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s'emparent à la fois de tous ses sens, les plongent à la fois dans un ravissement inexprimable. Damoclès est au dernier degré du bonheur; il ne voit rien d'égal à sa félicité; mais, ô fatalité cruelle! ses yeux qu'il promène sur tout ce qui l'entoure, aperçoivent une épée suspendue sur sa tête : il la voit, elle ne tient qu'à un fil, un souffle peut la faire tomber; l'effroi glace son ame, la sueur inonde son front, il meurt de la crainte de mourir. Eh! bien, lui dit le monarque, comment trouves-tu le sort d'un roi ?

Sans doute, ma chère amie, le bonheur de tous les rois n'est pas également empoisonné. Il en est même dont la vie réunirait toutes les jouissances qu'un mortel peut goûter, si ces jouissances s'alliaient avec les soucis inséparables du trône. Mais voyez-les ces hommes dont on envie le sort; la vérité les fuit, le soupçon les dévore, l'ambition les

consume; ils n'ont pas un ami vrai, parce que l'amitié ne naît que de l'égalité; ils ne font que des envieux, parce que la fortune est le but secret de tous les hommes; dispensateurs de toutes les grâces, ils sont aussi le centre de toutes les intrigues; on les flatte pour les tromon les les trompe pour les trahir : leur vie toute entière n'est qu'un long enchaînement de maux.

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Mais, me direz-vous, où est donc le bonheur, s'il n'est pas chez ceux qui ont la puissance? Où? dans l'humble sphère que les grands méprisent et qu'ils seraient trop heureux de pouvoir habiter, dans cette sphère qui est la vôtre. et la mienne, où le travail est nécessaire, où le contentement naît du travail. Voyez le savetier de La Fontaine;

Il cessa de chanter dès qu'il eut cent écus,
Il reprit sa chanson dès qu'il ne les eut plus.

LETTRE X.

DENYS DE SYRACUSE.

EN vous entretenant, ma bonne amie, de l'éternelle inquiétude des Tory f n'ai pas entendu vous parler des tyrans. Ceux-ci que dévorent par anticipation les serpens des furies, croient que toute la terre est en conspiration contre eux, parce qu'eux n'ont jamais fait que le malheur du monde. Voyez Denys de Syracuse, on ne le vit jamais sans qu'il eût sous sa robe une cuirasse d'airain ; voulait-il parler à son peuple, il montait au haut d'une tour pour que personne ne le pût approcher. Prenait-il quelque repos, c'était sur un lit qu'un large fossé

à

pont levis environnait de toutes parts; y appelait-il ses enfans, il fallait qu'avant tout ses gardes les eussent dépouillés

de leurs habits, pour s'assurer qu'aucun d'eux n'avait d'armes cachées. Mais , me direz-vous, ne se méfiait-il point aussi de ses gardes? Il s'en méfiait à un tel point, que tous étaient secrètement par lui pay és pour s'espionner entr'eux. Cependant, sa politique ombrageuse As chercher dans les n'avait nas provinces qu'elle tyrannisait.Des peuples étrangers lui avaient vendu leurs enfans, et c'est à ces mercenaires qu'il avait confié sa vie.

N'est-ce pas, Laure, qu'il vous paraît inconcevable qu'un roi veuille plutôt être craint qu'aimé? Si vous étiez à la tête d'un empire, vous feriez sans doute la même réflexion; car je connais sous ce rapport toute l'excellence de votre ame; mais il est quantité de gens qui, en changeant d'état, changent aussi de manière de penser. Ils acquièrent des vices avec de la puissance, et ne gardent presque rien de leurs vertus primitives.

Le grand vice de Denys était une avarice sans bornes : il dépouillait pour la satisfaire jusqu'aux statues des dieux, et jamais il ne connut l'art si facile à un prince de s'attirer toutes les richesses, en captivant tous les cœurs. Ce n'était que de l'or qu'il lui fallait.

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Mais, quelque desséchée que fût son ame, elle était pourtant comme tout ce qui respire, restée soumise à l'ascendant impérieux de l'héroïsme. J'en trouve un exemple dans Damon et Pythias ces deux vrais amis qu'unissaient pour toujours les généreux principes de Pythagore. Condamné à périr, Damon demande huit jours de grâce pour voir une dernière fois sa patrie. Ils lui sont accordés, mais à condition que Pythias attendra son retour dans les fers. Damon part, revoit son pays, embrasse ses enfans, s'arrache de leurs bras, et revient à l'heure marquée pour subir son supplice. Mourut-il? voilà d'abord ce que

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