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moins les regrets qu'il éprouve de la
voir perdue. Appius y consent pourvu
que ce soit sur la place même. Virgi-
nius tirant alors sa fille vers une bouti-
que
de boucher qui était près de là,
l'embrasse en frémissant, et l'inonde de
ses larmes.

O ma fille, dit-il, tu vois quel est ton sort:
L'opprobre dans la vie, ou l'honneur dans la mort.

Et saisissant un couteau qui était à sa portée, le plonge tout entier dans le cœur de Virginie ; puis l'en retirant aussitôt et s'adressant à Appius : «C'est par ce sang, barbare, que je dévoue ta tête aux dieux infernaux. >>

Admirez, ma chère Laure, cet immortel exemple. Virginius, qui adore sa fille, aime mieux trancher ses jours que de la voir vivre déshonorée. C'est là ce qu'on doit appeler vertu : la vertu comme je crois l'avoir dit, n'est autre chose qu'une lutte constante et soutenue contre les passions et l'adversité.

Mais, me direz-vous, la corruption du siècle permet-elle toujours à la vertu de se faire beaucoup de partisans ? la suite du même fait vous répondra. Le peuple épouvanté de l'extrémité à la quelle Virginius venait d'être réduit, se porta tout entier contre Appius et ses licteurs. En un instant, tyran, tribune, satellites, furent dans la plus horrible confusion. Virginius venait de quitter Rome pour aller soulever l'armée : « Com. pagnons, dit-il aux soldats, c'est un malheureux père qu'on a forcé d'assassiner sa fille. Voici le poignard dont il s'est servi. Il fume encore du sang de la victime ce sang crie vengeance et l'attend de vous. » Au désordre, à l'accent, à l'aspect de sa douleur, tous les cœurs s'enflammèrent d'une noble indignation. L'armée imita le peuple. Tout se porta contre Appius, et ce grand criminel, pressé de toutes parts; se tua lui-même pour échapper au supplice.

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Cet événement qui fut la chute du décemvirat, et le rétablissement de la liberté, se termina par les funérailles de Virginie. Jamais rien de si touchant n'avait frappé les yeux. « Hommes et femmes, dit l'abbé Vertot, tout le monde. sortait de sa maison pour voir cette pompe funèbre: les hommes jetaient des parfums dans la litière; les femmes et les filles, les larmes aux yeux, y mettaient des couronnes de fleurs. » On peut, ma chère amie, en tirer cette grande leçon, que le privilége sacré de l'innocence est de triompher du crime jusque dans la nuit du trépas.

LETTRE XII.

QUINTIUS CINCINNAT US.

JUGER des gens uniquement par leurs dehors, sans pouvoir jamais se persuader que la supériorité dans tout n'a pas de compagne plus inséparableque la simplicité, fut toujours, Mademoiselle, un des plus grands défauts de la jeunesse. On ne croit pas que des baillons puissent couvrir des vertus, et qu'une occupation rustique puisse être le partage des talens.

Si par hasard vous donniez dans cette erreur, Quintius Cincinnatus servirait à vous détromper.

Indigné de l'exil de Céson, son fils, ce modèle des vertus républicaines avait quitté le sénat et les murs de Rome, pour aller en homme libre cultiver le dernier

de ses champs. Il se livrait tout entier aux travaux de la vie champêtre, lorsqu'il plut au sénat de le choisir pour consul.

Les députés chargés de lui faire part de cette nomination, le trouvèrent conduisant lui-même sa charrue, et ce futen le saluant, en qualité de consul, et en lui présentant le décret de son élection, qu'ils lui apprirent le sujet de leur voyage. Cincinnatus fut embarrassé sur le parti qu'il avait à prendre; comme il était sans ambition, il préférait les douceurs de la vie champêtre à tout l'éclat de la dignité consulaire; néanmoins l'amour de la patrie l'emportant sur celui de la retraite, il prit congé de sa femme, en lui recommandant le soin de leur ménage : « Je crains bien, ma chère Racilia, lui dit-il, que nos champs ne soient mal cultivés cette année. » On le revêtit en même temps d'une robe bordée de pourpre, et les licteurs, avec leurs faisceaux, se

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