philosophe il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir; il peint les Romains: ils sont plus grands

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