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deleurs conquêtes intellectuelles. «Nos prédécesseurs sur la terre ont employé leurs forces intellectuelles dans toute la suite des générations à observer, à déduire, à classer; nous héritons dans le langage des résultats de leurs travaux. Ainsi ils ont fait la distinction entre vivant et mort; entre animal, végétal et minéral; entre corps, vie, intelligence, esprit, âme et autres idées aussi difficiles... Notre pensée se coule dans ces moules tout préparés (1). » — « Des mots comme inertie, affinité, gravitation, résument un si grand nombre de lois naturelles et sont si heureusement choisis pour leur objet, que chacun d'eux guide par son étymologie vers la nature de la loi qu'il est là pour indiquer... Les noms sont donc les moyens de fixer et de rappeler les résultats de séries de pensées qui, sans eux, devraient être fréquemment répétées, avec toute la peine du premier effort... A mesure que les distinctions entre les relations des objets deviennent plus nombreuses, plus compliquées et plus subtiles, le langage devient plus analytique, pour être capable de les exprimer; et, inversement, ceux qui ont hérité en naissant d'un langage hautement analytique, doivent apprendre à penser jusqu'à lui, à observer et à distinguer toutes les relations d'objets pour lesquels ils trouvent des expressions déjà formées; de sorte que nous avons un instructeur de nos facultés pensantes, dans cette parole que nous

(1) Whitney, la Vie du langage (Paris, F. Alcan;, p. 17.

pouvons ne considérer que comme leur servante et leur ministre (1). » Ainsi, en même temps que la parole, l'enfant acquiert une prodigieuse quantité de notions essentielles sur la nature et sur l'homme, sur les choses et les actions, la vie et la société, même sur l'esprit, ce qui le rend assez vite capable de réflexion. La lecture contribue d'ailleurs à cette éducation.

Enfin, si les idées ne sont jamais exprimées ou ne le sont que d'une façon incompréhensible, celui qui les a conçues ne peut en tirer parti, ni les rectifier. Seules ont quelque valeur les idées qui persistent après avoir été communiquées à nos semblables, après avoir subi l'épreuve de la confrontation ou de la discussion, et cette communication ne se fait bien que par les mots. Grâce à la parole donc, l'enfant arrive à corriger peu à peu ses conceptions primitives: les explications qu'il réclame et obtient modifient, précisent de plus en plus les notions par trop générales qu'il s'était formées d'abord et les mettent d'accord avec les faits, les ajustent à la réalité.

Aussi, est-ce l'époque des comment et des pourquoi de l'enfant. La curiosité qu'il manifestait déjà tout petit enfant, lorsque par exemple il tournait la tête pour chercher d'où venait un bruit entendu, apparaît à présent très vive et constitue une des causes fondamentales du développement de sa pensée. Ne possédant à l'époque où il commence à parler qu'une

(1) Thomson, Laws of thought, p. 28.

expérience des plus restreintes, il se heurte ae toutes parts à des représentations qu'il tâche de s'assimiler et de rattacher à la petite somme de ses connaissances. Par ses questions incessantes, il deviendrait alors terriblement gênant, si sa crédulité n'égalait sa curiosité. Heureusement, comme le fait remarquer M. Compayré, que « l'intelligence naissante se contente de peu. Tout est pour elle problème, matière à question: mais tout lui est bon comme solution. Notons d'abord que beaucoup de demandes de l'enfant tendent seulement à connaître les noms des choses. « Qu'est-ce que cela?» veut dire souvent: « Comment cela se nomme-t-il? » Et une fois le nom de l'objet connu, l'enfant s'arrête, heureux de sa petite science, ayant ajouté un mot nouveau à son pauvre vocabulaire. Lorsque, un peu plus avancé en âge, il réclamera vraiment une explication, et que, dirigé par les grandes lois de la causalité et de la finalité, sa petite raison voudra savoir à quoi sert un objet, ou comment un événement est arrivé, il ne faudra souvent que lui présenter un mot à la place d'un autre pour qu'il se déclare satisfait. Le plus banal parce que suffit à son pourquoi le plus impérieux; les raisons les plus futiles lui paraissent solides » (1).

Il n'en est pas moins vrai que ces questions attestent les progrès accomplis par son intelligence; mainte

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(1) Ouv. cité, p. 192. Cf. J. Sully, Études sur l'enfance (Paris, F. Alcan), liv. II, ch. ¡¡ : l'âge questionneur.

nant les choses ne l'intéressent plus seulement à cause du besoin qu'il en a ou de l'usage qu'il peut en faire; il les considère pour elles-mêmes. Et cette nécessité de se rendre compte va se développant toujours à mesure que grandissent sa capacité d'attention et de comparaison, son pouvoir d'abstraire et de généraliser, et qu'il les exerce davantage.

Alors il devient apte à fixer son attention sur luimême, à la ramener des objets qui la sollicitent sur ses propres états; et il acquiert ainsi des notions nouvelles, l'idée de son moi, les idées de substance et d'identité, de cause et de fin, idées des plus importantes, puisque certaines d'entre elles, érigées en principes d'explication universelle, vont constituer proprement sa raison.

L'enfant, qui d'abord parlait de lui-même en se nommant: Paul a faim, cette balle est à Paul, comme on le faisait en lui adressant la parole, dit maintenant : J'ai faim, cette balle est à moi ou est mienne; il déclare siens ses états ou ses actes, il se regarde comme une personne et désormais il met sans cesse son moi en avant (1).

Chaque jour il aperçoit en lui de nouvelles émotions, de nouveaux désirs, de nouvelles idées, mais il se sent subsistant et restant le même sous cette succession et cette diversité : il acquiert ainsi les idées de substance et d'identité.

Il a conscience, grâce à l'effort qu'il déploie, de (1) Voy. plus loin, ch. 1er, p. 31 et suiv.

produire certains actes, alors qu'il en subit seulement certains autres : il se conçoit comme une cause.

Quand il agit, il le fait dans une intention, il se propose un but auquel il adapte ses actes: il se rend compte par là de l'idée de fin.

Ce développement de la conscience prépare et amène la réalisation de la troisième phase de l'évolution intellectuelle, celle de la pensée réfléchie ou de l'âge de raison, comme on l'appelle ordinairement, parce qu'alors l'enfant est devenu capable de raisonner et de réfléchir.

Mme Necker de Saussure fait commencer cette période vers la huitième année; Rousseau la repousse entre la onzième et la douzième; l'opinion commune la place à sept ans ; on peut admettre, pour s'adapter aux variations qui résultent de la rapidité ou du retard du développement mental, qu'elle a lieu entre la septième et la neuvième année.

Les idées d'identité, de substance, de cause, de fin, puisées par l'enfant dans sa réflexion, n'avaient tout d'abord ni précision ni fixité; étroitement associées chez lui à des expériences personnelles et particulières, à des impressions sensibles, elles étaient plutôt senties qu'entendues. Mais son intelligence, devenue maintenant raisonnable et acquérant chaque jour plus de vigueur et de lucidité, est apte à les élever au plus haut degré d'abstraction et de généralisation qu'elles comportent.

A cette période du développement mental de l'en

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